Sous la Ve République finissante, un scandale chasse l'autre, de l'Elysée aux associations humanitaires. On a peine aujourd'hui à comprendre l'énorme vague d'indignation populaire qui s'empara des Français à la fin de 1933 lorsque furent connues les protections dont jouissait un escroc mondain nommé Stavisky. Les historiens contemporain s'indignent plus de la réprobation populaire d'alors que de la décomposition de la classe politique au pouvoir, attestée par cette affaire à la fois sordide et dramatique. On y trouve tous les ingrédients des scandales précédents, et des éléments dignes des faits les plus récents.
L'affaire Stavisky n'a pas surgi comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle avait été précédée de deux autres scandales qui marquèrent les annales, ceux de Marthe Hanau ("la banquière") et d'Albert Oustric, éclatés respectivement en 1928 et 1930, Deux fois de suite, de nombreux épargnants furent ruinés, victimes de manipulations médiatiques (La Gazette du Franc de Mme Hanau), et de la complicité de hauts fonctionnaires avec des escrocs. La banque d'Oustric n'aurait jamais dû, par exemple, pouvoir fonctionner, ne remplissant pas les conditions requises. Marthe Hanau, à l'automne 1930, fut condamnée au minimum, deux ans de prison, mais elle commit l'erreur de faire appel. Or, elle fut rejugée en juillet 1934, en plein dans les séquelles de l'affaire Stavisky, et la justice lui infligea cette fois trois ans. Elle se suicida à la prison de Fresnes par le poison, bizarrement alors qu'elle allait être libérée, en juillet 1937. Albert Oustric, lui, écopa d'une année de détention début 1933 pour l'aspect financier de ses agissements, et fut acquitté en cour d'assises en mai de la même année pour corruption de fonctionnaires, Une conclusion judiciaire qui troubla l'opinion, tant les faits étaient avérés. Jamais deux sans trois, voici que fin 1933 l'affairiste Stavisky défraie la chronique.
De l'escroquerie à la crise politique
D'emblée, on est frappé que ces dernières années, des films aient pu être diffusés avec un battage médiatique maximal, à la gloire aussi bien de la "banquière" que de Stavisky, présentés comme fort sympathiques et plutôt victimes. L'exposé des faits ne procure pas du tout cette impression. Alexandre "Sacha" Stavisky, né dans une famille juive ukrainienne naturalisée française en 1900, est connu depuis sa condamnation en 1912, pour avoir loué le théâtre parisien Marigny, et avoir offert ensuite des places, moyennant cautions, pour des postes d'administrateurs, de techniciens, et même d'ouvreuses. Il dépensa l'argent, et les gogos se retrouvèrent débarrassés de leurs illusions. En 1933, il a 47 ans, et mène un train de vie fastueux avec sa femme Arlette, ex-mannequin de chez Chanel. D'abord spécialisé dans l'exploitation de la naïveté féminine, il noue des relations intéressantes au cours de nuits parisiennes, et dans les cercles de jeux. Il passe aux chèques maquillés, et plume des agents de change pour des millions, Arrêté en 1926, il devient le roi du report de procès, dix-neuf en tout, un record. La justice multiplie les faveurs et les erreurs à son bénéfice. Pourquoi ?
Là commence l'affaire. "Monsieur Alexandre" a pris dans l'entourage d'un ex-ministre radical de la Justice des avocats qu'il paye grassement. Il crée des sociétés où il offre des postes d'administrateurs très bien rétribués à tel ancien préfet de police ou inspecteur des Finances. Surtout, il jouit de la sympathie active de Camille Chautemps, un radical plusieurs fois président du Conseil des ministres, et qui le sera précisément fin 1933. Chautemps, qui n'est pas rien dans la franc-maçonnerie, a un frère avocat, qui a défendu Stavisky pour l'un de ses méfaits, et un beau-frère procureur de la République, Pressard, à l'origine de plusieurs "reports" et remises en faveur de l'escroc. Par ailleurs, certains policiers de haut rang et de sympathies radicales étouffent les fiches de renseignements et détournent les dossiers concernant Monsieur Alexandre. Et un important magistrat, Albert Prince, chef de la section financière du Parquet de la Seine, intervient aux moments critiques pour écarter les foudres de la loi de la tête de Stavisky.
