Dupleix était né le 1er janvier 1697 à Landrecies où son père remplissait les fonctions de contrôleur des domaines. Sur son enfance et sur sa jeunesse, nous ne savons presque rien. À neuf ans, il est externe au collège des jésuites de Quimper, où il demeure jusqu'en 1713. Deux ans plus tard, il est enseigne à bord d'un vaisseau qui fait le commerce des Indes. On le retrouve à Nantes, à Saint-Malo, à Paris, sans que l'on puisse savoir ni la durée de ses séjours, ni de quoi il vit. Pendant ce temps son père est entré dans l'administration des tabacs, d'abord comme directeur d'une manufacture, puis comme fermier.
La ferme des tabacs dépendait plus ou moins de la Compagnie des Indes. Fort de l'appui paternel, Dupleix se fait nommer à vingt-cinq ans conseiller et Commissaire général des troupes à Pondichéry. Mais, à nouveau, il faut avouer notre ignorance. Dupleix se tire sans doute avec honneur des missions subalternes qui lui sont confiées. Toutefois, différents incidents font croire qu'il manifeste dès ce moment un caractère hautain et dominateur qui indispose ses collègues et ses chefs. Il n'en est pas moins désigné en 1731 comme directeur à Chandernagor. La Compagnie encourageait ses employés à trafiquer pour leur compte. Dans son nouveau poste, il se montre administrateur habile et entreprenant. Il accroît le mouvement du port, fait bien les affaires des actionnaires et mieux encore les siennes. Enfin, il se marie avec une jeune veuve sans fortune et chargée d'enfants. Au départ de Dumas, en 1741, ses services l'imposent comme gouverneur et il vient résider à Pondichéry au début de 1742.
Pour juger de son caractère, nous n'avons guère que ses lettres. Il s'y montre dès l'abord brutal et pesant. Il ne connaît pas l'art des nuances; sans être vulgaires ses plaisanteries manquent d'élégance et de légèreté; il n'a ni grâce ni souplesse.
M. Alfred Martineau, professeur au Collège de France et ancien gouverneur des Établissements français de l'Inde, a consacré à Dupleix cinq volumes définitifs, au cours desquels il établit avec beaucoup de force que la politique d'intervention ne fut pas inspirée à Dupleix par des vues théoriques sur la colonisation. Elle se forma peu à peu au contact des faits et à la sollicitation des circonstances. Lorsque Dupleix se décida à en donner un grand exposé doctrinal, en 1753, son rappel était déjà décidé et son œuvre frappée à mort. En bref, ce sont les événements survenus autour de Pondichéry pendant la guerre de Succession qui lui révélèrent la prodigieuse faiblesse des souverains locaux. Il la pressentait déjà, mais il ne se rendait pas aussi exactement compte de la nullité de leurs troupes et de leurs gouvernements. Les victoires qu'il remporta avec une poignée d'hommes sur des armées cent fois plus considérables ouvrirent, à son imagination un champ illimité. D'autre part, le trésor de la Compagnie se trouvait à Paris et les comptoirs indiens ne pouvaient faire leurs achats qu'avec les fonds qui leur étaient envoyés de France. À plusieurs reprises, les bateaux avaient été arrêtés en route et les fonds avaient manqué. N'étant plus payés, employés et soldats avaient refusé le service. « Pas d'argent, pas de Suisses », disaient les principaux officiers. Pour empêcher les désertions, Dupleix avait dû engager sa fortune et son crédit. Deux ou trois fois, il avait été au bord de la ruine et la Compagnie avec lui. Le calcul et l'expérience lui prouvèrent aussi que le trafic des denrées tropicales était moins rémunérateur qu'on ne le pensait communément. La Compagnie supportait des frais généraux très lourds et la crainte d'avilir les prix entravait toujours le développement de ses importations. Dupleix en vint ainsi à la conviction qu'elle « ne pourrait se soutenir par le simple bénéfice de son commerce » et qu'il lui fallait aux Indes mêmes « un revenu fixe et assuré » : rentes foncières, impôts, monopoles, privilèges, tributs payés par les princes vaincus ou assistés. Jusqu'alors, on s'était contenté d'occuper quelques places dont l'entretien et la défense coûtaient d'autant plus cher qu'on n'y traitait point d'opérations commerciales sans acquitter les droits de douane et de péage prélevés par les dynastes locaux. La protection d'un domaine plus étendu ne serait ni plus difficile, ni plus dispendieuse. Quant aux frais de guerre, on les solderait au fur et à mesure avec les bénéfices de la conquête et le butin de la victoire. En fin de compte, la Compagnie régnerait sur un domaine dont l'acquisition ne lui aurait demandé qu'un peu d'audace et de persévérance.
