L'administration mise en place par Mérimée avait, nous l'avons vu, un défaut majeur : celui de donner un pouvoir exclusif et écrasant aux architectes. Il n'en reste pas moins que ces architectes étaient nécessaires et même bénéfiques dans la mesure où ils étaient qualifiés.
Mérimée, tout le premier, le comprît, qui chercha durant 20 ans à s'entourer de bons restaurateurs.
Il eut le bonheur d'en choisir un, dont le nom à l'heure actuelle déchaîne encore les passions. Il s'agit de Viollet-le-Duc. Porté au pinacle par les uns, il a été voué par les autres aux gémonies. Cet homme si contesté était avant tout un passionné. C'est pourquoi il mérite d'avoir une place d'honneur dans cette chronique. Pour lui, les pierres vivaient comme pour Michelet les archives :
« Les pierres ne sont-elles pas des livres ? écrivait-il à sa femme. J'y vois le travail de l'outil, de l'ouvrier, du maître. Comme en une lanterne magique passent devant mes yeux l'étonnement des badauds devant l'œuvre achevée, les critiques, les ravages du temps, la joie de l'architecte, ses rêves de gloire, l'ingratitude, l'oubli, la misère, la foule qui passe insouciante, les démolisseurs de tous les âges, leurs oublis si précieux pour nous. Il y a dans tout cela mille poèmes, mille romans. »
Viollet-le-Duc comme Mérimée fut un grand voyageur et comme lui, un excellent dessinateur. Ses vues cavalières font plonger nos regards dans les cloîtres, dans les cours intérieures des châteaux. Avec lui on circule sur les chemins de ronde, on veille dans les échauguettes, on discute dans les salons, on dort dans les chambres à coucher. L'art du photographe est plus précis mais celui du dessinateur est bien plus évocateur.
Viollet-le-Duc nous a laissé des croquis des pays les plus variés. Il était toujours prêt à s'évader. Tantôt à Rome, à Palerme, à Athènes ou au Caire. Lui qui dans toute une part de son art fut un futuriste était aussi un nostalgique du passé. « On est fait comme cela. Il faut en prendre son parti. A quoi bon cette recherche de ce qu'ont laissé les autres pour ne rien produire soi-même. »
En fait ce précurseur était un être doué de dons prodigieux. Architecte, il fut aussi écrivain. Son « Dictionnaire raisonné de l'Architecture française » est non seulement un monument d'érudition mais encore un modèle d'écriture. Dessinateur il était comme Léonard de Vinci, ingénieur à ses heures. Orfèvre, plombier, peintre sur verre, il s'intéressait à tout. L'ébénisterie n'avait pas de secret pour lui. (II ira jusqu'à dessiner les fauteuils de Pierrefonds).
On croit avoir fait le tour de ses dons quand on découvre encore qu'il était passionné de musique - C'est lui qui révélera Schumann aux Français.
Et pourtant cet homme si doué fut un isolé comme Alexandre Lenoir, Laborde et bien d'autres. Il fut en perpétuelle révolte contre les pouvoirs. « Il est dans ma destinée, écrit-il, de tailler mon chemin dans le roc. Je ne pourrais suivre celui pratiqué par les autres. Ma vie sera un escalier sans paliers. » Très vite, il se heurta aux groupes sociaux, aux académies, aux écoles dont il refusait le conformisme et les dogmes. « L'École des Beaux-Arts est un moule à architectes, ils en sortent tous semblables. M. Huyot a son moule, M. Percier, M. Le Bas ont le leur. Au bout d'un certain temps, vous n'êtes plus qu'une pâte composée de tout ce qui a paru autour de vous et qui n'a plus rien de vous-même. »
Viollet-le-Duc défendait farouchement sa liberté. Il était seul contre tous. Et comme il arrive souvent pour les isolés que la société rejette, l'œuvre d'art fut son véritable réconfort, l'amie de tous les instants, « Je vis comme un véritable loup ; ce sont mes pierres qui sont mes confidentes, écrit-il encore à sa femme. Elles seules ont le pouvoir de me distraire. » Mais il ne se contentera pas d'être un incompris et un rêveur, il fut aussi un homme d'action. « Mon esprit est comme une meule qui ne peut tourner à vide et doit toujours broyer le grain, Il me faut un travail de jour et de nuit ; les plus grandes inquiétudes, les plus grands périls, je voudrais ébranler les masses. » C'est au cours d'un voyage en Italie qu'il eut son premier coup de foudre pour les monuments médiévaux - « Ils me touchent infiniment plus que les monuments antiques, écrivait-il. J'aime mieux la cathédrale de Florence que le Parthénon, J'ai découvert des trésors immenses en fait de Moyen-Âge. »
Au retour d'Italie, ce nouvel intérêt le lia à Caumont, Vitet et surtout Mérimée avec lequel il fit de nombreux voyages et eut des discussions passionnées et si attrayantes pour l'intelligence et la sensibilité « qu'on ne peut en trouver de semblables qu'au paradis s'il y en a un ».
