À ses heures difficiles, la France doit regarder vers les hommes qui, jamais, ne lui. manquèrent. Les Lyautey, les Lamy, les Marchand, les Courbet, les Van Vellenhoven doivent être les modèles. Un Brazza, dont on vient de fêter le centenaire, lui aussi, un exemple. Le gouvernement de l'époque sut-il tirer de ces hommes tout ce qu'on pouvait attendre de leur énergie ? Non, certes. Brazza se heurta à de graves difficultés; il en triompha par sa ténacité et donna un empire à la France au prix de sa santé et de sa fortune personnelle.
Dès l'École Navale, où il entre jeune, Brazza s'est pénétré de l'idéal de Livingstone : conquérir de nouvelles données à la science et nouer avec des peuples inconnus des relations avantageuses pour sa patrie. Il est dans chaque domaine scientifique une zone d'inconnu qui constitué un pôle d'attraction, de préférence à toute autre : pour Brazza, c'est le cours de l'Ogooué, exploré par le lieutenant de vaisseau Aymes, en 1867.
Parmi tous les mystères du continent noir, pourquoi celui-ci ? Parce que le futur explorateur pense que ce fleuve n'est autre que la Loulaba de Livingstone qui, après avoir traversé les lacs de la région Manieina, s'incurve à l'ouest. La Lovalaba, le Congo.
Y a-t-il là de quoi passionner un homme, au point de lui faire tout sacrifier à cette idée ?
Seuls le peuvent comprendre ceux qui ont rêvé parfois devant les flots lourds de mystère d'un grand fleuve chargé de toute la magie d'un continent. De sourdes incantations montent de ses eaux, qui arrivent encore obscurcies par l'ombre verte de la forêt impénétrable. Ces remous disent la rage guerrière des tribus, son grondement, c'est l'écho des tam-tams lointains, ses courants évoquent les élans des populations opprimées, la vie broyée qu'il charrie décèle toute une puissance de création inutilisée et qu'il est si tentant de mettre à la portée de notre civilisation.
UN HOMME.
Et c'est pour cela que le jeune enseigne de Brazza part, en 1875, avec trois Européens, douze raptots et cinq interprètes pour s'enfoncer dans les profondeurs de l'Afrique Équatoriale; c'est pour cela qu'il affronte une vie de difficultés, de privations, de soucis, qu'il apprend les dialectes indigènes, qu'il souffre de la faim, de la soif, des fièvres.
C'est pour cela que, « gentleman silencieux comme un duc », il lutte pas à pas pendant deux ans pour arracher à l'Ogooué son secret et conclure que : « ce fleuve n'était pas, comme on l'avait pensé, une voie pour pénétrer dans l'intérieur ».
Brazza n'a pas, lui, comme Livingstone, ce ressort puissant : la foi, le besoin d'évangéliser. Mais il a un autre stimulant : la grandeur de son pays. Il s'est d'ailleurs engagé, vis-à-vis de ses chefs, à poursuivre à travers la brousse son voyage dans le cas où l'Ogooué ne serait pas ce qu'il pensait. Au-dessus de sa passion scientifique, il met cette obligation qu'a tout officier : « Servir ».
Servir son pays ? Mais, dira-t-on, Savorgnan de Brazza était Italien de naissance, né à Home le 25 janvier 1852. Et c'est un fait.
Septième fils d'une famille comprenant douze enfants, il descendait, par son père, a-t-on dit, de l'empereur Sévère, et par sa mère d'une famille patricienne de Venise qui eut par deux fois l'honneur de fournir un Doge à la Sérénissime République.
Il n'empêche qu'après avoir sollicité et obtenu son admission à notre École Navale à titre étranger, il a fait la guerre de 1870 à bord de la frégate cuirassée la Revanche, l'une des unités combattantes de l'escadre de la mer du Nord. C'est de son bord qu'il a formulé sa demande de naturalisation, insistant, pour la justifier, sur le fait qu'il devait moins à son pays natal qu'à la France.
Il était Français de tempérament et de cœur.