Deux États indigènes recouvraient à peu près la péninsule indienne au sud du Godavery : la soubabie du Deccan et la nababie du Carnatic; la première au nord, Ia seconde au sud-est, celle-là voisine de Bombay et des Marattes, celle-ci proche de Pondichéry et vassale de l'autre. Deccan et Carnatic était disputés par des princes rivaux, héritiers plus ou moins légitimes, prétendants plus ou moins fondés. Deux des concurrents demandèrent à Dupleix son alliance. Il mit à leur disposition des officiers et des troupes, vainquit leurs rivaux et, en échange des services rendus, leur imposa la reconnaissance de son protectorat. Mais Dupleix avait péché par excès d'optimisme. Ses moyens financiers furent toujours insuffisants. Inquiets pour leur commerce, les Anglais prirent à leur tour parti pour les princes que nous avions dépossédés. Il se fit ainsi entre les deux nations, sous le couvert de leurs clients respectifs, une guerre indirecte, mais cependant effective, durant laquelle les troupes européennes, servant comme auxiliaires, se combattirent l'une l'autre, tout en se prétendant en paix, Les opérations en devinrent plus onéreuses. Si dans le Deccan, où nous fûmes constamment victorieux, les recettes couvrirent bien les dépenses, dans le Carnatic, où la lutte s'éternisa, le déficit atteignit plusieurs millions de livres que Dupleix dut se procurer soit par des emprunts, soit en puisant dans ses fonds personnels. D'autre part, Dupleix escomptait un succès assez rapide pour que les Anglais n'eussent pas le temps d'intervenir à propos. Pour cela, il lui aurait fallu, dès le début, une force supérieure aux deux ou trois mille hommes dont il disposait.
D'où il résulte en bonne logique qu'il ne pouvait réussir sans que sa politique fût, par avance, connue et appuyée par la Compagnie de France, dispensatrice des hommes et de l'argent. On retombe toujours au même point. Comment Dupleix eût-il trouvé à Paris un appui efficace quand l'opinion ne lui manifestait qu'indifférence ou hostilité et quand ses directeurs proclamaient eux-mêmes qu'ils réprouvaient toute intervention dans les affaires indigènes ?
Avec un héroïsme qu'on ne saurait assez admirer, il se décida à passer outre et à se lancer dans l'aventure. Lorsque, par suite de complications inattendues, il se trouva entraîné dans une guerre véritable et de longue durée, il était trop tard pour en faire l'aveu à la Compagnie et pour lui demander son approbation. Les troupes marchaient, le temps aussi et il fallait plus d'un an pour obtenir une réponse de France. Amené par la suite à justifier cette prolongation des hostilités, il ne cessa de représenter les événements sous le jour le plus favorable, dissimulant les difficultés, atténuant les revers, annonçant une paix prochaine et avantageuse. Au reste, la Compagnie ne fut nullement conséquente en son opposition. Elle n'ordonna pas à Dupleix de rendre les territoires qu'il avait conquis. Tant qu'il fut victorieux, flattée du succès de ses armes, elle n'esquissa qu'une timide défense contre les faveurs de la Fortune. Pendant trois ans, elle ne sut à quoi se résoudre, partagée également entre la crainte de manquer sa chance et celle de s'engager trop. Tout en recommandant à Dupleix de traiter au plus vite, elle lui envoya plus de renforts qu'elle ne lui en accordait autrefois, mais pas assez cependant pour lui assurer une supériorité décidée sur ses adversaires.