Dans ce contexte sortent au printemps 1933 des articles d'organes nationaux sur "Sacha", « ce financier véreux escorté de politiciens affamés et de policiers sans vergogne payés sur la caisse des escroqueries ». A l'été, les attaques deviennent très précises : il est question de crédits municipaux, les monts de piété qui prêtent de l'argent aux personnes en difficultés sur des objets confiés en gages. Stavisky a monté une combine diabolique. Il s'est fait remettre des millions pour de fausses émeraudes par le Crédit municipal d'Orléans. Et il a lancé des bons de caisse sur la valeur des objets en dépôts, bons remis à des banques et des compagnies d'assurances, pour une valeur décuplée. Une inspection menace de tout faire s'écrouler. Tout s'arrange à coups de millions, issus de la même magouille, cette fois sur le Crédit municipal de Bayonne, dont le député-maire radical, Joseph Garat, ne jure que par l'escroc, Banques et assurances s'arrachent les bons de caisse illusoires, car le ministre radical du Travail, Dalimier, a envoyé aux instituts financiers une lettre officielle recommandant ce placement. Parallèlement, des journaux à la solde de Stavisky les encensent.
Mais Le Journal de la Bourse, à l'été, met en cause le système, et une carambouille sur des fonds hongrois, montée par Monsieur Alexandre, par sa trop grande grossièreté, contraint le ministère des Finances à en refuser l'homologation. Malgré des blocages officiels nombreux, une inspection à Bayonne finit par aboutir le 21 décembre 1933. Il y a pour 180 millions de faux bons, et pas un franc en caisse, Le 23, un complice de Stavisky est arrêté, et passe aux aveux. La nuit même, l'escroc prend la fuite. L'enquête policière est freinée par des "ripoux". Enfin, le 29 décembre, toute la presse titre sur « l'affaire Stavisky ».
Des morts providentielles
Alors, la tempête se déchaine. Début janvier, le député Garat est arrêté. Stavisky est repéré dans un chalet de Chamonix et, au moment où il va être arrêté, le 8 janvier 1934, il se suicide. Telle est la version des autorités. Le doute plane toujours. En tout cas, il ne peut plus parler. Deux directeurs de journaux sont emprisonnés pour complicité avec lui, et le ministre radical Dalimier, maintenant chargé des Colonies, doit démissionner. Des manifestations quotidiennes d'étudiants, puis d'épargnants et d'anciens combattants, ont lieu à Paris, pour dénoncer la pourriture du système. Le député de droite nationale Ybarnegaray interpelle à la Chambre, Chautemps, chef du gouvernement, le 12 janvier: « Qu'une pauvre femme vole un pain, elle sentira la poigne de la loi. Pour Stavisky, loi muette, juges sourds.» Tout est dit. Les Français de l'époque ne peuvent l'admettre. La morale qui s'impose à eux n'admet pas les compromissions de politiques, de magistrats, de certains policiers, avec un escroc. Le ministre de la Justice Raynaldy, accusé par le député de la Gironde Philippe Henriot, doit démissionner. Tout le cabinet Chautemps suit. Le ministère Daladier le remplace le 31 janvier. Il opère des changements dans la haute administration, qui frappe surtout ceux qui ont dénoncé les compromissions, tout en sauvant la mise aux amis de Stavisky, comme pour Pressard, le beau-frère de Chautemps, recasé à la Cour de cassation, Des "remerciés", dont le préfet de police Chiappe, refusent les postes de consolation offerts, et comme le radical Daladier refuse la nomination d'une commission d'enquête sur le réseau Stavisky, Fabri et Pietri, les deux seuls ministres de droite, ainsi qu'un indépendant, Doussain, démissionnent aussitôt. Là-dessus, ce sont les manifestations de protestation populaire du 6 février, et le massacre de patriotes qui s'en suit. Communistes, socialistes et radicaux, crient au "coup d'Etat", ce qui est dénué de tout fondement. Une crise politique majeure survient. L'affaire semble finie.
Pourtant, le 20 février 1934, elle rebondit. Le conseiller Prince, qui a joué un rôle trouble en faveur de Monsieur Alexandre, aurait beaucoup à dire. Il ne parlera pas, "suicidé" lui aussi, sur la voie ferrée à la Combe-aux-Fées près de Dijon. L'inspecteur principal Bonny, qui enquêtait alors, déclarera en décembre 1944, juste avant son exécution pour collaboration (il n'avait plus rien à perdre) que le magistrat Prince en savait trop et qu'il a été assassiné. Bien d'autres épisodes se greffent autour de la liquidation du réseau Stavisky. On retiendra de l'affaire les constantes du genre : comme pour celle du Panama, les principaux protagonistes meurent opportunément, quand ils risquent de mettre en cause des politiciens corrompus. On reverra d'autres "suicides" sous la Ve (ainsi dans le dossier de la Tour BP à la Défense). Les politiciens compromis, à l'instar de Daniel Wilson, le trafiquant de décorations gendre du président Wilson, s'en sortent toujours : ils se font réélire sans problème, leur carrière continue (cas de Chautemps, par exemple). L'affaire Stavisky marque néanmoins un tournant : ce sera la dernière fois où de braves gens indignés clameront leur indignation dans la rue. Le 6 février 1934, ils l'ont payé par plus de vingt tués par balles, et de 1.400 blessés.
