Comment l'Église s'est opposée à l'esclavage
Faudra-t-il une fois encore faire repentance et battre sa coulpe sur la poitrine des anciens? Inévitablement, la question se pose dès que l'esclavage repointe son nez au rythme des revendications ou des séances de pose mémorielle. Dans la ligne de mire : l'Église catholique. Petite balade au pas de charge dans une histoire complexe.
Pour le sanctuaire laïc, le président Sarkozy a tranché : c'est oui ! Désormais, le 23 mai sera « une journée commémorative » de l'abolition de l'esclavage. « La traite des Noirs, l'esclavage ainsi que leur abolition » devraient aussi être inscrit dans les programmes de l'enseignement primaire dès la prochaine rentrée scolaire. Pas difficile : ils l'étaient déjà ! Les petites têtes de toutes les couleurs auront leur séance de catéchisme républicain obligatoire plutôt deux fois qu'une. Mais l'Église catholique ? Certains aimeraient bien qu'elle se couvre la tête de cendres et que ses prélats, revêtus d'un sac, descendent dans la rue pour expier les péchés passés. Dans un monde qui ne croit plus à rien, ni au Bien, ni au Mal, pas même à l'Église comme institution, la revendication a un puissant goût de paradoxe.
Un petit pas pour Onésime, un grand pas pour l'humanité
Fait presque aussi vieux que l'homme, l'esclavage était une pratique courante dans l'Empire romain au moment où les apôtres y prêchaient l'Evangile de Jésus-Christ. On ne trouve pas trace dans les premiers écrits chrétiens d'un appel à la révolte ou à la libération des esclaves. Dommage pour la version marxiste révisée 1968 façon Katmandou, qui voyait en Jésus-Christ une préfiguration de Che Guevara.
Saint Paul, lui, aborde le problème de front. C'est le premier ! S'il intervient, c'est d'abord en faveur d'un certain Onésime, esclave, qui finira d'ailleurs évêque, un détail que l'on omet généralement de souligner. Les spécialistes s'interrogent encore pour savoir si Onésime s'est échappé pour se réfugier auprès de Paul ou s'il a été envoyé par son maître pour l'aider dans sa prison. Au fond, peu importe.
Toujours, est-il que Paul de Tarse renvoie l'esclave et demande à son maître de l'accueillir « non plus comme un esclave, bien mieux qu'un esclave, comme un frère très cher ». Derrière cette phrase, Paul pose le principe de l'égalité foncière des hommes. Mais attention : devant Dieu ! L'apôtre ne porte pas le bonnet phrygien, il ne remet pas en cause les structures sociales, ni le droit qui régit la société. Il ne dénonce pas directement l'esclavage, mais appelle à un renversement intérieur où maître et esclave se considèrent désormais comme membres d'une même famille. Un petit pas pour Onésime, un grand pas pour l'humanité.
La position de saint Paul au sein du christianisme fait que sa perception de l'esclavage va fonder la position de l'Église. De manière paradoxale, Paul renverse même les positions. Chaque chrétien doit se considérer comme un « esclave du Christ » qu'il soit un homme libre ou de statut servile. Mais cet esclavage rompt avec celui de l'ancienne alliance pour ouvrir les portes à la vraie liberté. C'est tout le thème de ses attaques contre les judaïsants.
Cette vision va se traduire très rapidement dans les faits. C'est le plus étonnant, d'ailleurs ! Si, au moment des persécutions anti-chrétiennes, nombre d'esclaves dénoncent leurs maîtres devenus des adeptes de la nouvelle religion, d'autres iront à la mort avec eux. C'est le cas de Perpétue (la maîtresse) et Félicité (l'esclave) qui meurent ensemble. Face à la mort, elles s'entraident et subissent le même sort. Elles sont mises à nu - condition réservée habituellement aux esclaves -, enfermées dans un filet pour être livrées à une vache en furie.
Pourtant, si l'Église les reconnaît toutes les deux comme martyres, elle ne dénonce pas à cette occasion l'esclavage. Cependant, le cas de Félicité, épouse de Révocarus, un autre esclave, montre que par rapport à l'État, l'Église a déjà progressé sur cette question. Elle reconnaît aux esclaves le droit au mariage comme pour tout citoyen.