Jusqu'à la fin, il suppléa à tout par son génie. Comprenant l'âme indigène, sachant à la fois éblouir et terroriser, fastueux comme un sultan des Mille et une Nuits, magnifiquement aidé par sa femme, il soutint la lutte « avec une inlassable confiance, une ténacité merveilleuse et une admirable diplomatie; il ne se découragea jamais, même dans les situations qui paraissaient les plus désespérées et, par certains côtés, il mérite d'être comparé à Napoléon dont il devança les conceptions gigantesques en s'attaquant au même ennemi, sur un autre terrain, aussi vaste que l'Europe elle-même ». Sans doute est-il hasardeux de refaire l'histoire, mais en la circonstance, il n'est point téméraire d'avancer que Dupleix aurait fini par triompher, s'il avait pu mettre à la tête de ses troupes deux capitaines dignes de ce nom. Or, il n'en avait qu'un, Bussy, qui commandait au Deccan. Les chefs dont il se servit dans le Carnatic manquaient d'intelligence, de coup d'œil et d'audace. Connaissant leurs défauts, il essayait d'y parer en les accablant d'instructions minutieuses, de lettres quotidiennes ou biquotidiennes qui achevaient de les dérouter. On lui reproche d'avoir été tatillon; s'il avait abandonné ses lieutenants à leurs propres lumières, on l'accuserait de négligence. Il jugeait les hommes à leur valeur. Quand il en rencontra un, il sut l'apprécier. Jamais il ne marchanda sa confiance à Bussy et, en dépit de son tempérament autoritaire, il lui laissa toute initiative pour mener à bien la tâche qu'il lui avait prescrite. Non seulement Bussy conquit le Deccan par surprise, mais encore il le garda pendant sept ans et s'y fit aimer. Pour asseoir sa domination sur plusieurs millions d'Indiens, il disposait en tout de neuf cents hommes; il maintint son autorité et son prestige par une politique attentive, clairvoyante, autoritaire et souple à la fois. Il prenait soin de ne pas fatiguer le soubab et ses ministres par des audiences répétées, mais, en toute affaire importante, il leur faisait sentir son pouvoir occulte. Il avait l'art de traiter avec les grands seigneurs indiens et, sans être leur dupe, il leur témoignait une déférence apparente qui les flattait. Il paraissait leur laisser l'initiative des actes qu'il inspirait et, en caressant leur amour-propre, il apaisait leur amertume. De goûts très simples. il n'hésitait point à s'entourer d'un cérémonial éblouissant dont il se moquait en cachette, mais qui en imposait à la foule. « Comptez sur moi, écrivait-il à Dupleix, comme sur une personne qui vous est tout à fait dévouée par reconnaissance et par inclination... Vos nobles sentiments ont fait éclore le germe d'honneur qui était en moi et ce principe seul me guide aujourd'hui. »
Et Dupleix lui écrivait de son côté « Courage, mon cher Bussy, vous menez tout cela avec grandeur et décence. Cette entreprise ne pouvait tomber en de meilleures mains. Je vous en remercie de tout mon cœur et vous prie de continuer sur le même ton... Rien n'est plus glorieux pour le règne de notre monarque ... Tout ce que vous me marquez sur la gloire que le Roi et la nation acquerront est bien véritable et si on m'a obligation de l'idée, que ne vous doit-on pas pour l'exécution ! »
Dans le Camatic, hélas, tandis que les Anglais disposaient de deux véritables hommes de guerre, Clive et Lawrence, Dupleix n'avait à leur opposer qu'un incapable, Law de Lauriston, toujours lent, toujours surpris, toujours malheureux. Law se laissait véritablement hypnotiser par l'ennemi. Comme il assiégeait Tritchinopoly, il se prêta docilement aux manœuvres qu'espérait de lui l'armée de secours, abandonna son camp et alla se réfugier dans l'île de Sriringam où Clive entreprit de le bloquer. Au lieu de battre précipitamment en retraite, Law offrit sa démission et attendit son successeur. En hâte, Dupleix lui dépêcha son beau-frère d'Auteuil, avec une petite troupe. Quand il arriva, Law avait capitulé avec armes et bagages, six cents Européens, de l'artillerie, des munitions, un abondant matériel (juin 1752). D'Auteuil perdu avec quelques dizaines d'hommes essaya en vain de s'échapper. Lorsqu'il apprit le désastre, Dupleix fut admirable de sang-froid et de résolution. Il sauva Pondichéry, entrava la marche des Anglais, brouilla leurs alliances avec les indigènes et, sans remporter de succès décisifs, il reprit presque partout l'offensive. Si la garnison de Tritchinopoly n'était point, comme il s'en vantait, menacée à bref délai de famine et si elle recevait tant bien que mal un convoi sur deux, Clive et Lawrence de leur côté avaient dû abandonner l'espoir de nous vaincre en rase campagne. Enfin, Dupleix avait trouvé un chef, Mainville, qui sans valoir Bussy était infiniment supérieur à Law et à ses autres prédécesseurs.
