mercredi 4 février 2009

LES ÉLÉMENTS MYSTIQUES DES ASPIRATIONS RÉVOLUTIONNAIRES

Quand on recherche les sources des théories révolutionnaires qui agitent le monde, on constate que, derrière leurs formes diverses : communisme, socialisme, syndicalisme, dictature du prolétariat, etc., se trouvent une illusion mystique commune et des sentiments identiques.
L'illusion mystique, dont nous étudierons bientôt la genèse, a pour conséquence cette conviction que l'ouvrier, étant plus capable que le bourgeois de diriger l'Etat et les entreprises industrielles, doit, comme en Russie, prendre sa place.
Les sentiments servant de soutiens aux nouvelles doctrines sont, chez les chefs, l'ardente ambition de s'emparer d'un fructueux pouvoir, chez les simples fidèles la haine jalouse de toutes les supériorités.
Cette haine des supériorités fut très typique en Russie et se manifesta nettement dès les débuts de sa révolution. Les intellectuels, dont la disparition révèle aujourd'hui l'importance sociale, furent aussi persécutés et massacrés que les capitalistes. Innombrables sont les faits analogues à celui observé après la prise de Bakou, lorsque les bolchevistes mirent à la tête de l'Université un ancien portier assisté de garçons de salle illettrés et de manœuvres.
D'une façon générale, on peut dire que toutes les aspirations populaires qui se manifestent en Europe représentent surtout une lutte contre les inégalités de l'intelligence et de la fortune que la nature s'obstine à créer.
Les idées condensées dans la formule : dictature du prolétariat, sont devenues l'évangile de masses ouvrières dont ce titre flatte la vanité. Le pouvoir - qu'elles ont acquis, grâce aux syndicats et aux grèves leur semble un pouvoir souverain devant lequel tous les autres doivent plier. Dans la société future, le manœuvre seul serait roi.
L'insuccès des expériences des dictatures populaires et notamment du communisme dans divers pays n'a pas du tout converti les adeptes de ces doctrines.
L'étonnement causé par cette constatation prouve que le mécanisme de la crédulité populaire est encore assez méconnu. Il ne sera donc pas inutile d'en rappeler brièvement la genèse.
Au premier abord, les nouvelles doctrines paraissent avoir pour uniques soutiens des appétits très matériels, puisqu'il ne s'agit, en apparence, que de dépouiller une classe au profit d'une autre.
Ces dogmes et l'évangile communiste qui leur sert de code s'appuient bien en effet sur des intérêts matériels, mais ils doivent leur force principale à des éléments mystiques, identiques à ceux qui, depuis les origines de l'Histoire, ont dominé la mentalité des peuples.
Malgré tous les progrès de la philosophie, l'indépendance de la pensée reste une illusoire fiction. L'homme n'est pas conduit seulement par des besoins, des sentiments et des passions. Une croyance est nécessaire pour orienter ses espérances et ses rêves. Jamais il ne s'en est passé.
L'antique mysticisme il conservé toute sa puissance. Ses manifestations n'ont fait que changer de forme. La foi socialiste tend à remplacer les illusions religieuses. Dérivée des mêmes sources psychologiques, elle se propage de la même façon.
J'ai déjà montré longuement, ailleurs, que le mysticisme, c'est-à-dire l'attribution de pouvoirs surnaturels à des forces supérieures : dieux, formules ou doctrines, constitue un des facteurs prédominants de l'Histoire.
Il serait inutile de revenir ici sur des démonstrations qui m'ont servi, jadis, à interpréter certains grands événements, tels que la Révolution française et les origines de la dernière guerre. Je me bornerai donc à rappeler que la domination de l'esprit par les forces mystiques peut seule expliquer la crédulité avec laquelle furent admises à tous les âges les plus chimériques croyances.
Elles sont acceptées en bloc sans discussion. Dans le cycle du mysticisme où s'élabore la foi, l'absurde n'existe pas.
Dès que, sous l'influence des éléments de persuasion que je résumerai plus loin, la foi dans une doctrine nouvelle envahit l'entendement, elle domine entièrement les pensées du convaincu et dirige sa conduite. Ses intérêts personnels s'évanouissent. Il est prêt à se sacrifier au triomphe de sa croyance.
Certain de posséder une vérité pure, le croyant éprouve le besoin de la propager, et ressent une haine intense à l'égard de ses détracteurs.
L'interprétation d'une croyance variant, naturellement, suivant la mentalité qui l'accepte, les schismes et les hérésies se multiplient bientôt, sans ébranler d'ailleurs les convictions du croyant. Ils ne sont pour lui qu'une preuve de la mauvaise foi des adversaires.
Les défenseurs de chaque secte nouvelle dérivée d'une croyance principale éprouvent bientôt les uns pour les autres une aversion aussi forte qu'envers les négateurs de leurs doctrines. Ces haines entre croyants sont d'une extrême violence et vont bientôt jusqu'au besoin de massacrer leurs adversaires.
On peut juger des sentiments que professent entre eux les défenseurs de doctrines à peu près identiques séparées seulement par quelques nuances, en lisant le compte rendu suivant de la séance d'ouverture d'un récent Congrès syndicaliste de Lille, rapporté par un rédacteur du Matin.
