mercredi 7 juillet 2010

Les Gaulois savaient écrire

Nous ne savons pas si les Gaulois avaient une écriture. Aucun alphabet ne nous est parvenu. Le problème a naturellement intéressé un savant dont l'autorité est reconnue internationalement. Ces pages de Paul-Marie Duval rendent sensible le travail de documentation, de comparaison et de déduction - un travail de policier de l'Histoire ? - qui conduit l'historien à une certitude vraisemblable.

Les plus anciens Gaulois connaissaient-ils ce que nous appelons « l'écriture » ? Oui, puisqu'ils gravaient des inscriptions dans leur langue sur pierre, sur bronze, sur céramique, mais ce n'est là qu'une forme particulière de l'écriture. Alors, c'est plutôt non, si le mot implique l'utilisation répandue,sinon générale, d'un alphabet par tout un peuple et notamment par des écrivains.

En effet, ce moyen de transmission graphique mis au service de la littérature ne nous est connu en Gaule préromaine ni par l'équivalent d'un manuscrit, ni par une tradition indirecte. En revanche, une enquête menée depuis deux décennies à travers toute la France sur les inscriptions gauloises, c'est-à-dire en langue celtique, dont le nombre s'accroît chaque année et dont l'inventaire devient révélateur, devrait nous permettre, avec le secours de quelques textes anciens, de cerner cette question aujourd'hui mieux qu'hier.

Les contemporains des Gaulois encore libres, les Grecs ou les Romains, n'ont pas signalé que ces «barbares» n'usaient pas de l'écriture, et cela déjà est significatif, mais de plus, à l'époque de Jules César - c'est lui qui le dit - les druides utilisaient l'alphabet grec pour ce qui n'était pas l'enseignement de leur doctrine et de leur science, les comptes publics et privés par exemple ; et l'évaluation numérique des soldats, des femmes, enfants et vieillards chez les Gaulois de l'Helvétie était notée sur des tablettes « en lettres grecques ».

César donne encore un curieux témoignage à propos d'une histoire de correspondance. Quintus Cicéron, le frère de l'orateur, était assiégé dans son camp du nord de la Gaule. Il parvient à faire passer au proconsul un message d'alerte, fixé sur le javelot du porteur. César se dirige alors vers le camp et charge un autre messager de porter une lettre secrète à Quintus, par le même procédé. D'après le texte des Commentaires comparé à celui de l'Histoire romaine de Dion Cassius, le secret aurait consisté dans l'emploi, soit de l'alphabet grec ou de la langue grecque, soit d'un code, soit des deux.

Suivant les instructions reçues, l'homme craignant de ne pouvoir entrer dans le camp, lance le javelot par-dessus la fortification, mais l'arme se fiche dans le mur d'une tour, y reste deux jours avant qu'un soldat ne l'aperçoive et n'apporte la lettre à son destinataire.
Peu après, celui-là fait porter une réponse à César, lui annonçant la levée du siège.

La deuxième de ces trois lettres, le message secret, nous apprend au moins que parmi les Nerviens, qui étaient pourtant les Celtes les plus rudes de toute la Gaule, certains pouvaient être considérés par les Romains comme capables de déchiffrer ou faire déchiffrer un texte, c'est-à-dire d'utiliser l'écriture.

Il y a mieux. Aux funérailles de Gaulois importants, il arrivait, selon Diodore de Sicile, contemporain de César, que les proches du défunt jetassent dans les flammes du bûcher des lettres à l'attention de leur parent. Cette coutume est touchante : c'est l'affection des siens, leur pensée, le souvenir des vivants que ces tablettes évanescentes allaient confirmer pour toujours au disparu en lui apportant dans sa survie un contact humain, avec un peu de lecture et même, qui sait ? quelque surprise, exprimée avec une inégalable discrétion.

On peut tout imaginer de ces messages : regrets, tendresse, fidélité éternelle, louanges, gratitude, et aussi souvenirs variés de la vie de tous les jours, douces taquineries, réponses différées à de vieilles questions laissées en suspens, révélations, ultimes mises au point ?… Là, en tout cas, nous sommes bien entre gens qui savent lire et écrire.

Un alphabet national

Les inscriptions en langue gauloise sont rares, quelques centaines seulement, mais il faut y ajouter la masse des monnaies à légendes et tout un calendrier d'une savante complexité.

Les textes les plus anciens, les épitaphes, dédicaces aux dieux, graffiti de propriété sur céramique, malédictions en charabia griffonnées sur du plomb, sont en caractères grecs diffusés par Marseille, principalement dans le Midi, à partir du IIIe siècle avant notre ère, mais adaptés pour rendre certains sons du gaulois, si bien que M. Michel Lejeune, à qui l'on doit l'étude approfondie et singulièrement nouvelle de ces documents, a pu parler à leur propos d'un alphabet national.