Mais la nouvelle de Sriringam transmise de Londres à Paris avait créé une véritable panique parmi les directeurs et les syndics de la Compagnie. Lorsque, deux ou trois mois plus tard, parvint à son tour le rapport de Dupleix, on n'y ajouta pas foi. Déjà on accusait le gouverneur d'avoir, depuis des années, travesti sa situation réelle et accumulé les mensonges, afin d'engager la Compagnie dans une aventure contraire à ses intérêts, mais dont il retirait lui-même de scandaleux profits. Dupleix ne trouva qu'un défenseur, le prince de Conti, chef du cabinet secret de Louis XV. Conti reflétait sans doute les idées du maître. Mais le secrétaire d'État à la Marine et le contrôleur général étaient gagnés à celles de la Compagnie : « Du commerce, rien que du commerce; point de victoires, point de conquêtes, beaucoup de marchandises et quelques augmentations de dividendes ».
En mars 1753, on commença à parler de renvoi aux Indes d'un commissaire-enquêteur; en août, on désigna pour cette mission un des directeurs, Godeheu, « négociant pacifique et sage », écrit Voltaire; en octobre, enfin, comme les navires qui avaient dû quitter l'Inde en février n'étaient pas encore arrivés, les ministres excédés se décidèrent à faire signer au Roi l'ordre de révocation. Dupleix pourtant n'était pas coupable du retard des vaisseaux. Il les avait expédiés à la date ordinaire, mais par un fatal concours de circonstances, ils avaient tous relâché à l'île de France pour y réparer des avaries. Godeheu s'embarqua le 31 décembre sur le Duc-de-Bourgogne. Cinq autres vaisseaux, portant seize cents soldats l'accompagnaient. Dupleix était révoqué au moment précis où on lui envoyait de quoi vaincre !
À Pondichéry, Godeheu fit exactement ce qu'on attendait de lui. Il explora la caisse, vérifia la comptabilité, gratta les fonds de tiroir, accumula les paperasses et traita Dupleix comme un marchand de chandelles peut traiter un conquérant. Après quoi, il s'entendit avec les Anglais, c'est-à-dire qu'il accepta toutes leurs demandes. La Compagnie s'engagea à abandonner graduellement ses conquêtes et renonça pour l'avenir à toutes alliances et dignités indigènes (décembre 1754).
Dupleix mourut dix ans plus tard, ruiné par des spéculations imprudentes sans avoir pu se faire rendre les sommes qu'il avait déboursées pour donner un empire à la France. Un an après encore, Godeheu publiait contre lui un mémoire outrageant. Malignité, imposture, fausseté, mauvaise foi, perfidie, enivrement des grandeurs asiatiques, ressentiment, inconséquence, absurdité, déclamation, méchanceté ridicule : voilà de quoi était fait le caractère de Dupleix. Et le marchand de chandelles ronronnait avec satisfaction : Moi, je n'ai pas « porté mes vues à la sublimité où s'élevaient les siennes; je n'ai pas imaginé le plan... inouï de changer l'institution d'une compagnie commerçante, de ne l'occuper qu'à faire des conquêtes, de la rendre l'arbitre d'une partie du monde, de lui assujettir des souverains, de lui acquérir des royaumes... Je me suis soumis à des détails dont M. Dupleix avait dédaigné de s'occuper. Ma conduite a été approuvée par mes supérieurs.. Serait-elle moins digne du suffrage de mes concitoyens ? »
Le nom de Godeheu est demeuré le symbole de la plus épaisse sottise, celle qui se fait passer pour de la prudence et du bon sens. Au moins, le Roi finit-il par prendre à sa charge les dettes de Dupleix afin, disait le procureur général, « de conserver à sa mémoire l'honneur que l'éclat de ses actions a répandu sur sa vie ».
