mercredi 2 septembre 2009

Aux origines du catholicisme social français

Beaucoup l'ont oublié, mais le catholicisme social doit beaucoup moins aux démocrates chrétiens qu'aux royalistes français du XIX' siècle, dont la réflexion et l'action n'ont eu de cesse de s'opposer, comme La Tour du Pin, à un « régime économique [...] qui repose sur l'usure » et consacre « la souveraineté de l'argent »

Sans parler même de Benoît XVI, certains catholiques, qu'on qualifierait bientôt de sociaux, n'auront pas attendu Léon XIII, et la publication, le 15 mai 1891, du premier grand texte de ce qui devait devenir la doctrine sociale de l'Eglise, à savoir l'encyclique Rerum Novarum, pour agir et dénoncer tout à la fois, dès le XVIII' siècle, les doctrines qu'on n'allait pas tarder à nommer libéralisme et socialisme. Si l'expression de « catholicisme social » n'est employée qu'à partir de 1890, à la veille de la publication de cette encyclique, la réalité qu'elle recouvre lui est bien antérieure.
Dans la pratique, deux courants catholiques peuvent revendiquer cette paternité du catholicisme social. Ceux que l'on qualifiera rapidement de réactionnaires, dans la mesure où ils s'opposeront au libéralisme aussi bien politique qu'économique ; et, plus tardivement, les milieux dits progressistes qui, tout en défendant la démocratie, rejetteront le libéralisme économique.
Les premiers, dont les figures les plus connues demeurent, encore aujourd'hui, Albert de Mun et François-René de La Tour du Pin, sont, à l'origine, essentiellement monarchistes ; et même légitimistes - dans la pratique, le point qui séparera principalement ces deux chefs de file sera le Ralliement à la République voulu par Léon XIII. Lors d'un congrès organisé à Reims, les 5 et 6 décembre 1896, par la Réunion d'Etudes Sociales, le père de Pascal, jésuite, qui célèbre la messe inaugurale, déclare notamment : « Je suis très social parce que royaliste, peut-être plus que parce que catholique. Comme catholique je m'occuperais plutôt de questions de charité que de justice. »

Défendre l'ouvrier contre la dictature aveugle de l'argent

Ces contre-révolutionnaires, qui voient découler logiquement la misère ouvrière de la Révolution (et notamment de la loi Le Chapelier interdisant les associations d'ouvriers et les corporations), entendent défendre l'ouvrier contre la dictature aveugle de l'argent. Parmi eux, et dans la foulée de Mgr Ketteler dont Albert de Mun découvrit l'œuvre lors de sa captivité en Allemagne, nommons, parmi tant d'autres, l'avocat Pierre-Antoine Berryer (« fils »), Charles Périn, Charles de Coux, le vicomte Armand de Melun, cofondateur de la Société d'économie charitable et promoteur des premières lois sociales ou, avant lui, le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, préfet de Lille sous la Restauration, puis député légitimiste sous la monarchie de Juillet, qui, le 22 décembre 1840, sera le premier, bien avant que la militante socialiste Flora Tristan ne lance l'idée de « lutte des classes », à oser poser le problème ouvrier devant la Chambre des députés, à l'occasion de la discussion d'un projet de loi relatif au travail des enfants dans les manufactures : « Si l'on recherche les causes nombreuses de cette misère ainsi généralisée et perpétuée, on est forcé de reconnaître que la première et la plus active de toutes se trouve dans le principe d'une production presque sans bornes, et d'une concurrence également illimitée, qui impose aux entrepreneurs d'industrie l'obligation toujours croissante d'abaisser le prix de la main-d'œuvre, et aux ouvriers la nécessité de se livrer, eux, leurs femmes et leurs enfants, à un travail dont l'excès ne suffit pas toujours à la plus chétive subsistance. »
Après eux, Frédéric Le Play, qui parcourt l'Europe en tous sens pendant un quart de siècle pour étudier la condition ouvrière à travers la famille et le travail, fonde l'économie sociale, et l'abbé Maignen, frère de Saint-Vincent de Paul, crée le Cercle des jeunes ouvriers, avant d'attirer au catholicisme social, au lendemain des luttes sanglantes de la Commune, deux officiers : François-René de La Tour du Pin, qui deviendra le principal doctrinaire du catholicisme social, et Albert de Mun. Ce dernier, devenu député du Morbihan, défendra devant la Chambre de nombreuses lois sociales sur l'interdiction du travail de nuit pour les femmes, sur celle de faire travailler des enfants de moins de dix ans, sur le repos dominical, etc.

A l'individualisme, opposer l'association...

Tous trouveront, dans la Lettre publique sur les ouvriers publiée en 1865 par le comte de Chambord, héritier du trône de France, matière à confirmer leur royalisme social. Ce dernier, rappelant que « La royauté a toujours été la patronne des classes ouvrières », n'entendait-il pas « à l'individualisme opposer l'association ; à la concurrence effrénée, le contrepoids de la défense commune ; au privilège industriel, la constitution volontaire et réglée des corporations libres » ?
René de La Tour du Pin résumera simplement la question en affirmant que « l'objet de l'économie politique est d'organiser le monde de l'utile conformément à la justice et en vue du bien commun ».
Albert de Mun se ralliera plus tard à la République, pour obéir au souhait de Léon XIII, tandis que La Tour du Pin, demeuré royaliste, inspirera la jeune Action française : « Ce n'est pas Monsieur de La Tour du Pin qui est de l'Action française ; c'est l'Action française qui est de lui ! », s'exclame Charles Maurras.
En pratique, et conformément à ce principe, la corporation reste, pour la plupart de ces catholiques sociaux, la meilleure organisation politique et sociale du travail.
A l'autre bout d'une chaîne qui, aux yeux de nos contemporains, pourra paraître bien ténue, se trouvent d'autres catholiques sociaux, appelés tantôt progressistes, tantôt libéraux, et qui, sous la conduite des Lacordaire, Ozanam, Lamennais, Montalembert... (puis, après le Ralliement, par des hommes comme Léon Harmel), entendent développer un catholicisme social qui évoluera, pour certains, tels Marc Sangnier, jusqu'à un socialisme chrétien, mais qui aura la caractéristique d'être, en tout état de cause, républicain. Tout en s'étant, au fil du temps, singulièrement étiolée, c'est aujourd'hui la seule branche dont subsistent des reliquats constitués, se revendiquant de la démocratie chrétienne, tels l'UDF ou, dans le milieu syndical, la CFTC.
Olivier Figueras monde & vie . 29 août 2009

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