C'est un trait spécifiquement médiéval, cette fierté de son état, - et non moins médiévale, la jalousie avec laquelle chaque corporation revendique ses privilèges.
Celui de juger par elle-même des délits du métier est peut-être l'un des plus précieux pour l'époque, mais elle estime essentielle aussi la liberté de s'administrer par ses propres représentants. Pour cela, on élit chaque année un conseil composé de maîtres choisis, soit par l'ensemble de la corporation, soit par les autres maîtres ; les usages varient suivant les métiers. Les conseillers prêtent serment, d'où leur nom de "jurés" ; ils doivent veiller à l'observation des règlements, visiter et protéger les apprentis, trancher les différends qui peuvent s'élever entre les maîtres, inspecter les boutiques pour faire la police des fraudes. C'est à eux que revient aussi la charge d'administrer la caisse de la corporation. Leur influence est telle dans la cité qu'ils en viennent souvent à jouer un rôle politique.
Dans quelques villes, comme à Marseille, les délégués des métiers prennent une part effective à la direction des affaires communales ; ils font d'emblée partie du Conseil Général ; aucune décision touchant les intérêts de la ville ne peut être prise sans eux ; ils choisissent tous les huit jours des "semainiers" qui assistent le recteur et sans lesquels on ne peut pas tenir de délibération. Suivant l'expression de l'historien de la commune de Marseille, M. Bourrilly, les chefs de métier étaient "l'élément moteur" de la vie municipale, et l'on pourrait dire que Marseille eut au XIIIe siècle un gouvernement à base corporative.
La confrérie, d'origine religieuse, qui, elle, existe à peu près partout, même là où le métier n'est pas organisé en maîtrise ou jurande, est un centre d'entr'aide. Parmi les charges qui pèsent régulièrement sur la caisse de la communauté figurent en première place les pensions versées aux maîtres âgés ou infirmes, et les secours aux membres malades, pendant leur temps de maladie et de convalescence, C'est un système d'assurances dans lequel chaque cas peut être connu et examiné en particulier, ce qui permet d'apporter le remède approprié à chaque situation et d'éviter aussi les abus et les cumuls. "Si fis de maître eschiet pauvre, et veut apprendre, les prud'hommes doivent leur faire apprendre des 5 sols (taxe corporative) - et de leurs aumônes", dit le statut des "boucliers de fer" ou fabricants de boucles. La corporation aide le cas échéant ses membres lorsqu'ils sont en voyage ou en cas de chômage. Thomas Deloney place dans la bouche d'un confrère du Noble Métier un passage très significatif. Tom Drum (c'est son nom) a rencontré sur sa route un jeune seigneur ruiné et lui propose de l'accompagner jusqu'à Londres : « C'est moi qui paye, dit-il, à la prochaine ville nous nous amuserons bien. Comment, dit le jeune homme, je croyais que tu n'avais qu'un petit sou pour toute fortune. - Je vais te dire, reprend Tom. Si tu étais cordonnier comme moi, tu pourrais voyager d'un bout à l'autre de l'Angleterre avec rien qu'un penny dans ta poche. Pourtant dans chaque ville tu trouverais bon gîte et bonne chère, et de quoi boire, sans même dépenser ton penny. C'est que les cordonniers ne veulent pas voir qu'un des leurs ne manque de rien. Voilà notre règlement : Si un compagnon arrive dans une ville, sans argent et sans pain, il n'a qu'à se faire connaître, et pas besoin de s'occuper d'autre chose. Les autres compagnons de la ville non seulement le reçoivent bien, mais lui fournissent gratis le vivre et le couvert, S'il veut travailler, leur bureau se charge de lui trouver un patron, et il n'a pas à se déranger. » Ce court passage en dit assez pour se passer de commentaire.