Pierre GAXOTTE. de l'Académie française, Historama septembre 1971.
La ferme des tabacs dépendait plus ou moins de la Compagnie des Indes. Fort de l'appui paternel, Dupleix se fait nommer à vingt-cinq ans conseiller et Commissaire général des troupes à Pondichéry. Mais, à nouveau, il faut avouer notre ignorance. Dupleix se tire sans doute avec honneur des missions subalternes qui lui sont confiées. Toutefois, différents incidents font croire qu'il manifeste dès ce moment un caractère hautain et dominateur qui indispose ses collègues et ses chefs. Il n'en est pas moins désigné en 1731 comme directeur à Chandernagor. La Compagnie encourageait ses employés à trafiquer pour leur compte. Dans son nouveau poste, il se montre administrateur habile et entreprenant. Il accroît le mouvement du port, fait bien les affaires des actionnaires et mieux encore les siennes. Enfin, il se marie avec une jeune veuve sans fortune et chargée d'enfants. Au départ de Dumas, en 1741, ses services l'imposent comme gouverneur et il vient résider à Pondichéry au début de 1742.
Pour juger de son caractère, nous n'avons guère que ses lettres. Il s'y montre dès l'abord brutal et pesant. Il ne connaît pas l'art des nuances; sans être vulgaires ses plaisanteries manquent d'élégance et de légèreté; il n'a ni grâce ni souplesse.
M. Alfred Martineau, professeur au Collège de France et ancien gouverneur des Établissements français de l'Inde, a consacré à Dupleix cinq volumes définitifs, au cours desquels il établit avec beaucoup de force que la politique d'intervention ne fut pas inspirée à Dupleix par des vues théoriques sur la colonisation. Elle se forma peu à peu au contact des faits et à la sollicitation des circonstances. Lorsque Dupleix se décida à en donner un grand exposé doctrinal, en 1753, son rappel était déjà décidé et son œuvre frappée à mort. En bref, ce sont les événements survenus autour de Pondichéry pendant la guerre de Succession qui lui révélèrent la prodigieuse faiblesse des souverains locaux. Il la pressentait déjà, mais il ne se rendait pas aussi exactement compte de la nullité de leurs troupes et de leurs gouvernements. Les victoires qu'il remporta avec une poignée d'hommes sur des armées cent fois plus considérables ouvrirent, à son imagination un champ illimité. D'autre part, le trésor de la Compagnie se trouvait à Paris et les comptoirs indiens ne pouvaient faire leurs achats qu'avec les fonds qui leur étaient envoyés de France. À plusieurs reprises, les bateaux avaient été arrêtés en route et les fonds avaient manqué. N'étant plus payés, employés et soldats avaient refusé le service. « Pas d'argent, pas de Suisses », disaient les principaux officiers. Pour empêcher les désertions, Dupleix avait dû engager sa fortune et son crédit. Deux ou trois fois, il avait été au bord de la ruine et la Compagnie avec lui. Le calcul et l'expérience lui prouvèrent aussi que le trafic des denrées tropicales était moins rémunérateur qu'on ne le pensait communément. La Compagnie supportait des frais généraux très lourds et la crainte d'avilir les prix entravait toujours le développement de ses importations. Dupleix en vint ainsi à la conviction qu'elle « ne pourrait se soutenir par le simple bénéfice de son commerce » et qu'il lui fallait aux Indes mêmes « un revenu fixe et assuré » : rentes foncières, impôts, monopoles, privilèges, tributs payés par les princes vaincus ou assistés. Jusqu'alors, on s'était contenté d'occuper quelques places dont l'entretien et la défense coûtaient d'autant plus cher qu'on n'y traitait point d'opérations commerciales sans acquitter les droits de douane et de péage prélevés par les dynastes locaux. La protection d'un domaine plus étendu ne serait ni plus difficile, ni plus dispendieuse. Quant aux frais de guerre, on les solderait au fur et à mesure avec les bénéfices de la conquête et le butin de la victoire. En fin de compte, la Compagnie régnerait sur un domaine dont l'acquisition ne lui aurait demandé qu'un peu d'audace et de persévérance.