Brazza demeura toujours un conquérant pacifique, sans cesser d'offrir les qualités de l'officier : solidarité totale avec ses collaborateurs, coude à coude avec les seize hommes qu'anime sont exemple, fidélité à sa mission, obéissance à ses chefs. Après sa déception quant à l'Ogooué, il a poussé jusqu'à l'Alima, en pleine région hostile. La Likona est atteinte en août 1878. Les jambes de Brazza sont couvertes de plaies. Il n'est pas un homme de son escorte qui ne soit exténué. Quand il rentre en France, c'est après trois ans d'absence.
Par l'abondant courrier qu'il a trouvé à Libreville, il a appris l'exploration du Congo par Stanley. Il comprend quelle magnifique partie la France a à jouer dans ces régions de l'Afrique qu'il vient d'explorer en son nom, mais à condition d'agir sans délai.
Le rêve de l'élève à l'École Navale a fait place à un autre, plus vaste, dont la France doit être la seule bénéficiaire.
BRAZZA EN FACE DU ROI DES BELGES.
Il arrive à Paris dans les derniers jours de 1878; il n'est plus qu'un squelette vivant, vêtu de loques; il est visiblement à bout de forces, mais son visage aristocratique, émacié par les privations, rayonne d'une joie très pure.
Le roi des Belges, Léopold II, après avoir fondé l'Association internationale et le Comité d'études du haut Congo, a compris tout le parti qu'il pourrait tirer des découvertes de Stanley et l'a intéressé à ses projets africains.
Et voici qu'il convoque Brazza à Bruxelles.
Il le reçoit avec bienveillance, se passionne au récit qu'il lui fait de son exploration, lui déclare d'homme à homme qu'il a, lui, Brazza, un rôle de tout premier plan à remplir en Afrique s'il consent à se mettre à la disposition de la colonie que la Belgique se propose de créer en Afrique.
- Sire, lui oppose alors Brazza avec courtoisie, Votre Majesté oublie que je suis officier français. Si elle désire quelque chose de moi, c'est au seul gouvernement de mon pays qu'il faut qu'elle s'adresse.
Le roi insiste, Brazza, reste sur ses positions.
Alors, cette conclusion du souverain, homme d'affaires :
- Est-il possible que ces minces galons soient l'obstacle de la belle carrière que je veux vous ouvrir ?
Brazza reste fidèle au pavillon qu'il a adopté.
Il ne dispose que des maigres ressources d'une expédition au rabais. Cent mille francs - dont dix mille seulement versés au départ - en face des millions de Stanley. Il puisera dans son patrimoine.
Un journaliste belge, que cite le général de Chambrun dans son livre sur son beau-frère Brazza, a laissé de curieux portraits comparés des deux grands explorateurs.
« Stanley est petit, écrivait-il, Brazza est grand. Chez le premier, des cheveux grisonnants surplombent un visage ovale, terminé par un menton glabre, et les yeux ont tout d'abord une fixité froide qui gèle.
« Une chevelure d'un noir d'encre, une barbe de même couleur, taillée à la François 1er, encadrent chez l'autre un visage mince, dont le nez allongé semble également emprunté au vainqueur de Pavie, dont les yeux vifs et souriants ont comme un reflet du soleil méridional.
« Debout, Stanley se tient droit comme un I. Brazza, lui, s'incline avec une gracieuse souplesse; il a même, en tous temps, l'aspect un peu courbé de ces gens de haute taille qui paraissent craindre de se heurter en passant sous les portes et sous les lustres.
« Quant à l'accent des deux voyageurs, il présente le même contraste.
« L'ancien reporter du Herald a la parole lente, nette, mesurée, qui s'avance en tâtonnant, avec précaution; chez l'officier de marine français, le débit est précipité, plein de saccades et la phrase s'embrouille parfois dans la rapidité de sa course, mais sans cesser d'être pittoresque et mélodieuse, la voix ayant des inflexions caressantes qui trahiraient l'origine italienne de l'homme si on ne le connaissait pas. »
Pendant que Stanley prend l'Afrique à bras-le-corps, pulvérise le granit à coups de dynamite, ouvre 80 kilomètres de route à travers brousse et rocs, Brazza, souple et rapide, va le gagner de vitesse en ne mettant en œuvre que sa propre diplomatie et le rayonnement de la France.