Jusqu'à la paix de Constantin, en 332, l'Église subit le sort commun et vit dans une société dans laquelle l'esclavage est profondément ancré. Dès lors qu'elle va monter en puissance, il va tendre à disparaître. Mais lentement, très lentement. Il y a comme une volonté de ne pas bousculer trop vite l'édifice social. Il faut dire que d'autres problèmes agitent aussi l'époque. Les hérésies, par exemple, qui obligent les théologiens à mieux définir la foi de l'Église. Les invasions des barbares, aussi, qui ne se gênent pas pour récolter abondamment des bras pour le travail et des plaisirs plus sensuels. Des invasions qui durent jusqu'au Haut Moyen Âge, quand les hommes du Nord n'hésitent pas à venir faire leur marché sur le continent.
Mais cette époque est aussi celle d'une profonde mutation. Peu à peu, le servage remplace l'esclavage, même si ce ne sont pas forcément des anciens esclaves qui deviennent les nouveaux serfs. La différence entre les deux ? Le serf jouit d'une véritable personnalité juridique. Il peut contracter mariage, faire appel à la justice et témoigner, posséder et vendre des biens. S'il dépend d'un seigneur, c'est par le biais d'un contrat qui engage les deux parties. C'est une réforme ? Non, sire, c'est une révolution.
Le deuxième concile de Lyon excommunie les négriers
Pour en arriver là, il a fallu que l'Église intervienne. Le deuxième concile de Lyon (567-570) utilise L'arme de l'excommunication. Ceux qui réduisent en captivité, par traîtrise ou trahison, « des âmes qui vivaient tranquilles depuis longtemps sans aucune mise en question de leur condition » sont exclus de l'Église. En Chrétienté, c'est la mort sociale assurée. Le concile de Châlon (647-653) renforce les choses, en interdisant la vente des captifs hors des frontières du royaume des Francs. L'Église échoue cependant sur un point : le commerce des esclaves païens. Ils sont acheminés vers le monde musulman, le plus souvent par le biais de marchand juifs.
Plus concrètement, l'esclavage fait place au servage par le biais de l'affranchissement. En 632, le bon saint Eloi - celui de la chanson - dote l'abbaye de Solignac d'une centaine d'esclaves. Et les affranchit. Il ne peut en libérer davantage puisque le droit romain, toujours en vigueur, le lui interdit. Pourtant, l'Église tique. Deux conciles interviennent pour s'opposer aux affranchissements : celui d'Epaone en 517 et celui de Clichy, en 626. La raison ? Incompréhensible pour des oreilles modernes. Affranchir des esclaves, c'est, selon le droit de l'époque, diminuer le patrimoine ecclésiastique appartenant toujours à l'État, l'Église n'en ayant que la jouissance. La solution sera trouvée lors du concile d'Orléans (541) et du concile de Tolède (633) : les affranchis doivent rester au service de l'Église ou sous son patronage.
Peu à peu donc, la pratique d'une même religion par les esclaves et les maîtres modifie sensiblement la situation, au point de faire naître le servage. L'Église a-telle condamné l'esclavage ? Pas vraiment. Elle a agi, en modifiant, au coup par coup, des situations précises.
La question se pose à nouveau avec force avec la découverte de l'Amérique. Les Indiens ont-ils une âme ? Pour Bartholomé de Las Casas, la réponse ne fait aucun doute. C'est oui ! Et il en tire les conséquences pratiques quand il assiste à des massacres d'indiens : ces derniers doivent être libres et chrétiens. La solution ? Celle qu'il propose est à l'origine de bien des polémiques. Aux Indiens, il préconise de substituer des Noirs. Pour sauver les uns, il sacrifie les autres ...
Dans son ouvrage, L'Église au risque de l'histoire, préfacé par Pierre Chaunu(1), l'historien Jean Dumont tente une approche équilibrée de cette question : « Les Espagnols, ne pouvant utiliser suffisamment la main-d'oeuvre indienne trop affaiblie et surtout trop protégée, eurent recours, approuvés initialement et imités en cela par las Casas lui-même, à l'importation d'esclaves noirs. Or, fait intéressant, ils se montrèrent, en cela encore, très modérés : cette autre forme de génocide fut beaucoup moins leur fait que celui de leurs contemporains anglo-saxons, portugais ou français. En témoigne toujours la constatation que l'Amérique espagnole reste très majoritairement indienne aujourd'hui. »
Concernant la traite des Noirs, la position de l'Église va évoluer. En 1454, le pape Nicolas V légalise la traite. Un siècle plus tard, la bulle Sublimis Deus (1537) de Paul III rééquilibre la donne, en rappelant que chrétiens et non chrétiens jouissent des mêmes droits fondamentaux. Devant le développement de la traite, Grégoire XV, en 1622, fonde la Congrégation de la propagation de la foi. Elle met en cause l'esclavage pratiqué par les missionnaires, mais ne s'attaque aux abus qu'à partir de 1820. Il faut attendre jusqu'au XIXe siêcle pour que l'esclavage des Noirs soit dénoncé. On avait oublié, semble-t-il, de lire avec attention le traité Servi liberi (« Des esclaves libres ») du père Epiphane de Moirans qui date du XVIIe siècle. Voilà ce que c'est que d'écrire en latin ...