Ces inscriptions « gallo-grecques » (langue gauloise et lettres grecques) sont pour nous d'un grand prix, parce que notre connaissance du celtique ancien leur est due pour une part. Et voilà attesté par l'épigraphie un emprunt à la culture hellénique plus important que celui dont César a témoigné.

Egalement adaptés, quand les Romains eurent créé la « Province », furent les caractères latins des inscriptions « gallo-latines », dont M. Robert Marichal mène à bien l'édition intégrale et l'interprétation. Là aussi, il y a comme un alphabet national, qui devait rester sporadiquement en usage jusqu'à la disparition de la langue sous l'Empire. Il est, d'ailleurs, seul à nous transmettre quelques phrases du langage parlé, tel cet avertissement intéressé du malicieux convive gaulois, lu sur un vase à boire qu'on se passait à la ronde : « Je contiens la boisson des suivants » - autrement dit : « A bon buveur, salut ; vas-y tout de même doucement, s'il te plaît ». C'est aussi à cette écriture cursive latine, comme calligraphiée sur les comptes de potier de l'Aveyron, que nous devons de savoir compter jusqu'à dix en gaulois.

Les légendes monétaires forment une catégorie particulière. Inscrites en caractères grecs, latins, gallo-grecs, gallo-Iatins, étrusco-italiques, elles n'ont presque rien de commun, sauf la langue, avec les autres inscriptions. Quelques centaines de textes, reproduits à des milliers d'exemplaires, apportent de nombreux noms d'hommes, quelques noms de tribus et de magistratures. Et puis ces pièces répandaient un usage limité de l'écriture à l'intérieur du pays et jusqu'au-dehors, chez d'autres peuples celtiques. Les savants travaux du Dr Colbert de Beaulieu, qui est bien le seul à pouvoir mener à son terme la publication de l'ensemble hétérogène que forment toutes ces légendes monétaires, nous apprennent notamment que l'alphabet gallo-grec se trouvait pour elles utilisé jusque dans le nord de la Gaulle. Plus nombreuses en lettres latines, portant les noms des chefs au pouvoir, elles étaient d'une certaine manière, des « mass média » pour l'univers des Celtes. Et voici la plus longue des inscriptions gauloises, le calendrier trouvé à Coligny, dans l'Ain, à la fin du siècle dernier, et qu'on peut voir au musée de Lyon. D'époque romaine impériale, cette plaque de bronze mesure 1,50 m sur 0,90 m, Les 130 fragments conservés nous révèlent cinq années consécutives d'un calendrier en langue gauloise ; le texte complet comptait plus de 2.000 lignes gravées en lettres latines et disposées en colonnes comme notre calendrier des Postes.

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Calendrier de Coligny. Découvert dans l'Ain en 1897. On a pu recenser 70 mots celtiques. (Musée de Lyon).

Ce document étonnant, avec son décompte des jours plus simple que celui des Romains, était en usage en Bourgogne, avant comme encore après la réforme calendaire de Jules César ! Sans cet immense aide-mémoire, comment reconnaître à leur place les changements entraînés par l'intercalation d'un troisième mois tous les deux ans et demi !

Lunaire à l'origine, en effet trouvé avec les fragments d'une statue du dieu Mars, il était tenu à jour et ajusté périodiquement, tant bien que mal, à l'année solaire par ceux qui en détenait le secret avec le pouvoir d'une autorité religieuse, car ce fut là d'abord et partout le travail des prêtres. Cette inscription remarquable est ainsi le seul témoin concret que nous possédions de la science très ancienne des druides.

L'élaboration en effet, de cette mesure des siècles suppose des observations astrales inlassablement répétées pendant de longues années et précisées plus lentement encore car rien n'est plus farouchement conservateur que cc régulateur du temps vécu et à vivre, dont dépend le rythme variable. ou monotone des travaux et des jours. Les observations astronomiques remontent sans doute à l'âge du bronze, peut-être même plus loin, à l'origine de l'agriculture, qui ne peut s'en passer.

Une masse de données avait donc été recueillie par l'élite intellectuelle des Gaulois. Comment a-t-elle pu être transmise ? Notre mémoire est capable de tours de force que bientôt nous n'imaginerons même plus, trop aidés que nous sommes par nos machines, mais les calculs et les ajustements calendaires ne pouvaient être fixés et repérables d'une année à l'autre, d'un lustre à l'autre, d'un cycle à l'autre, que par un système de notations, sous peine de graves erreurs dangereusement et indéfiniment accumulées. Alors, les plus anciens autours du calendrier gaulois disposaient-ils d'un jeu de signes, d'une « écriture », dont nous ne saurions rien ? C'est la question.