Ainsi comprises, les corporations étaient un centre très vivant d'aide mutuelle, faisant honneur à leur de devise : « Tous pour un, chacun pour tous. » Elles tiraient gloire de leurs œuvres de charité. Les orfèvres obtiennent ainsi la permission de tenir boutique le dimanche et aux fêtes des Apôtres, chômées en général, chacun à tour de rôle ; tout ce qu'il gagne ce jour-là sert à offrir le jour de Pâques un repas aux pauvres de Paris ; "Quanque il gagne qui l'ouvroir a ouvert, il le met en la boîte de la confrérie des orfèvres,... et de tout l'argent de cette boîte donne-t-on chacun an le jour de Pâques un dîner aux pauvres de l'Hôtel-Dieu de Paris". Dans la plupart des métiers aussi, les orphelins de la corporation sont élevés à ses frais.
Tout cela se passe dans une atmosphère de concorde et de gaieté dont le travail moderne ne peut guère donner l'idée. Les corporations et confréries ont chacune leurs traditions, leur fête, leurs rites pieux ou bouffer, leurs chansons, leurs insignes. Toujours d'après Thomas Deloney, un cordonnier, pour être adopté comme fils du "Noble Métier", doit savoir « chanter, sonner du cor, jouer de la flûte, manier le bâton ferré, combattre à l'épée et compter ses outils en vers ». Lors des fêtes de la cité, et aux cortèges solennels, les corporations déploient leurs bannières, et c'est à qui se trouvera quelques titres de préséance. Ce sont de petits mondes extraordinairement vivants et actifs, qui achèvent de donner à la cité son impulsion et sa physionomie originale.
Au total, on ne saurait mieux résumer le caractère de la vie urbaine au Moyen Age qu'en citant le grand historien des villes médiévales, Henri Pirenne : « L'économie urbaine est digne de l'architecture gothique dont elle est contemporaine. Elle a créé de toutes pièces... une législation sociale plus complète que celle d'aucune autre époque, y compris la nôtre. En supprimant les intermédiaires entre vendeur et acheteur, elle a assuré aux bourgeois le bienfait de la vie à bon marché ; elle a impitoyablement poursuivi la fraude, protégé le travailleur contre la concurrence et l'exploitation, règlementé son labeur et son salaire, veillé à son hygiène, pourvu à l'apprentissage, empêché le travail de la femme et de l'enfant, en même temps qu'elle a réussi à réserver à la ville le monopole de fournir de ses produits les campagnes environnantes et à trouver au loin des débouchés à son commerce (2) ».
(1). C'est à regret que nous employons ce terme, dont on a tant abusé et qui a prêté à si nombreuses confusions à propos de nos anciennes institutions. Notons d'abord qu'il s'agit d'un vocable moderne, qui n'apparaît qu'au XVIIIe siècle. Jusqu'alors il n'avait été question que de maîtrises ou de jurandes. Celles-ci, que caractérise le monopole de fabrication pour un métier donné dans une ville, ont été, durant la belle période du Moyen Age, assez peu nombreuses ; elles existaient à Paris, mais non dans l'ensemble du royaume où elles ne commencèrent à devenir le régime habituel - avec encore de nombreuses exceptions - qu'à la fin du XVe siècle. L'âge d'or des corporations a été, non le Moyen Age, mais le XVIe siècle ; or dès cette époque elles commençaient, sous l'impulsion de la bourgeoisie, à être en fait accaparées par les patrons qui firent de la maîtrise une sorte de privilège héréditaire, tendance qui s'accentua si bien qu'aux siècles suivants les maîtres constituaient une véritable caste dont l'accès était difficile, sinon impossible, aux ouvriers peu fortunés. Ceux-ci n'eurent d'autre ressource que de former à leur tour, pour leur défense, des sociétés autonomes et plus ou moins secrètes, les compagnonnages.