« J'ai encore devant les yeux le spectacle indescriptible d'une salle en furie, semblable à une mer déchaînée qui emporte tout sur son passage. Je revois les faces exaspérées de colère, les bouches vomissant des injures, les matraques tournoyantes. J'ai l'oreille pleine des hurlements des combattants, des cris des blessés, des injures échangées et du bruit des revolvers. De ma vie je n'ai assisté à pareil débordement de haines. »
Ce ne sont guère, du reste, que les extrémistes de chaque doctrine qui arrivent à ces fureurs. Ils se recrutent parmi des dégénérés, des faibles d'esprit, des impulsifs. Leurs violences sont grandes, mais leur personnalité si vacillante qu'ils éprouvent un impérieux besoin d'être guidés par un maître.
Ces dégénérés représentent les plus dangereux des extrémistes. On a remarqué que, pendant la domination des communistes en Hongrie, les principaux agents du dictateur Bela Kuhn étaient recrutés parmi des habiroux atteints de tares physiques répugnantes. La foi nouvelle, qui permettait de faire périr dans d'affreux supplices les plus éminents citoyens, leur fournissait un excellent prétexte pour se venger des humiliations auxquelles la dégénérescence condamne ses victimes.
Dès qu'une croyance mystique, si absurde qu'on la suppose, est établie, elle attire bientôt une foule d'ambitieux avides et de demi-intellectuels sans emploi. Avec les doctrines les moins soutenables, ils édifient facilement des institutions sociales théoriquement parfaites.
A l'époque où la civilisation était peu compliquée, les illusions mystiques n'avaient pas de bien fâcheuses conséquences. Dans l'ancienne Egypte, les institutions dérivées de l'adoration du crocodile ou de divinités à tête de chien s'adaptaient facilement à une civilisation locale très simple, où les difficultés de la vie étaient minimes et les relations extérieures presque nulles.
Il en est tout autrement aujourd'hui. Avec les progrès de l'industrie et les relations entre peuples, la civilisation devient formidablement compliquée. Dans cet édifice, dont l'entretien exige des capacités techniques supérieures, les chimériques fantaisies des rêveurs ne peuvent engendrer que ruines et carnages.
Le besoin d'une foi mystique est le terrain sur lequel germent les croyances. Mais comment s'établissent et se propagent ces croyances ?
L'erreur, aussi bien, du reste, que la vérité, ne se fixent jamais dans l'âme populaire au moyen de démonstrations rationnelles. Elles sont acceptées en bloc sous forme d'assertions qui ne se discutent pas.
Ayant longuement insisté ailleurs sur le mécanisme de la formation des croyances, je me bornerai à rappeler qu'elles se forment sous l'influence de quatre éléments psychologiques fondamentaux : l'affirmation, la répétition, le prestige et la contagion.
Dans celle énumération, la raison ne figure pas, à cause de sa faible influence, sur la genèse d'une croyance.
L'affirmation et la répétition sont les plus puissants facteurs de la persuasion. L'affirmation crée l'opinion, la répétition fixe cette opinion et en fait une croyance, c'est-à-dire une opinion assez stabilisée pour rester inébranlable.
Le pouvoir de la répétition sur les âmes simples - et souvent aussi sur celles qui ne sont pas simples - est merveilleux. Sous son influence, les erreurs les plus manifestes deviennent des vérités éclatantes.
Heureusement pour l'existence des sociétés, les moyens psychologiques capables de transformer l'erreur en croyance permettent aussi de faire accepter la vérité sous forme de croyance. Les défenseurs de la vieille armature sociale qui nous soutient encore l'oublient trop souvent.
Pour transformer en croyances - puisqu'elles ne peuvent s'imposer autrement - les vérités économiques et sociales sur lesquelles la vie des peuples repose, les apôtres de ces vérités doivent se résigner à l'adoption des seules méthodes de persuasion capables d'agir sur l'âme populaire. Aux affirmations violentes et répétées de l'erreur, ils doivent opposer des affirmations aussi violentes et aussi répétées de la vérité, opposer surtout des formules à des formules.
C'est avec des méthodes analogues que les fascistes italiens contribuèrent à endiguer le flot communiste qui menaçait de submerger la vie industrielle de leur pays, et contre lequel le gouvernement se reconnaissait impuissant.
Plusieurs sociétés modernes font songer à cette époque de décadence où, reniant ses dieux et abandonnant les institutions qui avaient assuré sa grandeur, Rome laissa détruire sa civilisation par des barbares sans culture, n'ayant d'autre force que leur nombre et la violence de leurs appétits.
Les grandes civilisations périssent dès qu'elles ne se défendent plus. Celles, déjà nombreuses, qui ont disparu de la scène du monde furent surtout victimes de l'indifférence et de la faiblesse de leurs défenseurs. L'Histoire ne se répète pas toujours, mais les lois qui la régissent sont éternelles.
Gustave Le Bon

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