Deux États indigènes recouvraient à peu près la péninsule indienne au sud du Godavery : la soubabie du Deccan et la nababie du Carnatic; la première au nord, Ia seconde au sud-est, celle-là voisine de Bombay et des Marattes, celle-ci proche de Pondichéry et vassale de l'autre. Deccan et Carnatic était disputés par des princes rivaux, héritiers plus ou moins légitimes, prétendants plus ou moins fondés. Deux des concurrents demandèrent à Dupleix son alliance. Il mit à leur disposition des officiers et des troupes, vainquit leurs rivaux et, en échange des services rendus, leur imposa la reconnaissance de son protectorat. Mais Dupleix avait péché par excès d'optimisme. Ses moyens financiers furent toujours insuffisants. Inquiets pour leur commerce, les Anglais prirent à leur tour parti pour les princes que nous avions dépossédés. Il se fit ainsi entre les deux nations, sous le couvert de leurs clients respectifs, une guerre indirecte, mais cependant effective, durant laquelle les troupes européennes, servant comme auxiliaires, se combattirent l'une l'autre, tout en se prétendant en paix, Les opérations en devinrent plus onéreuses. Si dans le Deccan, où nous fûmes constamment victorieux, les recettes couvrirent bien les dépenses, dans le Carnatic, où la lutte s'éternisa, le déficit atteignit plusieurs millions de livres que Dupleix dut se procurer soit par des emprunts, soit en puisant dans ses fonds personnels. D'autre part, Dupleix escomptait un succès assez rapide pour que les Anglais n'eussent pas le temps d'intervenir à propos. Pour cela, il lui aurait fallu, dès le début, une force supérieure aux deux ou trois mille hommes dont il disposait.
D'où il résulte en bonne logique qu'il ne pouvait réussir sans que sa politique fût, par avance, connue et appuyée par la Compagnie de France, dispensatrice des hommes et de l'argent. On retombe toujours au même point. Comment Dupleix eût-il trouvé à Paris un appui efficace quand l'opinion ne lui manifestait qu'indifférence ou hostilité et quand ses directeurs proclamaient eux-mêmes qu'ils réprouvaient toute intervention dans les affaires indigènes ?
Avec un héroïsme qu'on ne saurait assez admirer, il se décida à passer outre et à se lancer dans l'aventure. Lorsque, par suite de complications inattendues, il se trouva entraîné dans une guerre véritable et de longue durée, il était trop tard pour en faire l'aveu à la Compagnie et pour lui demander son approbation. Les troupes marchaient, le temps aussi et il fallait plus d'un an pour obtenir une réponse de France. Amené par la suite à justifier cette prolongation des hostilités, il ne cessa de représenter les événements sous le jour le plus favorable, dissimulant les difficultés, atténuant les revers, annonçant une paix prochaine et avantageuse. Au reste, la Compagnie ne fut nullement conséquente en son opposition. Elle n'ordonna pas à Dupleix de rendre les territoires qu'il avait conquis. Tant qu'il fut victorieux, flattée du succès de ses armes, elle n'esquissa qu'une timide défense contre les faveurs de la Fortune. Pendant trois ans, elle ne sut à quoi se résoudre, partagée également entre la crainte de manquer sa chance et celle de s'engager trop. Tout en recommandant à Dupleix de traiter au plus vite, elle lui envoya plus de renforts qu'elle ne lui en accordait autrefois, mais pas assez cependant pour lui assurer une supériorité décidée sur ses adversaires.