Si le traité Servi liberi du XVIIe siècle avait été plus lu ...
En 1839, le magistère de l'Église tranche la question avec l'encyclique In Supremo Apostolatus de Grégoire XVI. Il dénonce avec fermeté la traite des Noirs entre l'Afrique et l'Amérique ainsi que les mauvais traitements. Il est interdit aux clercs de justifier le commerce négrier et encore plus d'y participer. Quand le Brésil abolit l'esclavage à son tour, en 1888, le pape Léon XIII salut l'évènement dans l'encyclique In Plurimis. Il va même plus loin puisqu'il condamne ceux qui, dans le passé, n'ont pas tenu compte « de la communauté de nature, de la dignité humaine, de l'image divine imprimée dans l'homme ».
Condamne-t-il ainsi le passé de l'Église ? Ce serait mal connaître, et Léon XIII, et la réalité historique. Depuis leur apparition sur la grande scène de l'histoire, les chrétiens ont été confrontés à l'esclavage. D'abord en l'étant eux-mêmes, puis en cherchant, derrière saint Paul, à modifier lentement la situation. L'irruption de la modernité touche l'Église elle-même qui va parfois jeter un voile pudique sur cette situation.
Et les chrétiens ? Si certains défendent les esclaves et travaillent à leur émancipation, d'autres profitent largement de la situation. De son côté, l'Église, siècle après siècle, travaille globalement les esprits pour les préparer à l'émancipation. Même les athées les plus convaincus seront finalement, à leur corps défendant, les héritiers de saint Paul qui voit dans l'esclave un « frère ». On vous le disait : un petit pas pour Onésime, un grand pas pour l'humanité.
(1). Éditions de Paris, 2002.
Romain Bénédicte Le Choc du Mois Juin 2008
Faudra-t-il une fois encore faire repentance et battre sa coulpe sur la poitrine des anciens? Inévitablement, la question se pose dès que l'esclavage repointe son nez au rythme des revendications ou des séances de pose mémorielle. Dans la ligne de mire : l'Église catholique. Petite balade au pas de charge dans une histoire complexe.
Pour le sanctuaire laïc, le président Sarkozy a tranché : c'est oui ! Désormais, le 23 mai sera « une journée commémorative » de l'abolition de l'esclavage. « La traite des Noirs, l'esclavage ainsi que leur abolition » devraient aussi être inscrit dans les programmes de l'enseignement primaire dès la prochaine rentrée scolaire. Pas difficile : ils l'étaient déjà ! Les petites têtes de toutes les couleurs auront leur séance de catéchisme républicain obligatoire plutôt deux fois qu'une. Mais l'Église catholique ? Certains aimeraient bien qu'elle se couvre la tête de cendres et que ses prélats, revêtus d'un sac, descendent dans la rue pour expier les péchés passés. Dans un monde qui ne croit plus à rien, ni au Bien, ni au Mal, pas même à l'Église comme institution, la revendication a un puissant goût de paradoxe.
Un petit pas pour Onésime, un grand pas pour l'humanité
Fait presque aussi vieux que l'homme, l'esclavage était une pratique courante dans l'Empire romain au moment où les apôtres y prêchaient l'Evangile de Jésus-Christ. On ne trouve pas trace dans les premiers écrits chrétiens d'un appel à la révolte ou à la libération des esclaves. Dommage pour la version marxiste révisée 1968 façon Katmandou, qui voyait en Jésus-Christ une préfiguration de Che Guevara.
Saint Paul, lui, aborde le problème de front. C'est le premier ! S'il intervient, c'est d'abord en faveur d'un certain Onésime, esclave, qui finira d'ailleurs évêque, un détail que l'on omet généralement de souligner. Les spécialistes s'interrogent encore pour savoir si Onésime s'est échappé pour se réfugier auprès de Paul ou s'il a été envoyé par son maître pour l'aider dans sa prison. Au fond, peu importe.
