Le Figaro Magazine - 25/11/2000
Une biographie ressuscite la figure de Jacques Bainville. Dès 1920, cet historien annonça l’enchaînement des événements qui mèneraient à la Seconde Guerre mondiale. Sa méthode est-elle toujours valable ? La politique étrangère doit-elle considérer l’histoire comme un champ d’expérience ? Diplomates, universitaires ou écrivains répondent à notre enquête.
A Paris, les piétons qui sortent du métro à la station Solférino débouchent sur la place Jacques-Bainville. Mais combien sont-ils à qui ce nom dit quelque chose ? En 1920, Bainville publiait les Conséquences politiques de la paix. Réponse au Britannique Keynes lequel, après la Première Guerre mondiale, attendait de la reprise du commerce une normalisation avec l’Allemagne , ce livre visionnaire disséquait le traité de Versailles : « Devant quoi la France, au sortir de la grande joie de sa victoire, risque-t-elle de se réveiller ? Devant une république allemande, une république sociale nationale supérieurement organisée. Elle sera productrice et expansionniste. » En moins de deux cents pages, Bainville esquissait le scénario qui se déroulerait quinze ans plus tard : réarmement allemand, annexion de l’Autriche, crise des Sudètes, pacte germano-soviétique, invasion de la Pologne. Avec une plus grande longueur d’avance, il prévoyait même l’éclatement de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie.
Prophète, Bainville ? Tirant des leçons du passé il se bornait à examiner les faits présents, leurs causes et leur enchaînement, et à en déduire les conséquences à court ou long terme, logique répudiant tout préjugé partisan ou sentimental.
En 1900, il s’était signalé par une biographie de Louis II de Bavière, écrite à 20 ans. Dominique Decherf, un diplomate qui retrace l’itinéraire intellectuel de Bainville et présente son journal (partiellement inédit) de 1914 et 1915, note cependant que « sauf l’histoire, il avait tout sacrifié au journalisme ». Compagnon de Maurras et de Daudet à L’Action française, l’historien s’en distinguait par le style. A la philosophie ou à la polémique, cet esprit placide, courtois et souriant préférait la démonstration froide et l’ironie. Au demeurant, sa dimension propre le faisait exister au-delà de la droite nationaliste : ses relations dans le personnel parlementaire et diplomatique firent de ce royaliste un conseiller ami de plusieurs ministres de la République, de Millerand à Mandel.
Politique étrangère, analyse économique et financière, critique littéraire et théâtrale : de sa plume incisive, Bainville rédigeait deux éditoriaux quotidiens (pour L’Action française et La Liberté) et cinq ou six articles hebdomadaires (dans Le Petit Parisien, Le Capital, La Nation belge, Candide, L’Eclair de Montpellier ou La Nacion de Buenos Aires) ; directeur de La Revue universelle, il collaborait en outre à de multiples tribunes mensuelles. Un labeur énorme, mené parallèlement à l’écriture d’essais historiques dont certains furent d’authentiques succès de librairie (Histoire de France ou Napoléon). En 1935, cette oeuvre lui valut d’entrer à l’Académie.
Miné par un cancer, Bainville s’éteignait l’année suivante, à 57 ans. Cette mort prématurée lui épargna de voir s’accomplir ses sombres prévisions. Germaniste et traducteur de Heine, il n’avait jamais utilisé le mot « boche ». Mais patriote français, il avait été hanté par la nécessité de l’équilibre franco-allemand, dénonçant le pangermanisme, alertant contre Hitler. En vain. « Il n’est pas toujours agréable d’avoir raison, soupirait ce Cassandre désabusé. Il est cruel, en particulier, d’avoir raison contre son pays. »
Après-guerre, la division du monde en deux blocs, comme l’hégémonie longtemps exercée par le marxisme dans les sciences humaines, semblaient l’avoir relégué au rang des témoins d’une époque révolue. Mais avec la chute du communisme, le fait national a refait son apparition sur la planète, de façon brutale en Europe centrale et balkanique. « Celui qui s’interroge sur l’actualité, en ce nouveau passage de siècle, interroge l’Histoire et rencontre Bainville », souligne Dominique Decherf. Depuis les années 30, les temps ont certes changé. D’autres défis géopolitiques sont apparus, ainsi la dialectique Nord-Sud dont Bainville n’a pas connu l’acuité. Mais les enjeux d’un univers que certains voudraient unipolaire, alors que l’avenir s’annonce multipolaire, les illusions de la globalisation et du tout économique pourraient nous forcer à mesurer le poids des réalités enracinées dans la durée – patries, civilisations, forces spirituelles - et les vertus du politique. Pour que cet atterrissage s’effectue sans dommages, relire Bainville pourrait nous éclairer, surtout si nous savions réinventer sa méthode : penser historiquement dans un siècle idéologique.