Alexandre Martin, National Hebdo du 28 août au 3 septembre 2003.
L'affaire Stavisky n'a pas surgi comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle avait été précédée de deux autres scandales qui marquèrent les annales, ceux de Marthe Hanau ("la banquière") et d'Albert Oustric, éclatés respectivement en 1928 et 1930, Deux fois de suite, de nombreux épargnants furent ruinés, victimes de manipulations médiatiques (La Gazette du Franc de Mme Hanau), et de la complicité de hauts fonctionnaires avec des escrocs. La banque d'Oustric n'aurait jamais dû, par exemple, pouvoir fonctionner, ne remplissant pas les conditions requises. Marthe Hanau, à l'automne 1930, fut condamnée au minimum, deux ans de prison, mais elle commit l'erreur de faire appel. Or, elle fut rejugée en juillet 1934, en plein dans les séquelles de l'affaire Stavisky, et la justice lui infligea cette fois trois ans. Elle se suicida à la prison de Fresnes par le poison, bizarrement alors qu'elle allait être libérée, en juillet 1937. Albert Oustric, lui, écopa d'une année de détention début 1933 pour l'aspect financier de ses agissements, et fut acquitté en cour d'assises en mai de la même année pour corruption de fonctionnaires, Une conclusion judiciaire qui troubla l'opinion, tant les faits étaient avérés. Jamais deux sans trois, voici que fin 1933 l'affairiste Stavisky défraie la chronique.
De l'escroquerie à la crise politique
D'emblée, on est frappé que ces dernières années, des films aient pu être diffusés avec un battage médiatique maximal, à la gloire aussi bien de la "banquière" que de Stavisky, présentés comme fort sympathiques et plutôt victimes. L'exposé des faits ne procure pas du tout cette impression. Alexandre "Sacha" Stavisky, né dans une famille juive ukrainienne naturalisée française en 1900, est connu depuis sa condamnation en 1912, pour avoir loué le théâtre parisien Marigny, et avoir offert ensuite des places, moyennant cautions, pour des postes d'administrateurs, de techniciens, et même d'ouvreuses. Il dépensa l'argent, et les gogos se retrouvèrent débarrassés de leurs illusions. En 1933, il a 47 ans, et mène un train de vie fastueux avec sa femme Arlette, ex-mannequin de chez Chanel. D'abord spécialisé dans l'exploitation de la naïveté féminine, il noue des relations intéressantes au cours de nuits parisiennes, et dans les cercles de jeux. Il passe aux chèques maquillés, et plume des agents de change pour des millions, Arrêté en 1926, il devient le roi du report de procès, dix-neuf en tout, un record. La justice multiplie les faveurs et les erreurs à son bénéfice. Pourquoi ?
Là commence l'affaire. "Monsieur Alexandre" a pris dans l'entourage d'un ex-ministre radical de la Justice des avocats qu'il paye grassement. Il crée des sociétés où il offre des postes d'administrateurs très bien rétribués à tel ancien préfet de police ou inspecteur des Finances. Surtout, il jouit de la sympathie active de Camille Chautemps, un radical plusieurs fois président du Conseil des ministres, et qui le sera précisément fin 1933. Chautemps, qui n'est pas rien dans la franc-maçonnerie, a un frère avocat, qui a défendu Stavisky pour l'un de ses méfaits, et un beau-frère procureur de la République, Pressard, à l'origine de plusieurs "reports" et remises en faveur de l'escroc. Par ailleurs, certains policiers de haut rang et de sympathies radicales étouffent les fiches de renseignements et détournent les dossiers concernant Monsieur Alexandre. Et un important magistrat, Albert Prince, chef de la section financière du Parquet de la Seine, intervient aux moments critiques pour écarter les foudres de la loi de la tête de Stavisky.
Dans ce contexte sortent au printemps 1933 des articles d'organes nationaux sur "Sacha", « ce financier véreux escorté de politiciens affamés et de policiers sans vergogne payés sur la caisse des escroqueries ». A l'été, les attaques deviennent très précises : il est question de crédits municipaux, les monts de piété qui prêtent de l'argent aux personnes en difficultés sur des objets confiés en gages. Stavisky a monté une combine diabolique. Il s'est fait remettre des millions pour de fausses émeraudes par le Crédit municipal d'Orléans. Et il a lancé des bons de caisse sur la valeur des objets en dépôts, bons remis à des banques et des compagnies d'assurances, pour une valeur décuplée. Une inspection menace de tout faire s'écrouler. Tout s'arrange à coups de millions, issus de la même magouille, cette fois sur le Crédit municipal de Bayonne, dont le député-maire radical, Joseph Garat, ne jure que par l'escroc, Banques et assurances s'arrachent les bons de caisse illusoires, car le ministre radical du Travail, Dalimier, a envoyé aux instituts financiers une lettre officielle recommandant ce placement. Parallèlement, des journaux à la solde de Stavisky les encensent.