Celui de juger par elle-même des délits du métier est peut-être l'un des plus précieux pour l'époque, mais elle estime essentielle aussi la liberté de s'administrer par ses propres représentants. Pour cela, on élit chaque année un conseil composé de maîtres choisis, soit par l'ensemble de la corporation, soit par les autres maîtres ; les usages varient suivant les métiers. Les conseillers prêtent serment, d'où leur nom de "jurés" ; ils doivent veiller à l'observation des règlements, visiter et protéger les apprentis, trancher les différends qui peuvent s'élever entre les maîtres, inspecter les boutiques pour faire la police des fraudes. C'est à eux que revient aussi la charge d'administrer la caisse de la corporation. Leur influence est telle dans la cité qu'ils en viennent souvent à jouer un rôle politique.
Dans quelques villes, comme à Marseille, les délégués des métiers prennent une part effective à la direction des affaires communales ; ils font d'emblée partie du Conseil Général ; aucune décision touchant les intérêts de la ville ne peut être prise sans eux ; ils choisissent tous les huit jours des "semainiers" qui assistent le recteur et sans lesquels on ne peut pas tenir de délibération. Suivant l'expression de l'historien de la commune de Marseille, M. Bourrilly, les chefs de métier étaient "l'élément moteur" de la vie municipale, et l'on pourrait dire que Marseille eut au XIIIe siècle un gouvernement à base corporative.
La confrérie, d'origine religieuse, qui, elle, existe à peu près partout, même là où le métier n'est pas organisé en maîtrise ou jurande, est un centre d'entr'aide. Parmi les charges qui pèsent régulièrement sur la caisse de la communauté figurent en première place les pensions versées aux maîtres âgés ou infirmes, et les secours aux membres malades, pendant leur temps de maladie et de convalescence, C'est un système d'assurances dans lequel chaque cas peut être connu et examiné en particulier, ce qui permet d'apporter le remède approprié à chaque situation et d'éviter aussi les abus et les cumuls. "Si fis de maître eschiet pauvre, et veut apprendre, les prud'hommes doivent leur faire apprendre des 5 sols (taxe corporative) - et de leurs aumônes", dit le statut des "boucliers de fer" ou fabricants de boucles. La corporation aide le cas échéant ses membres lorsqu'ils sont en voyage ou en cas de chômage. Thomas Deloney place dans la bouche d'un confrère du Noble Métier un passage très significatif. Tom Drum (c'est son nom) a rencontré sur sa route un jeune seigneur ruiné et lui propose de l'accompagner jusqu'à Londres : « C'est moi qui paye, dit-il, à la prochaine ville nous nous amuserons bien. Comment, dit le jeune homme, je croyais que tu n'avais qu'un petit sou pour toute fortune. - Je vais te dire, reprend Tom. Si tu étais cordonnier comme moi, tu pourrais voyager d'un bout à l'autre de l'Angleterre avec rien qu'un penny dans ta poche. Pourtant dans chaque ville tu trouverais bon gîte et bonne chère, et de quoi boire, sans même dépenser ton penny. C'est que les cordonniers ne veulent pas voir qu'un des leurs ne manque de rien. Voilà notre règlement : Si un compagnon arrive dans une ville, sans argent et sans pain, il n'a qu'à se faire connaître, et pas besoin de s'occuper d'autre chose. Les autres compagnons de la ville non seulement le reçoivent bien, mais lui fournissent gratis le vivre et le couvert, S'il veut travailler, leur bureau se charge de lui trouver un patron, et il n'a pas à se déranger. » Ce court passage en dit assez pour se passer de commentaire.
Ainsi comprises, les corporations étaient un centre très vivant d'aide mutuelle, faisant honneur à leur de devise : « Tous pour un, chacun pour tous. » Elles tiraient gloire de leurs œuvres de charité. Les orfèvres obtiennent ainsi la permission de tenir boutique le dimanche et aux fêtes des Apôtres, chômées en général, chacun à tour de rôle ; tout ce qu'il gagne ce jour-là sert à offrir le jour de Pâques un repas aux pauvres de Paris ; "Quanque il gagne qui l'ouvroir a ouvert, il le met en la boîte de la confrérie des orfèvres,... et de tout l'argent de cette boîte donne-t-on chacun an le jour de Pâques un dîner aux pauvres de l'Hôtel-Dieu de Paris". Dans la plupart des métiers aussi, les orphelins de la corporation sont élevés à ses frais.