Dominique Decherf, Bainville, l’intelligence de l’histoire, Bartillat.
Jacques Bainville, la Guerre démocratique. Journal 1914-1915, Bartillat.
Les principales oeuvres de Bainville sont disponibles aux éditions Godefroy de Bouillon.
Enquête sur Jacques Bainville
Paul-Marie Coûteaux
Essayiste, député français au Parlement européen
Au XIXe siècle qu’il avait nommé le « vieil utopiste », Bainville vit succéder un siècle presque tout entier livré à des utopies - « communisme », « fascisme » ou « mondialisme marchand » -, qui sacrifièrent au culte le plus enfantin qui soit, celui de la modernité. Dans la période que nous vivons, et qui voit s’achever deux ou trois siècles voués à une passion unique, celle du progrès indéfini, il était normal que Jacques Bainville soit placé au tout premier rang des penseurs français, puisqu’il est certainement, de ces errances qui ont porté la civilisation au bord du précipice, le meilleur et peut-être le dernier antidote intellectuel. Il sut parfaitement distinguer les conditions d’une bonne politique grâce à ce réalisme supérieur qui, fondé sur la croyance que la politique étrangère conditionne presque toute la politique intérieure, calcule d’abord le poids et les intérêts des Etats (ce que Fontenelle appelait « les poids et les mesures »). Il n’avait pas d’idéologie, mais une méthode : déterminer les effets et les causes, selon ce que l’histoire et les traditions nationales enseignent. En somme, calculer toujours les équilibres, ce mot cardinal de la politique française, que toutes les utopies et jusqu’à leur dernier avatar qui se nomme construction européenne ont depuis deux siècles détruit autour de nous, et toujours pour le pire.
Jean-Marc Varaut
Avocat à la cour, membre de l’Institut
Je dois à l’Histoire de France de Jacques Bainville l’amour presque minéral de la France. La lecture de Bainville apprend que si l’histoire, sur la longue durée, échappe à la volonté, ses mécanismes ne sont pas pour autant déterministes. L’histoire est même héroïque dans les causes secondes. Penser avec Jacques Bainville, c’est reconnaître que les hommes pensent d’abord. Ensuite, ils se déterminent souvent d’après leur manière de penser. C’est pourquoi l’Histoire de France (1924) est la suite des Conséquences politiques de la paix (1920), qui développent dans ses conséquences l’Histoire de deux peuples (1915). Bainville démontrait que si l’on voulait éviter le retour de la guerre franco-allemande, il fallait fédéraliser l’Allemagne et ne pas démembrer l’Autriche. « Nous aurons les conséquences », avertissait Bainville. Nous les avons eues. Il occupa à beaucoup d’égards, de 1914 à 1936, la place de Raymond Aron après la Seconde Guerre mondiale : celle d’un conseiller sans prince.
Philippe de Saint Robert
Ecrivain
Jacques Bainville ne fut pas seulement un remarquable historien mais aussi un excellent écrivain. Il fut d’ailleurs plus qu’un historien ordinaire qui explore le temps passé, puisque le plus important de ses livres, les Conséquences politiques de la paix, était une véritable prophétie. Quant à l’Histoire de deux peuples, c’est un chef-d’oeuvre dont on devrait imprimer des éditions spéciales à l’usage de nos « fédéralistes européens », mais savent-ils lire ? Ceux qui nous rebattent les oreilles du « devoir de mémoire » sont précisément ceux qui ne veulent plus rien savoir de l’histoire vraie, puisqu’ils lui préfèrent l’idéologie, et que la pertinence historique de l’actualité les dérange. La méthode de Bainville n’a pas à être actuelle ou inactuelle : elle est permanente.
