2 juin 1920
L'Ukraine connaît en ce moment une nouvelle vague de soulèvements. Dans les provinces de Kharkov, Donetzk et Tchernigov, les soulèvements ont nettement un caractère importé. Ils se sont étendus en provenance des provinces limitrophes de Kourtsk, Ekaterinoslavl et de Kiev. Dans celles-ci, les soulèvements ont un caractère nettement organisé. Ainsi, dans la province d'Ekaterinoslavl, principalement dans les districts d'Alexandrov et de Pavlograd, ce sont les partisans de Makhno[1] qui sont à l'oeuvre, et à qui il arrive de passer dans la province de Donetsk. Dans la province de Kiev, on voit agir des bandits professionnels (tels que Strouk et Katzouro) connus depuis l'année dernière. En plus de ceux-ci, on voit apparaître de nouveaux compères du style de Petlioura[2]. Dans la province de Poltava, opèrent plusieurs bandes. L'une d'elles (près de 200 baïonnettes) est nettement du type de celle de Petlioura, quant aux autres, plus petites, elles ne représentent, vu leur mauvaise organisation, aucun danger. Dans la province de Kherson, sévit la bande de Tioutiounik[3], forte de 2 500 baïonnettes et 700 sabres. Cette bande a pris la ville de Voznessensk. Telle est, à ce jour, la dislocation des bandes dans les provinces ukrainiennes.Les bandes des provinces de Kiev et d'Ekaterinoslavl constituent à proprement parler le berceau de tout le mouvement insurrectionnel ukrainien. Il n'y a guère que là que les soulèvements portent un caractère organisé. Dans les autres provinces, les soulèvements ont été importés des provinces avoisinantes et n'ont pas de racines profondes.
Ainsi, le 22 avril, nos forces ont pu liquider le soulèvement des districts de Soumsk et d'Akhtyrsk qui s'était propagé du district de Graïvoronsk (province de Koursk). Dans la province de Kharkov, on ne compte qu'une seule bande originaire de la province, forte de 1 500 déserteurs environ, concentrés dans le district Valkovskii. Dans la province de Kherson, exception faite de la bande de Tioutiounik, venue d'Ekaterinoslavl et ayant occupé la ville de Voznessensk, on n'a plus enregistré d'autre soulèvement. Dans la province de Tchernigov, on ne note aucun soulèvement nouveau. Dans la province de Donetz, opèrent des détachements makhnovistes en provenance de la province d'Ekaterinoslavl. Dans la province de Poltava, opèrent de petites bandes qui commettent des vols et des cambriolages sans poursuivre d'autres buts. À une seule exception près — la bande de Romachko, composée de 200 hommes, qui sévit dans le district de Pereiaslavl. Ses membres sont coiffés de bonnets que portent les bandits de Petlioura. Cette bande a fait son apparition du côté de la province de Tchernigov. La population lui est hostile et aide les soldats de l'Armée rouge dans leur lutte contre la bande.
Ainsi, il n'y a que deux foyers du mouvement partisan a proprement parler : la province d'Ekaterinoslavl et celle de Kiev. Dans la première, sont à l'oeuvre, pour l'essentiel, des partisans de Makhno. Dans la seconde, des rebelles professionnels, de teinte nationaliste ukrainienne, sympathisants de Petlioura. Dans quasiment chaque district, existe un chef de bande autonome, un ataman.
Dans la province d'Ekaterinoslavl, l'un des foyers permanents des bandes de Makhno se trouve à Gouliaï-Pole (district d'Alexandrov). On l'appelle aussi « Makhnopole ». C'est là que se trouvent la résidence du « petit père » Makhno et son quartier général. C'est de là que partent les ordres de mobilisation de tous les partisans. Makhno « travaille » en mettant en avant les mots d'ordre suivants : « Les soviets aux sans parti », « Indépendance de l'Ukraine », « Suppression de la commune ». Il faut reconnaître que le noyau dur de son armée est constitué par de jeunes paysans pauvres, auxquels le pouvoir soviétique en Ukraine n'a rien su donner d'autre qu'un droit formel sur la terre. L'approvisionnement des unités de Makhno est constitué exclusivement par ce que les partisans parviennent à prendre dans les régions qu'ils occupent ou dans les détachements qu'ils ont réussi à désarmer. Pour pouvoir se ravitailler, les bandes de Makhno doivent constamment changer de place. En règle générale, les bandits makhnovistes évitent l'engagement et préfèrent attaques-surprises et razzias. Quand on parvient à les encercler, ils se dispersent aussitôt pour se regrouper ensuite dans un autre lieu. Le service des renseignements du front du sud-ouest n'est pas en mesure de communiquer des informations plus précises concernant le nombre et la structure de l'armée de Makhno. Il est évident que le travail de renseignement dans ce domaine n'a pas encore atteint un niveau suffisant d'organisation. Pourtant, c'est précisément un bon travail du service de renseignements qui aurait pu apporter des résultats inestimables dans la lutte contre les bandes de Makhno et les mouvements de partisans en général.