Tout cela se passe dans une atmosphère de concorde et de gaieté dont le travail moderne ne peut guère donner l'idée. Les corporations et confréries ont chacune leurs traditions, leur fête, leurs rites pieux ou bouffer, leurs chansons, leurs insignes. Toujours d'après Thomas Deloney, un cordonnier, pour être adopté comme fils du "Noble Métier", doit savoir « chanter, sonner du cor, jouer de la flûte, manier le bâton ferré, combattre à l'épée et compter ses outils en vers ». Lors des fêtes de la cité, et aux cortèges solennels, les corporations déploient leurs bannières, et c'est à qui se trouvera quelques titres de préséance. Ce sont de petits mondes extraordinairement vivants et actifs, qui achèvent de donner à la cité son impulsion et sa physionomie originale.
Au total, on ne saurait mieux résumer le caractère de la vie urbaine au Moyen Age qu'en citant le grand historien des villes médiévales, Henri Pirenne : « L'économie urbaine est digne de l'architecture gothique dont elle est contemporaine. Elle a créé de toutes pièces... une législation sociale plus complète que celle d'aucune autre époque, y compris la nôtre. En supprimant les intermédiaires entre vendeur et acheteur, elle a assuré aux bourgeois le bienfait de la vie à bon marché ; elle a impitoyablement poursuivi la fraude, protégé le travailleur contre la concurrence et l'exploitation, règlementé son labeur et son salaire, veillé à son hygiène, pourvu à l'apprentissage, empêché le travail de la femme et de l'enfant, en même temps qu'elle a réussi à réserver à la ville le monopole de fournir de ses produits les campagnes environnantes et à trouver au loin des débouchés à son commerce (2) ».
(1). C'est à regret que nous employons ce terme, dont on a tant abusé et qui a prêté à si nombreuses confusions à propos de nos anciennes institutions. Notons d'abord qu'il s'agit d'un vocable moderne, qui n'apparaît qu'au XVIIIe siècle. Jusqu'alors il n'avait été question que de maîtrises ou de jurandes. Celles-ci, que caractérise le monopole de fabrication pour un métier donné dans une ville, ont été, durant la belle période du Moyen Age, assez peu nombreuses ; elles existaient à Paris, mais non dans l'ensemble du royaume où elles ne commencèrent à devenir le régime habituel - avec encore de nombreuses exceptions - qu'à la fin du XVe siècle. L'âge d'or des corporations a été, non le Moyen Age, mais le XVIe siècle ; or dès cette époque elles commençaient, sous l'impulsion de la bourgeoisie, à être en fait accaparées par les patrons qui firent de la maîtrise une sorte de privilège héréditaire, tendance qui s'accentua si bien qu'aux siècles suivants les maîtres constituaient une véritable caste dont l'accès était difficile, sinon impossible, aux ouvriers peu fortunés. Ceux-ci n'eurent d'autre ressource que de former à leur tour, pour leur défense, des sociétés autonomes et plus ou moins secrètes, les compagnonnages.
Après avoir été, dans l'esprit de certains historiens, le synonyme de "tyrannie", la corporation a fait l'objet de jugements moins sévères, et parfois d'éloges exagérés. Les travaux d'Hauser ont eu surtout pour but de réagir contre cette dernière tendance, et de démontrer qu'il faut se garder de voir en elle un monde "idyllique" ; il est bien certain qu'aucun régime de travail ne peut être qualifié d'"idyllique", pas plus la corporation qu'un autre - si ce n'est, peut-être, par comparaison avec la situation faite au prolétariat industriel au XIXe siècle, ou avec des innovations modernes telles que le système Bedaud.
(2). Les villes et les institutions urbaines au Moyen Age, tome I,
Lumière du Moyen-âge : Régine Pernoud
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