Jean-Claude Casanova
Directeur de la revue Commentaire
Que Jacques Bainville soit un des grands écrivains politiques du XXe siècle me paraît incontestable. Grand historien ? Difficile à dire à l’aune de ceux qui le précédèrent : Fustel, Taine, Renan, Sorel, même Lavisse. Mais son Napoléon, sa Troisième République doivent encore se lire pour la clarté et l’élégance voltairienne de l’expression et pour la lucidité de l’analyse, éclairée par un souci anxieux du destin national entre la défaite de 1815 et les espoirs de 1918.
Excellent observateur d’un passé révolu, il aidera moins à comprendre le monde issu de la Seconde Guerre mondiale, dominé par le triomphe américain et par la fin du communisme. Il s’agit d’un univers trop étranger au sien, que dominait encore l’Angleterre et dans lequel l’équilibre des puissances jouait un rôle décisif. La démocratie, la technique, les échanges ont pris plus d’ampleur qu’il ne le prévoyait. Bainville peut encore modérer les illusions qui naîtront de cette évolution, mais sa méthode ne suffira pas à pénétrer les complexités d’une politique désormais mondiale.
Jean Tulard, de l’Institut
C’est par la clarté de son style et la pénétration de ses analyses que Bainville s’est imposé. Aucun jargon (vite démodé) et, contrairement à ce que l’on a pu écrire, préjugé. Si ses travaux sur Napoléon (Le 18-Brumaire, Napoléon, Bonaparte en Egypte) ont tous été réédités entre 1995 et 1998, c’est qu’ils n’ont pas vieilli.
Alain Juppé
Député de la Gironde, ancien premier ministre
L’époque actuelle ne rend certainement pas justice à l’auteur visionnaire des Conséquences politiques de la paix ni à son influence intellectuelle et politique entre les deux guerres. Sa pensée est bien sûr datée, particulièrement pour ce qui est des rapports franco-allemands. Mais s’il est une leçon de Bainville qui garde toute sa pertinence, c’est l’importance de l’histoire pour la compréhension des relations internationales : le « printemps des peuples » qui a accompagné l’écroulement du bloc soviétique ou les déchirements dramatiques des Balkans en sont, en Europe, les démonstrations les plus récentes et les plus spectaculaires.
Il me semble en outre que Bainville avait clairement vu la vocation de la France à mener une diplomatie « capétienne » de lutte contre les empires, diplomatie qui a été celle de Charles de Gaulle et qui se poursuit par l’engagement constant de notre pays contre les hégémonismes et en faveur d’un monde multipolaire.
Jean Dutourd, de l’Académie française
Jacques Bainville n’est pas seulement un historien de premier ordre, c’est aussi un écrivain considérable et l’un des plus grands esprits qu’il y ait eu en France pendant la première moitié du XXe siècle. La raison pour laquelle il est négligé aujourd’hui est strictement politique. Son sens de la réalité, son goût de la vérité historique, ses dons prophétiques font absolument horreur aux intellectuels français, européens et mondialistes. Bainville souffre du même ostracisme que Rivarol, par exemple, qui est depuis deux cents ans victime d’un complot républicain de silence. Ni Rivarol ni Bainville ne sont des écrivains pour époque bête.
Général (c. r.) Pierre-Marie Gallois
Il ne s’agit plus, me semble-t-il, de penser historiquement dans un siècle idéologique, mais plutôt de savoir s’il conviendrait de penser historiquement dans le siècle matériellement hédonistique qui s’annonce. La préoccupation économique individuelle dominante risque de provoquer l’éclatement des groupes sociaux formés par le milieu et par le temps. L’histoire peut contribuer à prévenir cette désintégration par l’évocation permanente des grandes réalisations collectivement entreprises. Mémoire de l’humanité, l’histoire est aussi celle des nations. Penser historiquement, c’est empêcher qu’elles s’accommodent d’une destinée finie.
Michel Déon, de l’Académie française
Toute l’histoire de France est une sombre récapitulation des occasions perdues. Parmi ces occasions perdues, l’une des plus cruelles est celle, au XXe siècle, de n’avoir pas eu Jacques Bainville pour ministre des Affaires étrangères, voire comme président du Conseil. L’intelligence, le savoir, la clarté du style, la pré-science quasi magique de cet homme blessent son lecteur aujourd’hui. Comment ne l’a-t-on pas écouté ? Il avait tout compris, tout lu, tout observé, tout prévu, parfois avec soixante ans d’avance, comme pour la Yougoslavie. Le plus grave péché en politique est d’avoir toujours raison. Les esprits universels dérangent à ce point la pensée unique que l’on nie jusqu’à leur existence. Cela dit, la vérité finit toujours par l’emporter, mais trop tard. Un renouveau de la pensée bainvillienne est en cours. Il faudra encore beaucoup d’indépendance d’esprit pour qu’elle soit redécouverte. Bainville était un désespéré qui n’a jamais cessé de croire à un espoir, si éloigné fût-il.