Il y a bien des suites de signes incompréhensibles gravés sur des tessons trouvés en divers points de la Gaule, qui pourraient appartenir à plusieurs systèmes graphiques très anciens : essais balbutiants, tentatives locales avortées, qui auraient cédé la place aux alphabets empruntés. Un succès obtenu dans cette voie aurait pu aider à la fixation et à la transmission d'un calendrier qui, en tout cas, a dû être noté, inscrit ou écrit, de quelque façon, bien avant la romanisation, pour ne pas sombrer dans l'arbitraire d'un fonctionnement purement empirique.

A l'inverse des inscriptions, les genres littéraires que nous pourrions attribuer aux Gaulois par comparaison avec d'autres peuples étaient de ceux que se transmettaient oralement poètes, chanteurs. récitants et leurs maîtres les professeur : légendes épiques, généalogies princières, éloges et satires à l'adresse des grands, hymnes religieuses et chants de guerre, cosmogonies, prophéties…

Les disciples des druides apprenaient un nombre considérable de vers et restaient parfois une vingtaine d'années à cette école : quel bagage était le leur ! Comme les plus anciens aèdes homériques et, de nos jours, les bardes yougoslaves, le barde gaulois devait bien se passer d'écriture et garder pour lui les charmes des vieilles histoires et les sortilèges de la poésie.

Ainsi l'Irlande de l'âge du fer, qui ignorait l'écriture alphabétique, écoutait ses vieilles épopées païennes, de vers et de prose alternés, qui ne furent écrites avec quelques adoucissements qu'au VIe siècle par les moines. Pourquoi en Gaule une littérature orale aussi brillante n'aurait-elle pas existé, à un niveau de développement intellectuel allant de pair avec l'affinement de la sensibilité que nous révèle un art original, merveilleusement subtil, volontiers abstrait, techniquement avancé, qui s'est épanoui pendant la période de l'indépendance celtique ?

Par la faute des druides

Mais, d'une telle production littéraire, aucun vestige original ou traduit ne nous a été transmis ; rien non plus, dans les lettres gallo-romaines, ne rappelle une littérature nationale antérieure. Il est donc vraisemblable qu'une transmission orale s'est arrêtée brutalement lors de la conquête romaine et que la réservation des meilleurs alphabets du monde aux inscriptions et à quelques emplois pratiques fut la cause principale d'un naufrage sans retour. Rien n'interdit toutefois de penser que, comme le calendrier, des textes ont pu bénéficier de la connaissance de cette écriture, dans une mesure qu'évidemment nous ignorons encore.

La vie de l'esprit étant alors le monopole des druides, cette puissante autorité morale et politique devait garder jalousement le privilège de son savoir. Ils étaient versés, dit César, dans les opérations astronomiques, la mesure de la terre, « les choses de la nature ». Puisque deux alphabets étaient connus et utilisés en Gaule, s'ils n'ont pas été employés pour faire fructifier l'enseignement, c'est qu'il y avait prohibition de la diffusion.

Les druides ont ainsi, par leur exclusivisme traditionnel, privé d'avenir leur production intellectuelle (à l'exception du calendrier, qu'ils étaient bien obligés de noter d'abord pour eux-mêmes) et ils ont grandement contribué à la disparition de la science et de la littérature, puisque rien de ce qui était transmis oralement n'a pu survivre à la suppression du clergé druidique et que, même si quelques écrits ont échappé à cette sorte d'autocensure, les Romains se sont bien gardés de recueillir, de transcrire et de traduire ces créations du génie indigène.

Ah ! si les Gaulois avaient été admis à utiliser largement et librement leur écriture pour honorer et perpétuer leur propre langue, ou si ce qu'ils ont peut-être écrit n'avait pas dû être détruit pendant une guerre inexpiable de huit ans et ensuite par le manque d'intérêt des Romains, quels trésors ne nous auraient-ils pas transmis !

Ces guerriers étaient, de l'avis de leurs contemporains, de fort beaux et intarissables parleurs. Parler, inscrire, mais écrire ? Il est incontestable qu'ils en possédaient tous les moyens ; il paraît désormais probable qu'ils s'en soient servis plus, et depuis beaucoup plus longtemps, que nous ne pouvons l'imaginer aujourd'hui. N'est-ce pas déjà beaucoup ?

Par Paul-Marie DUVAL de l'lnstitut - Historia, février 1984

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Peut-on dire que les Druides n'écrivaient pas à cause juste d'un exclusivisme traditionnel. Où avaient ils d'autres raisons pour ne pas écrire? C'est à dire, quelle était la rélation entre la culture celte et l'écriture, entre le dynamisme de l'oralité et la fixation de la prole?