Jusqu'à la fin, il suppléa à tout par son génie. Comprenant l'âme indigène, sachant à la fois éblouir et terroriser, fastueux comme un sultan des Mille et une Nuits, magnifiquement aidé par sa femme, il soutint la lutte « avec une inlassable confiance, une ténacité merveilleuse et une admirable diplomatie; il ne se découragea jamais, même dans les situations qui paraissaient les plus désespérées et, par certains côtés, il mérite d'être comparé à Napoléon dont il devança les conceptions gigantesques en s'attaquant au même ennemi, sur un autre terrain, aussi vaste que l'Europe elle-même ». Sans doute est-il hasardeux de refaire l'histoire, mais en la circonstance, il n'est point téméraire d'avancer que Dupleix aurait fini par triompher, s'il avait pu mettre à la tête de ses troupes deux capitaines dignes de ce nom. Or, il n'en avait qu'un, Bussy, qui commandait au Deccan. Les chefs dont il se servit dans le Carnatic manquaient d'intelligence, de coup d'œil et d'audace. Connaissant leurs défauts, il essayait d'y parer en les accablant d'instructions minutieuses, de lettres quotidiennes ou biquotidiennes qui achevaient de les dérouter. On lui reproche d'avoir été tatillon; s'il avait abandonné ses lieutenants à leurs propres lumières, on l'accuserait de négligence. Il jugeait les hommes à leur valeur. Quand il en rencontra un, il sut l'apprécier. Jamais il ne marchanda sa confiance à Bussy et, en dépit de son tempérament autoritaire, il lui laissa toute initiative pour mener à bien la tâche qu'il lui avait prescrite. Non seulement Bussy conquit le Deccan par surprise, mais encore il le garda pendant sept ans et s'y fit aimer. Pour asseoir sa domination sur plusieurs millions d'Indiens, il disposait en tout de neuf cents hommes; il maintint son autorité et son prestige par une politique attentive, clairvoyante, autoritaire et souple à la fois. Il prenait soin de ne pas fatiguer le soubab et ses ministres par des audiences répétées, mais, en toute affaire importante, il leur faisait sentir son pouvoir occulte. Il avait l'art de traiter avec les grands seigneurs indiens et, sans être leur dupe, il leur témoignait une déférence apparente qui les flattait. Il paraissait leur laisser l'initiative des actes qu'il inspirait et, en caressant leur amour-propre, il apaisait leur amertume. De goûts très simples. il n'hésitait point à s'entourer d'un cérémonial éblouissant dont il se moquait en cachette, mais qui en imposait à la foule. « Comptez sur moi, écrivait-il à Dupleix, comme sur une personne qui vous est tout à fait dévouée par reconnaissance et par inclination... Vos nobles sentiments ont fait éclore le germe d'honneur qui était en moi et ce principe seul me guide aujourd'hui. »
Et Dupleix lui écrivait de son côté « Courage, mon cher Bussy, vous menez tout cela avec grandeur et décence. Cette entreprise ne pouvait tomber en de meilleures mains. Je vous en remercie de tout mon cœur et vous prie de continuer sur le même ton... Rien n'est plus glorieux pour le règne de notre monarque ... Tout ce que vous me marquez sur la gloire que le Roi et la nation acquerront est bien véritable et si on m'a obligation de l'idée, que ne vous doit-on pas pour l'exécution ! »
Dans le Camatic, hélas, tandis que les Anglais disposaient de deux véritables hommes de guerre, Clive et Lawrence, Dupleix n'avait à leur opposer qu'un incapable, Law de Lauriston, toujours lent, toujours surpris, toujours malheureux. Law se laissait véritablement hypnotiser par l'ennemi. Comme il assiégeait Tritchinopoly, il se prêta docilement aux manœuvres qu'espérait de lui l'armée de secours, abandonna son camp et alla se réfugier dans l'île de Sriringam où Clive entreprit de le bloquer. Au lieu de battre précipitamment en retraite, Law offrit sa démission et attendit son successeur. En hâte, Dupleix lui dépêcha son beau-frère d'Auteuil, avec une petite troupe. Quand il arriva, Law avait capitulé avec armes et bagages, six cents Européens, de l'artillerie, des munitions, un abondant matériel (juin 1752). D'Auteuil perdu avec quelques dizaines d'hommes essaya en vain de s'échapper. Lorsqu'il apprit le désastre, Dupleix fut admirable de sang-froid et de résolution. Il sauva Pondichéry, entrava la marche des Anglais, brouilla leurs alliances avec les indigènes et, sans remporter de succès décisifs, il reprit presque partout l'offensive. Si la garnison de Tritchinopoly n'était point, comme il s'en vantait, menacée à bref délai de famine et si elle recevait tant bien que mal un convoi sur deux, Clive et Lawrence de leur côté avaient dû abandonner l'espoir de nous vaincre en rase campagne. Enfin, Dupleix avait trouvé un chef, Mainville, qui sans valoir Bussy était infiniment supérieur à Law et à ses autres prédécesseurs.