Ainsi, la situation en Ukraine peut être résumée en bref de la façon suivante. La situation dans les provinces de Kharkov, Tchernikov et Donetzk est plus ou moins tranquille. Il y a des révoltes provoquées par les exactions commises par les détachements de réquisition ou de conscription. Ces révoltes présentent en général un caractère purement local. Pour les liquider, il suffit d'envoyer des régiments fidèles des Troupes internes.
Dans les provinces de Kherson et de Poltava, le mouvement des partisans n'est pas de caractère local. Il vient des provinces de Kiev et d'Ekaterinoslavl et la population n'aide pas les bandits. Ici aussi, on observe des mouvements de révolte à caractère local qu'on peut mater facilement. En somme, il n'y a que les provinces de Kiev et d'Ekaterinoslavl qui continuent à être des foyers de révolte permanente. Il faut par conséquent y porter une attention particulière.
Les bataillons des troupes internes sont mal équipés et laissent à désirer sous tous les rapports. Naturellement, ils ne suffisent pas à la tâche. Dans les bandes de Makhno et les détachements des partisans de Petlioura, le travail de propagande ne donnera aucun résultat car les bandes de Makhno ne sont pas cimentées par des slogans politiques mais par l'autorité personnelle du « petit père » Makhno. En ce qui concerne les partisans de la région de Kiev, ce sont des professionnels de la révolte et des bandits endurcis.
On ne pourra mater le mouvement des partisans en Ukraine que par des mesures militaires appropriées. Les services de renseignement doivent décupler leurs énergies et fournir le plus de renseignements possibles concernant la composition, le nombre, la dislocation et les plans des partisans.
Une nouvelle vague de révoltes doit commencer à la mi-juillet quand les travaux des champs seront terminés. Les services de renseignement doivent se tenir prêts pour cette période.
Pour le vice-directeur de département du renseignement du département spécial.
(Signature illisible)
Source : RGVA 33987/2/74/7-8
Notes
- [1]. Nestor Makhno (1888-1934) fut le principal dirigeant paysan anarchiste ukrainien. En 1918, à la tête d'une armée paysanne basée dans le district de Gouliai-Pole, Makhno mena des opérations militaires principalement contre les forces d'occupation allemandes. En 1919, les partisans de Makhno — plus de 30 000 hommes — combatirent sur trois fronts, à la fois contre les Blancs, les Rouges et les partisans de Simon Petlioura. À la fin de 1920, après avoir refusé que ses forces fussent intégrées à l'Armée rouge, Nestor Makhno fut défait par les bolcheviks. Il réussit néanmoins à remettre sur pied une nouvelle armée, forte de 20 000 hommes au début de 1921, qui tint une partie de l'Ukraine profonde des campagnes jusqu'à l'été 1921. Cerné par les unités de l'Armée rouge, Makhno passa, avec quelques centaines d'hommes, en Roumanie, à la fin du mois d'août 1921. Après un bref séjour en Pologne (1921-1922), Makhno se réfugia en France où il mourut en 1934.
- [2]. Simon Petlioura (1879-1926) fut l'un des principaux dirigeants du mouvement national ukrainien antibolchevique. Après la révolution de février 1917, il fonde le Comité ukrainien du front. En juin 1917, il est élu président du Comité militaire ukrainien de la Rada. Au moment de l'indépendance de la République ukrainienne (1918), il fait partie du Directoire — l'organe du pouvoir exécutif de la République ukrainienne. En février 1919, il prend la tête du Directoire et s'oppose à la soviétisation de l'Ukraine. Vaincu par les forces bolcheviques, il se réfugie en Pologne. En mai 1920, à l'occasion de la reprise de Kiev par les troupes polonaises, il participe à un éphémère gouvernement ukrainien, avant de reprendre le chemin de l'exil en Pologne. Il est assassiné en mai 1926 par les services secrets de la Tcheka à Paris.
- [3]. Iouri Tioutiounik fut un dirigeant du mouvement national ukrainien antibolchevique. Membre de la Rada et du directoire de la République ukrainienne en 1918-1919. En 1920, il dirige l'opposition armée aux bolcheviks dans la région d'Odessa. Ses détachements armés, soutenus par les Polonais, comptent plus de 10 000 hommes. Après la reprise de l'Ukraine par les forces bolcheviques, Tioutiounik lance, à partir de ses bases arrières en Pologne, une série de raids dans les districts frontaliers d'Ukraine occidentale (été 1920 — été 1921). En 1923, retourne en Ukraine et se rallie au régime soviétique.
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