Le « Père des Esclaves » passe partout en pays ami. Sa réputation d'homme pacifique et juste précède sa marche. Il fonde un premier poste à Franceville, entre en pays Batoké, dont le roi Makoko lui envoie un messager qui, au nom de son maître, lui dit :
- Nous savons que le fusil du grand chef blanc qui vient de l'Ogooué n'a jamais servi pour attaquer les gens tranquilles et que la paix et l'abondance l'accompagnent partout.
PAVILLON HAUT.
Le 10 septembre 1880, I'enseigne de vaisseau Pierre-Savorgnan de Brazza, signe avec Makoko le traité bien connu qui permet au pavillon français de flotter sur la rive droite du Stanley Pool, à la station de N'Tamo, devenue Brazzaville. Le sergent Malammé, avec deux matelots raptots noirs, recevait la garde du pavillon.
Ce pavillon sera gardé contre toute agression, avec fermeté et noblesse, par le gradé indigène qui ne veut connaître que les consignes laissées par son chef.
Mais, par l'effet des intrigues combinées de Léopold II et de Slanley, Brazza est rappelé en France; l'enseigne de vaisseau Mizar est arrivé à Franceville pour le relever d'office. L'explorateur n'est pas abattu par ce coup immérité : les plus belles réussites se fondent sur la patience.
Après plusieurs mois de lutte, il est chargé d'une troisième mission. Le voici commissaire général de la République française, dans l'Ouest africain; il assure notre domination sur la côte, consolide notre situation à Brazzaville, étend notre influence en direction du Tchad.
Le 26 février 1885, les puissances intéressées signent l'acte général de Berlin qui trace les limites du bassin du Congo et répartit les zones d'influence.
Brazza revint, à deux reprises, au Congo; au retour de son dernier voyage, en 1905, il mourut de la dysenterie à Dakar.
Nul mieux que Gabriel Hanotaux n'a su évoquer ce grand conquérant avec son ardeur, sa foi dans le succès et sa modestie :
« Jamais je ne pourrai dire ce qui est resté dans mon souvenir et dans ma pensée de la figure de cet homme à qui la France doit tant. Je le vois encore, entrant en coup de vent dans mon bureau des protectorats du ministère des Affaires étrangères, alors que notre programme africain était mis sur le chantier.
« Maigre et hirsute, le dos voûté, la barbe inculte, les yeux infiniment doux, il apparaissait dans notre sceptique Paris comme un prophète du désert.
« Il était, sous ses apparences délicates, l'homme de la précision, de l'énergie et de la persévérance inlassable.
« Quand, dans son langage hésitant, tout coupé de silences et de détours imprévus, comme une sente africaine, il déployait lentement, péniblement, ses vastes projets; quand il soulevait les voiles qui, pour tout autre que pour lui, cachaient encore le continent noir; quand il mettait le doigt sur la carte, vierge de noms, et qu'il disait : « Il faut aller là ! », l'exécution, dans sa bouche, paraissait si simple, qu'on eût dit qu'il n'y avait qu'à le suivre pour toucher au but.
« Et si sa pensée remontait devant vous un de ces fleuves dont tous, et lui-même parfois, ignoraient le cours - une Sangha, un Oubangui - s'il traçait sa route future, accompagné de quelques porteurs, sur ces rivages inconnus, si sa foi ardente vous avait convaincu, et qu'il partît, la porte fermée, vous vous disiez, dans l'angoisse : « Reviendra-t-il ? »
« Et après des années d'attente et d'espoir désespéré, il entrait, sans bruit, timide, modeste, disant : « J'en reviens. »
« Alors, on était saisi, en vérité, du sentiment de la grandeur humaine, celle qui sait agir sans parler et fonder sans détruire; celle qui sait charmer le troupeau des hommes par la douceur de l'humanité. »
Historia mars 1952
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