Mais la nouvelle de Sriringam transmise de Londres à Paris avait créé une véritable panique parmi les directeurs et les syndics de la Compagnie. Lorsque, deux ou trois mois plus tard, parvint à son tour le rapport de Dupleix, on n'y ajouta pas foi. Déjà on accusait le gouverneur d'avoir, depuis des années, travesti sa situation réelle et accumulé les mensonges, afin d'engager la Compagnie dans une aventure contraire à ses intérêts, mais dont il retirait lui-même de scandaleux profits. Dupleix ne trouva qu'un défenseur, le prince de Conti, chef du cabinet secret de Louis XV. Conti reflétait sans doute les idées du maître. Mais le secrétaire d'État à la Marine et le contrôleur général étaient gagnés à celles de la Compagnie : « Du commerce, rien que du commerce; point de victoires, point de conquêtes, beaucoup de marchandises et quelques augmentations de dividendes ».
En mars 1753, on commença à parler de renvoi aux Indes d'un commissaire-enquêteur; en août, on désigna pour cette mission un des directeurs, Godeheu, « négociant pacifique et sage », écrit Voltaire; en octobre, enfin, comme les navires qui avaient dû quitter l'Inde en février n'étaient pas encore arrivés, les ministres excédés se décidèrent à faire signer au Roi l'ordre de révocation. Dupleix pourtant n'était pas coupable du retard des vaisseaux. Il les avait expédiés à la date ordinaire, mais par un fatal concours de circonstances, ils avaient tous relâché à l'île de France pour y réparer des avaries. Godeheu s'embarqua le 31 décembre sur le Duc-de-Bourgogne. Cinq autres vaisseaux, portant seize cents soldats l'accompagnaient. Dupleix était révoqué au moment précis où on lui envoyait de quoi vaincre !
À Pondichéry, Godeheu fit exactement ce qu'on attendait de lui. Il explora la caisse, vérifia la comptabilité, gratta les fonds de tiroir, accumula les paperasses et traita Dupleix comme un marchand de chandelles peut traiter un conquérant. Après quoi, il s'entendit avec les Anglais, c'est-à-dire qu'il accepta toutes leurs demandes. La Compagnie s'engagea à abandonner graduellement ses conquêtes et renonça pour l'avenir à toutes alliances et dignités indigènes (décembre 1754).
Dupleix mourut dix ans plus tard, ruiné par des spéculations imprudentes sans avoir pu se faire rendre les sommes qu'il avait déboursées pour donner un empire à la France. Un an après encore, Godeheu publiait contre lui un mémoire outrageant. Malignité, imposture, fausseté, mauvaise foi, perfidie, enivrement des grandeurs asiatiques, ressentiment, inconséquence, absurdité, déclamation, méchanceté ridicule : voilà de quoi était fait le caractère de Dupleix. Et le marchand de chandelles ronronnait avec satisfaction : Moi, je n'ai pas « porté mes vues à la sublimité où s'élevaient les siennes; je n'ai pas imaginé le plan... inouï de changer l'institution d'une compagnie commerçante, de ne l'occuper qu'à faire des conquêtes, de la rendre l'arbitre d'une partie du monde, de lui assujettir des souverains, de lui acquérir des royaumes... Je me suis soumis à des détails dont M. Dupleix avait dédaigné de s'occuper. Ma conduite a été approuvée par mes supérieurs.. Serait-elle moins digne du suffrage de mes concitoyens ? »
Le nom de Godeheu est demeuré le symbole de la plus épaisse sottise, celle qui se fait passer pour de la prudence et du bon sens. Au moins, le Roi finit-il par prendre à sa charge les dettes de Dupleix afin, disait le procureur général, « de conserver à sa mémoire l'honneur que l'éclat de ses actions a répandu sur sa vie ».
Pierre GAXOTTE. de l'Académie française, Historama septembre 1971.
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