Mais Le Journal de la Bourse, à l'été, met en cause le système, et une carambouille sur des fonds hongrois, montée par Monsieur Alexandre, par sa trop grande grossièreté, contraint le ministère des Finances à en refuser l'homologation. Malgré des blocages officiels nombreux, une inspection à Bayonne finit par aboutir le 21 décembre 1933. Il y a pour 180 millions de faux bons, et pas un franc en caisse, Le 23, un complice de Stavisky est arrêté, et passe aux aveux. La nuit même, l'escroc prend la fuite. L'enquête policière est freinée par des "ripoux". Enfin, le 29 décembre, toute la presse titre sur « l'affaire Stavisky ».
Des morts providentielles
Alors, la tempête se déchaine. Début janvier, le député Garat est arrêté. Stavisky est repéré dans un chalet de Chamonix et, au moment où il va être arrêté, le 8 janvier 1934, il se suicide. Telle est la version des autorités. Le doute plane toujours. En tout cas, il ne peut plus parler. Deux directeurs de journaux sont emprisonnés pour complicité avec lui, et le ministre radical Dalimier, maintenant chargé des Colonies, doit démissionner. Des manifestations quotidiennes d'étudiants, puis d'épargnants et d'anciens combattants, ont lieu à Paris, pour dénoncer la pourriture du système. Le député de droite nationale Ybarnegaray interpelle à la Chambre, Chautemps, chef du gouvernement, le 12 janvier: « Qu'une pauvre femme vole un pain, elle sentira la poigne de la loi. Pour Stavisky, loi muette, juges sourds.» Tout est dit. Les Français de l'époque ne peuvent l'admettre. La morale qui s'impose à eux n'admet pas les compromissions de politiques, de magistrats, de certains policiers, avec un escroc. Le ministre de la Justice Raynaldy, accusé par le député de la Gironde Philippe Henriot, doit démissionner. Tout le cabinet Chautemps suit. Le ministère Daladier le remplace le 31 janvier. Il opère des changements dans la haute administration, qui frappe surtout ceux qui ont dénoncé les compromissions, tout en sauvant la mise aux amis de Stavisky, comme pour Pressard, le beau-frère de Chautemps, recasé à la Cour de cassation, Des "remerciés", dont le préfet de police Chiappe, refusent les postes de consolation offerts, et comme le radical Daladier refuse la nomination d'une commission d'enquête sur le réseau Stavisky, Fabri et Pietri, les deux seuls ministres de droite, ainsi qu'un indépendant, Doussain, démissionnent aussitôt. Là-dessus, ce sont les manifestations de protestation populaire du 6 février, et le massacre de patriotes qui s'en suit. Communistes, socialistes et radicaux, crient au "coup d'Etat", ce qui est dénué de tout fondement. Une crise politique majeure survient. L'affaire semble finie.
Pourtant, le 20 février 1934, elle rebondit. Le conseiller Prince, qui a joué un rôle trouble en faveur de Monsieur Alexandre, aurait beaucoup à dire. Il ne parlera pas, "suicidé" lui aussi, sur la voie ferrée à la Combe-aux-Fées près de Dijon. L'inspecteur principal Bonny, qui enquêtait alors, déclarera en décembre 1944, juste avant son exécution pour collaboration (il n'avait plus rien à perdre) que le magistrat Prince en savait trop et qu'il a été assassiné. Bien d'autres épisodes se greffent autour de la liquidation du réseau Stavisky. On retiendra de l'affaire les constantes du genre : comme pour celle du Panama, les principaux protagonistes meurent opportunément, quand ils risquent de mettre en cause des politiciens corrompus. On reverra d'autres "suicides" sous la Ve (ainsi dans le dossier de la Tour BP à la Défense). Les politiciens compromis, à l'instar de Daniel Wilson, le trafiquant de décorations gendre du président Wilson, s'en sortent toujours : ils se font réélire sans problème, leur carrière continue (cas de Chautemps, par exemple). L'affaire Stavisky marque néanmoins un tournant : ce sera la dernière fois où de braves gens indignés clameront leur indignation dans la rue. Le 6 février 1934, ils l'ont payé par plus de vingt tués par balles, et de 1.400 blessés.
Alexandre Martin, National Hebdo du 28 août au 3 septembre 2003.
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