Toujours, est-il que Paul de Tarse renvoie l'esclave et demande à son maître de l'accueillir « non plus comme un esclave, bien mieux qu'un esclave, comme un frère très cher ». Derrière cette phrase, Paul pose le principe de l'égalité foncière des hommes. Mais attention : devant Dieu ! L'apôtre ne porte pas le bonnet phrygien, il ne remet pas en cause les structures sociales, ni le droit qui régit la société. Il ne dénonce pas directement l'esclavage, mais appelle à un renversement intérieur où maître et esclave se considèrent désormais comme membres d'une même famille. Un petit pas pour Onésime, un grand pas pour l'humanité.
La position de saint Paul au sein du christianisme fait que sa perception de l'esclavage va fonder la position de l'Église. De manière paradoxale, Paul renverse même les positions. Chaque chrétien doit se considérer comme un « esclave du Christ » qu'il soit un homme libre ou de statut servile. Mais cet esclavage rompt avec celui de l'ancienne alliance pour ouvrir les portes à la vraie liberté. C'est tout le thème de ses attaques contre les judaïsants.
Cette vision va se traduire très rapidement dans les faits. C'est le plus étonnant, d'ailleurs ! Si, au moment des persécutions anti-chrétiennes, nombre d'esclaves dénoncent leurs maîtres devenus des adeptes de la nouvelle religion, d'autres iront à la mort avec eux. C'est le cas de Perpétue (la maîtresse) et Félicité (l'esclave) qui meurent ensemble. Face à la mort, elles s'entraident et subissent le même sort. Elles sont mises à nu - condition réservée habituellement aux esclaves -, enfermées dans un filet pour être livrées à une vache en furie.
Pourtant, si l'Église les reconnaît toutes les deux comme martyres, elle ne dénonce pas à cette occasion l'esclavage. Cependant, le cas de Félicité, épouse de Révocarus, un autre esclave, montre que par rapport à l'État, l'Église a déjà progressé sur cette question. Elle reconnaît aux esclaves le droit au mariage comme pour tout citoyen.
Jusqu'à la paix de Constantin, en 332, l'Église subit le sort commun et vit dans une société dans laquelle l'esclavage est profondément ancré. Dès lors qu'elle va monter en puissance, il va tendre à disparaître. Mais lentement, très lentement. Il y a comme une volonté de ne pas bousculer trop vite l'édifice social. Il faut dire que d'autres problèmes agitent aussi l'époque. Les hérésies, par exemple, qui obligent les théologiens à mieux définir la foi de l'Église. Les invasions des barbares, aussi, qui ne se gênent pas pour récolter abondamment des bras pour le travail et des plaisirs plus sensuels. Des invasions qui durent jusqu'au Haut Moyen Âge, quand les hommes du Nord n'hésitent pas à venir faire leur marché sur le continent.
Mais cette époque est aussi celle d'une profonde mutation. Peu à peu, le servage remplace l'esclavage, même si ce ne sont pas forcément des anciens esclaves qui deviennent les nouveaux serfs. La différence entre les deux ? Le serf jouit d'une véritable personnalité juridique. Il peut contracter mariage, faire appel à la justice et témoigner, posséder et vendre des biens. S'il dépend d'un seigneur, c'est par le biais d'un contrat qui engage les deux parties. C'est une réforme ? Non, sire, c'est une révolution.
Le deuxième concile de Lyon excommunie les négriers
Pour en arriver là, il a fallu que l'Église intervienne. Le deuxième concile de Lyon (567-570) utilise L'arme de l'excommunication. Ceux qui réduisent en captivité, par traîtrise ou trahison, « des âmes qui vivaient tranquilles depuis longtemps sans aucune mise en question de leur condition » sont exclus de l'Église. En Chrétienté, c'est la mort sociale assurée. Le concile de Châlon (647-653) renforce les choses, en interdisant la vente des captifs hors des frontières du royaume des Francs. L'Église échoue cependant sur un point : le commerce des esclaves païens. Ils sont acheminés vers le monde musulman, le plus souvent par le biais de marchand juifs.
Plus concrètement, l'esclavage fait place au servage par le biais de l'affranchissement. En 632, le bon saint Eloi - celui de la chanson - dote l'abbaye de Solignac d'une centaine d'esclaves. Et les affranchit. Il ne peut en libérer davantage puisque le droit romain, toujours en vigueur, le lui interdit. Pourtant, l'Église tique. Deux conciles interviennent pour s'opposer aux affranchissements : celui d'Epaone en 517 et celui de Clichy, en 626. La raison ? Incompréhensible pour des oreilles modernes. Affranchir des esclaves, c'est, selon le droit de l'époque, diminuer le patrimoine ecclésiastique appartenant toujours à l'État, l'Église n'en ayant que la jouissance. La solution sera trouvée lors du concile d'Orléans (541) et du concile de Tolède (633) : les affranchis doivent rester au service de l'Église ou sous son patronage.