Emmanuel Le Roy Ladurie, de l’Institut
Bainville n’était pas universitaire ; il était Action française, et de l’Académie française. Non-universitaire : l’espèce tend à se tarir. Certains ont été récupérés par l’université, tel Philippe Ariès. Nous avons toujours l’éminent Henri Amouroux. Néanmoins, les historiens qui n’appartiennent pas à l’université n’ont pas, ou peu, de disciples. Etait-ce le cas de Bainville ? En tout cas, la « reproduction », comme diraient nos sociologues, ne s’opère pas suffisamment. Bainville était lié à l’Action française, mais il eut l’heureuse idée de mourir en 1936. L’Académie française, maintenant : elle a eu en son sein de très grands historiens de droite non-universitaires comme Bainville, encore lui, et Gaxotte. C’était le temps où la droite française avait des idées. Par la suite, l’Académie française a admis quelques grands noms de l’école des Annales : Braudel, Duby, Furet. Ces personnages de tout premier plan ont disparu. Où sont les Bainville, les Furet et les Duby du premier quart du XXIe siècle ?
Thierry de Montbrial, de l’Institut
Beaucoup plus que la Première Guerre mondiale, la Seconde est la conséquence des erreurs répétées qui ont permis aux prévisions de Bainville de prendre corps. Le manque de lucidité et de courage des dirigeants, notamment français et britanniques, aux moments décisifs tels que le réarmement allemand (1935) ou l’annexion de l’Autriche et des Sudètes (1938) a contribué à précipiter l’Europe et le monde dans l’abîme. La conférence de Munich demeure encore, dans la mémoire collective, le symbole de la lâcheté face aux dictateurs, au point qu’on l’évoque improprement dans des circonstances très différentes. Le spectre de Munich a hanté les dirigeants occidentaux après l’agression de Saddam Hussein au Koweït en 1990, et même dans certaines phases de la guerre de sécession en Yougoslavie, après 1991. En tout état de cause, le simple rappel des épisodes tragiques de l’entre-deux-guerres pose le problème de la capacité d’action et de la responsabilité des hommes d’Etat, donc celui de leur rôle dans les bifurcations de l’Histoire.
Hubert Védrine
Ministre des Affaires étrangères
S’intéresser aujourd’hui à Jacques Bainville, comme le fait Dominique Decherf, mérite un coup de chapeau : sa pensée paraît dépassée, il n’est plus lu ni commenté. Or, par culture historique, je ne crois pas à la table rase et il n’est jamais inutile de scruter les intelligences passées. Or de l’intelligence lucide Jacques Bainville en a eu à revendre. Je vois même dans ses articles de 1913 prévoyant le conflit à venir, dans son Comment est née la révolution russe, dans son extraordinaire Conséquences politiques de la paix de 1920, dans son Histoire de deux peuples continuée jusqu’à Hitler, dans L’Amérique peut-elle rester isolée ?, où il démontre que non, un modèle de lucidité que l’on a résumé par « penser historiquement dans un siècle idéologique », ce qui reste toujours aussi nécessaire et aussi difficile. Mais s’il fut un des esprits les plus clairvoyants du début du siècle, sa lucidité fut classique. Elle n’alla pas au-delà des limites d’une pensée nationale, d’une modération très française, très traditionnelle, un cadre que la Seconde Guerre fera voler en éclats. Rien donc, chez lui, qui annonce la suite ce n’est pas un Tocqueville , mais beaucoup qui aurait évité de gigantesques erreurs. Il ne faut pas le juger depuis le monde global, mais par rapport aux errements tragiques de tant de ses contemporains ; ne pas rechercher dans ses écrits des réponses aux questions d’aujourd’hui, mais se souvenir de la méthode : analyser les faits et faire la part des préjugés.
Propos recueillis par Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire