mardi 30 septembre 2008

La catastrophe africaine

Le président libérien Samuel Doe découpé en morceaux, en direct, devant les caméras de la télévision, les massacres qui ensanglantent périodiquement les townships noires du Transvaal ou le spectacle lamentable de milliers d'Ethiopiens faméliques nous rappellent régulièrement l'ampleur du naufrage dans lequel l'Afrique subsaharienne sombre depuis une dizaine d'années.
Dans un continent noir où explosion démographique rime avec implosion économique, ruine écologique, régression alimentaire et réveil des grandes endémies, on regrettera bientôt, si ce n'est déjà le cas, l'heureux temps de la « pax europea »... Au terme d'une étude foisonnant d'informations originales et d'interprétations nouvelles, c'est à cette conclusion qu'arrive Bernard Lugan, un universitaire africaniste peu suspect de complaisance à l'égard de la religion tiers-mondiste.
Dans son Afrique, l'Histoire à l'endroit, parue voici deux ans, il avait déjà fait justice de diverses idées reçues et autres escroqueries historiques qui prévalent généralement. Il récidive en utilisant abondamment des sources documentaires indiscutables et en citant même les Africains les plus lucides qui, tel Bechir ben Yamed, n'hésitent pas à évoquer aujourd'hui les « trente non glorieuses de l'indépendance africaine ».
Trois décennies après l'accès à l'indépendance de presque tous les pays d'Afrique noire, le temps est en effet venu de faire les comptes et d'en tirer les conclusions qui s'imposent. Il y va de l'intérêt des Européens, en particulier des Français, engagés dans des politiques de coopération aussi inutiles que ruineuses, mais aussi et surtout de celui des Africains, entretenus dans une situation d'assistés qui se révèle aussi catastrophique qu'humiliante.
Contrairement à ce qu'affirmait René Dumont, qui mettait déjà en lumière, dès le début des années 60, certaines insuffisances africaines, le continent noir avait tout pour «bien partir» à cette époque. A des degrés divers selon les pays concernés, les colonisateurs laissaient derrière eux un embryon d'administration locale. des infrastructures importantes et d'immenses ressources naturelles. Trente ans plus tard, le bilan se révèle très lourd. Alors que le continent assurait à peu près son autosuffisance alimentaire en 1960, 40 % des Africains dépendent aujourd'hui pour manger de l'aide internationale. Dans le domaine sanitaire, la situation apparaît tout aussi grave. Tout le réseau de dispensaires et d'hôpitaux est en ruine et n'est plus adapté à la croissance de la population et à la résurgence des grandes endémies. Sur le plan commercial, l'Afrique noire, qui assurait 9 % du commerce international en 1960, n'en représente plus que 3 % en 1990. Le désastre écologique consécutif au surpâturage et à la déforestation abusive accélère la désertification de régions entières, alors que l'exode rural vient gonfler la population des bidonvilles qui prolifèrent à proximité des cités jadis établies par le colonisateur. La démographie galopante qui affecte le continent, en assurant un taux d'accroissement naturel supérieur à 3 % annuels, a d'ores et déjà créé une situation de surpopulation qui ne peut aller qu'en s'aggravant.
Pour les tenants de l'école tiers-mondiste, les causes du malheur de l'Afrique ne font aucun doute. Le seul responsable de la déroute actuelle, c'est le «colonialisme», source de tous les maux d'un continent qui, sans lui, aurait conquis depuis longtemps la place qui aurait dû être la sienne dans le grand concert de la civilisation mondiale.
Le «néocolonialisme» sournois qui s'est instauré depuis et la scandaleuse inégalité des «termes de l'échange» n'ont fait qu'aggraver une situation dont «l'Occident» est à l'évidence responsable. Depuis quelques années, Carlos Rangel (L'Occident et le Tiers Monde) ou Pascal Bruckner (Le sanglot de l'homme blanc) ont fait justice de cette langue de bois culpabilisante.
Reprenant la remarquable étude que Jacques Marseille a consacrée aux relations de l'Empire colonial et du capitalisme français, Bernard Lugan démontre sans appel que les colonies ont coûté infiniment plus cher à la France qu'elles ne lui ont rapporté et il chiffre le poids considérable de l'aide qui continue, depuis trente ans, à être déversée sur l'Afrique noire, en pure perte pour les populations souffrantes mais pour le plus grand profit des apparatchiks locaux. Il fait également justice des prétendus «échanges inégaux», en montrant que, dans de nombreux secteurs, les cours mondiaux des produits alimentaires et des matières premières ont connu, en valeur réelle, une hausse continue depuis l'indépendance et en expliquant surtout que les pays africains, attachés à leurs rentes de situation, ont été progressivement dépassés par des concurrents asiatiques autrement dynamiques et travailleurs. Le cas de la Malaisie est à cet égard très éclairant.
L'auteur, qui connaît parfaitement la réalité d'un monde africain qu'il a longuement pratiqué, n'a aucune peine à faire valoir que le seul pays qui n'a connu ni la colonisation, ni la christianisation (à peine 10 % de la population) et qui, au contraire, a été doté dès son origine d'institutions «démocratiques», à savoir le Liberia, est le premier à retomber dans le chaos le plus total.
Il lui est facile, en revanche, d'établir le diagnostic des maux véritables qui hypothèquent lourdement l'avenir de l'Afrique, Même s'il n'a pas été la, cause principale de l'effondrement en cours, le socialisme à la sauce tropicale a été un facteur aggravant. Du Bénin au Congo en passant par le Burkina Faso du capitaine Sankara ou l'Ethiopie du sinistre Mengistu, le bilan est catastrophique. La Zambie, qui fut la richissime Rhodésie du Nord, est en faillite au même titre que Madagascar, sagement gérée au cours de la première décennie d'indépendance avant d'être ruinée par une quinzaine d'années d'expérience «socialiste». Le cas le plus exemplaire demeure cependant la Tanzanie de Julius Nyéréré, idole des tiers-mondistes, champion du «développement autocentré» bénéficiaire des aides les plus volumineuses, dont le modèle «communautaire» a sombré lui aussi dans la faillite.
Les conflits ethniques dominent toute l'histoire récente de l'Afrique noire et il serait fastidieux de les énumérer, des guerres civiles tchadienne, soudanaise, nigérienne, zaïroise, angolaise ou éthiopienne aux massacres rwandais ou libériens. Le colonisateur a sans doute une part de responsabilité dans cette situation pour avoir bâti des Etats multi-ethniques aux frontières généralement artificielles, mais il est bien difficile de lui imputer une «balkanisation» africaine qu'il a, au contraire, tenté de limiter.
Autre fléau : la corruption, qui entrave tout effort de développement cohérent et contribue au détournement généralisé de l'aide occidentale dont les effets pervers sont largement analysés par Bernard Lugan qui nous montre comment l'aide alimentaire ruine les agricultures locales et décourage les paysans, seuls véritables producteurs de richesses, et la manière dont l'aide financière est régulièrement recyclée sur les comptes personnels des représentants de l'oligarchie indigène. Enfin, et c'est sans doute là que réside le message essentiel de l'ouvrage, l'Afrique est avant tout victime des virus idéologiques qui sévissent dans les pays du Nord. La culpabilisation de l'Occident ne sert en rien les intérêts d'un continent qui devra fatalement se prendre en mains un jour et appliquer à son profit la vieille devise « Aide-toi, le ciel t'aidera ». L'exemple d'un pays asiatique tel que la Corée du Sud qui, à la fin des années 50, en était au même point que le Ghana, montre qu'il n 'y a pas de fatalité du sous-développement.
A condition toutefois de rejeter les préjugés universalistes qui voudraient faire des Zaïrois des Européens ou des Japonais à la peau plus foncée. Le poids de la tradition et de l'héritage culturel est déterminant pour faire démarrer une économie arriérée. L'avoir négligé en attribuant, au nom du prétendu «genre humain» les mêmes possibilités aux Africains qu'aux Européens, c'était nier des millénaires d'histoire, ignorer l'importance des comportements collectifs, rêver en plein XXe siècle à un «bon sauvage» disponible pour toutes les expérimentations économiques et sociales. On a négligé ainsi, en pratiquant un racisme à rebours particulièrement pervers, une identité africaine qui n'a peut-être que faire de l' « american way of life ».
• Philippe Fraimbois : le Choc du Mois • Janvier 1992
Bernard Lugan : Afrique, Bilan de la décolonisation. Collection « Vérités et légendes ». Librairie Académique Perrin. 306 pages.

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