Cette amitié entre les deux grands hommes allait être la chance de Viollet-le-Duc car elle allait lui permettre de donner la mesure de son talent.
En 1840, l'inspecteur des monuments historiques lui confiait en effet un premier monument à restaurer, la Madeleine de Vézelay. En fait, c'était loin d'être une faveur car l'édifice était dans un tel état de dégradation qu'aucun architecte même parmi les plus expérimentés n'osait s'y attaquer. Au cours d'une tournée d'inspection, Mérimée notait : « Les murs sont fendus, pourris par l'humidité. On a peine à comprendre que la voûte toute crevassée subsiste encore. Lorsque je dessinais dans l'église, j'entendais à tout instant de petites pierres se détacher et tomber autour de moi. Le mal s'accroît tous les jours, Si l'on tarde encore à donner des secours à la Madeleine, il faudra bientôt prendre le parti de l'abattre pour éviter les accidents. »
Viollet-le-Duc en prenant le chantier que son ami lui avait confié, savait ce qui l'attendait : « D'un côté, une responsabilité effrayante, de l'autre, des ressources très bornées. » Avec la publication du roman de Victor Hugo, la mode du Moyen-Âge s'était répandue partout. On vantait ses monuments mais rien n'avait été fait pour les maintenir debout.
Les rares restaurations qui avaient été entreprises comme celles de Saint-Denis s'étaient terminées en catastrophe, Certes les théories ne manquaient pas, ni les conseils officieux mais sur le plan de la pratique tout était à inventer.
Et certes, la restauration de la Madeleine représentait des difficultés considérables. Viollet-le-Duc ne pouvait compter que sur de maigres crédits puisque le budget total des monuments historiques ne dépassait guère alors 400.000 francs. Il avait aussi beaucoup de mal à trouver des ouvriers compétents. La plupart des jeunes gens s'étaient engagés dans l'armée. Seuls restaient de vieux artisans qui avaient désappris leur métier. À ces difficultés, s'ajoutaient les oppositions locales. Le maire et le curé voyaient d'un mauvais œil l'intrusion d'un architecte parisien dans leur domaine réservé. Ils choisissaient le moindre prétexte pour refuser les clés de l'église, prétendaient que les ouvriers entravaient l'exercice du culte et ils les condamnaient à l'inaction pendant toute la semaine sainte. Que pouvait faire Viollet-le-Duc ? Le préfet était lointain et le ministre trop important pour être importuné par ces détails.
Au surplus, les travaux étaient extrêmement périlleux. Une des tours était si fissurée qu'elle menaçait de s'effondrer. Devant le danger qu'elle présentait, des techniciens conseillèrent à l'architecte de la démonter mais il refusa. Lui qu'on accusera plus tard de faire des pastiches déclarait alors : « Déposer les façades, la tour, c'est là une façon honnête d'ordonner la démolition. C'est une illusion, il ne restera rien. »
Ainsi par des procédés jamais utilisés avant lui, il reprit le monument, partie par partie, rebouchant les vides et changeant les pierres qui se délitaient.
C'était là un travail harassant : « Je ne dors plus ou si je m'endors d'un œil, je vois un amas confus de voûtes, de pierres, de piliers, de chapiteaux qui se mêlent puis des mémoires, des devis, des contreforts très mauvais, des ministres, des entrepreneurs, des ouvriers maladroits, des échelles qui cassent. Il n'est que deux heures du matin et le vent fait tout crier. »
En fait, l'architecte avait quelque raison d'être saisi d'angoisse. Il savait combien sa réputation était engagée dans le combat qu'il menait et comment la jalousie de ses confrères était en éveil.
Il ne pouvait même pas compter sur Mérimée ou sur le ministre qui doutaient de ses capacités en raison de son jeune âge (il avait alors 26 ans).
« Les choses ont réussi jusqu'à présent, mais supposez qu'un de ces monuments perdus, pour lesquels je dépense plus de peine et de soins qu'il ne faudrait, se décide à tomber, toute cette réputation que je me suis faite, tout l'avenir auquel je puis aspirer crouleront avec lui. Ce qu'on appelle aujourd'hui hardiesse et habileté, on le nommera imprudence et ignorance. Je ne puis que perdre tout, si la chance m'est défavorable et ne rien gagner si elle me sourit. »
A son père, il livrait plus complètement ses angoisses : « Croire qu'on me saura gré d'arriver à un résultat presque incroyable est une illusion que je ne me fais plus. A quoi bon la lutte, l'inquiétude, les calculs ? Se satisfaire soi-même - Quelle pauvreté ! Mettre toutes les forces de son intelligence à empêcher un tas de moellons de tomber, cela ne semble-t-il pas pitoyable ? »
Pourtant peu à peu, le travail progressait et le 3 juillet 1842, Mérimée se félicitait déjà des résultats obtenus. « Maintenant, écrivait-il à Viter, notre belle église est hors d'affaire. La grande opération de lui refaire des côtes, je veux dire un arc doubleau tout neuf s'est exécuté admirablement. Les arcs-boutants ont été placés et se sont unis aux murs avec plein succès. Pas la moindre fissure, pas le moindre ébranlement. Les travaux périlleux sont terminés. »
Il ne croyait pas si bien dire. Dans l'année, Viollet-le-Duc terminait le sauvetage de la Madeleine de Vézelay à la satisfaction générale.