Peu à peu donc, la pratique d'une même religion par les esclaves et les maîtres modifie sensiblement la situation, au point de faire naître le servage. L'Église a-telle condamné l'esclavage ? Pas vraiment. Elle a agi, en modifiant, au coup par coup, des situations précises.
La question se pose à nouveau avec force avec la découverte de l'Amérique. Les Indiens ont-ils une âme ? Pour Bartholomé de Las Casas, la réponse ne fait aucun doute. C'est oui ! Et il en tire les conséquences pratiques quand il assiste à des massacres d'indiens : ces derniers doivent être libres et chrétiens. La solution ? Celle qu'il propose est à l'origine de bien des polémiques. Aux Indiens, il préconise de substituer des Noirs. Pour sauver les uns, il sacrifie les autres ...
Dans son ouvrage, L'Église au risque de l'histoire, préfacé par Pierre Chaunu(1), l'historien Jean Dumont tente une approche équilibrée de cette question : « Les Espagnols, ne pouvant utiliser suffisamment la main-d'oeuvre indienne trop affaiblie et surtout trop protégée, eurent recours, approuvés initialement et imités en cela par las Casas lui-même, à l'importation d'esclaves noirs. Or, fait intéressant, ils se montrèrent, en cela encore, très modérés : cette autre forme de génocide fut beaucoup moins leur fait que celui de leurs contemporains anglo-saxons, portugais ou français. En témoigne toujours la constatation que l'Amérique espagnole reste très majoritairement indienne aujourd'hui. »
Concernant la traite des Noirs, la position de l'Église va évoluer. En 1454, le pape Nicolas V légalise la traite. Un siècle plus tard, la bulle Sublimis Deus (1537) de Paul III rééquilibre la donne, en rappelant que chrétiens et non chrétiens jouissent des mêmes droits fondamentaux. Devant le développement de la traite, Grégoire XV, en 1622, fonde la Congrégation de la propagation de la foi. Elle met en cause l'esclavage pratiqué par les missionnaires, mais ne s'attaque aux abus qu'à partir de 1820. Il faut attendre jusqu'au XIXe siêcle pour que l'esclavage des Noirs soit dénoncé. On avait oublié, semble-t-il, de lire avec attention le traité Servi liberi (« Des esclaves libres ») du père Epiphane de Moirans qui date du XVIIe siècle. Voilà ce que c'est que d'écrire en latin ...
Si le traité Servi liberi du XVIIe siècle avait été plus lu ...
En 1839, le magistère de l'Église tranche la question avec l'encyclique In Supremo Apostolatus de Grégoire XVI. Il dénonce avec fermeté la traite des Noirs entre l'Afrique et l'Amérique ainsi que les mauvais traitements. Il est interdit aux clercs de justifier le commerce négrier et encore plus d'y participer. Quand le Brésil abolit l'esclavage à son tour, en 1888, le pape Léon XIII salut l'évènement dans l'encyclique In Plurimis. Il va même plus loin puisqu'il condamne ceux qui, dans le passé, n'ont pas tenu compte « de la communauté de nature, de la dignité humaine, de l'image divine imprimée dans l'homme ».
Condamne-t-il ainsi le passé de l'Église ? Ce serait mal connaître, et Léon XIII, et la réalité historique. Depuis leur apparition sur la grande scène de l'histoire, les chrétiens ont été confrontés à l'esclavage. D'abord en l'étant eux-mêmes, puis en cherchant, derrière saint Paul, à modifier lentement la situation. L'irruption de la modernité touche l'Église elle-même qui va parfois jeter un voile pudique sur cette situation.
Et les chrétiens ? Si certains défendent les esclaves et travaillent à leur émancipation, d'autres profitent largement de la situation. De son côté, l'Église, siècle après siècle, travaille globalement les esprits pour les préparer à l'émancipation. Même les athées les plus convaincus seront finalement, à leur corps défendant, les héritiers de saint Paul qui voit dans l'esclave un « frère ». On vous le disait : un petit pas pour Onésime, un grand pas pour l'humanité.
(1). Éditions de Paris, 2002.
Romain Bénédicte Le Choc du Mois Juin 2008
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