La réussite exemplaire de ce premier chantier valut au jeune restaurateur une commande bien plus considérable, celle de Notre-Dame de Paris.
Ce monument était devenu brusquement célèbre, grâce au roman de Victor Hugo mais la faveur qu'il rencontrait désormais dans le public, rendait d'autant plus inacceptable l'état de délabrement dans lequel il se trouvait.
Il avait eu à subir les transformations abusives des chanoines du XVIIIe siècle qui avaient éventré sa façade. Puis les révolutionnaires avaient jeté à terre une bonne partie de sa statuaire. Enfin des architectes sans talent, ennemis du Moyen-Âge avaient prétendu modifier son aspect général.
Viollet-le-Duc s'attela à la tâche qu'on lui confiait avec un zèle redoublé. Pour lui, c'était une occasion inespérée d'appliquer les principes qu'il avait progressivement établis et de faire revivre devant ses contemporains étonnés la splendeur de l'âge gothique.
Ce zèle dans une certaine mesure lui fut fatal. La restauration de Notre-Dame était sans doute moins difficile sur le plan technique que celle de la Madeleine de Vézelay mais elle demandait un jugement plus sûr en raison même des modifications que l'édifice avait subi au cours des âges.
Viollet-le-Duc, malgré toute sa bonne volonté et l'expérience qu'il avait acquise commit en fait plusieurs erreurs.
S'il renonça, à la demande de Mérimée, à refaire les flèches de la cathédrale (« Ce serait changer l'aspect de Paris, observait l'écrivain, que de Changer les tours de Notre-Dame ») il eut moins de scrupules en ce qui concernait la statuaire.
Dépassant le programme initial, il fit refaire par Geoffroy Dechaume et ses collaborateurs sortis de l'atelier de David d'Angers, toutes les statues des portails, d'après des modèles empruntés aux cathédrales plus épargnées par la Révolution d'Amiens, de Reims et de Bordeaux.
En revanche, à l'intérieur de l'édifice, il respecta dans le chœur le fameux groupe réalisé par Robert de Cotte et Coustou bien qu'il « ne fût pas en harmonie avec l'édifice ».
Les applaudissements qui saluèrent cette restauration enhardirent Viollet-Ie-Duc à aller encore plus loin. Prétendant être fidèle à l'esprit des constructeurs du Moyen-Âge, il prit de plus en plus de liberté avec les monuments anciens.
En 1852, il restaura entièrement les remparts de Carcassonne et ne craignit pas de construire sans nécessité devant la Tour narbonnaise un châtelet tout neuf.
Mais c'est avec Pierrefonds qu'il franchit les limites du tolérable.
Le château médiéval était au trois quarts détruits. Aussi, n'était-il pas question au départ de le reconstituer mais simplement de fixer ses ruines. Malheureusement l'impératrice, par goût du spectaculaire, poussa son architecte à reconstruire l'édifice.
Viollet-le-Duc s'exécuta d'ailleurs sans trop se faire prier. « Nous n'avons que trop de ruines dans notre pays, écrivait-il, et les ruines si pittoresques qu'elles soient, ne donnent guère l'idée de ce qu'étaient ces habitations de grands seigneurs du Moyen-Âge. »
Ainsi le succès et l'argent (la restauration de Pierrefonds coûta plus de 5 millions de francs) finirent par gâter le goût d'un architecte qui, dans sa jeunesse, avait manifesté beaucoup plus de scrupules.
Car c'est le même qui écrivait vingt ans plus tôt avant d'entreprendre une restauration : « Il faut une religieuse discrétion, une abnégation complète de toute opinion personnelle. Il ne s'agit pas de faire de l'art mais de se soumettre à l'art d'une époque qui n'est plus - L'architecte doit reproduire non seulement ce qui peut lui paraître défectueux au point de vue de l'art, mais aussi ne craignons pas de le dire, au point de vue de la construction. »
Plût au ciel que Viollet-le-Duc ait été toujours fidèle à ses sages principes. Sa gloire n'aurait pas été ternie par les restaurations excessives qu'il réalisa à la fin de sa vie.
Pierre de LAGARDE. Historama février 1977
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