Les libraires des sous-préfectures ont de la chance : les œuvres complètes d'Albert Einstein seront bientôt disponibles en langue française, grâce au CNRS et aux éditions du Seuil. Quant à ceux, parmi leurs clients, qui souhaiteraient aussi acquérir les ouvrages de Louis de Broglie ou de Henri Poincaré, ils devront attendre que le Centre national de la recherche s'y intéresse, c'est·à-dire patienter jusqu'à une date indéterminée, au XXle ou au XXlle siècle.
Pourquoi Einstein sur fonds publics français ? Et pourquoi maintenant ? A la vérité, il en va pour lui comme pour certaines boules de billard: quand on les voit passer, il faut chercher celle qui a transmis le mouvement. Dans le cas d'Einstein, le moteur s'appelle Henri Poincaré, un génie français méconnu, resté dans les cartons poussiéreux de la mémoire scientifique jusqu'à ce qu'on l'exhume récemment pour cause de perspicacité incontournable. Depuis une dizaine d'année, en effet, les physiciens et les biologistes intéressés par la mathématique des évènements aléatoires se rendent compte qu'ils lui doivent tout. Voilà près d'un siècle (Théorie du tourbillon, 1893) qu'il a mis au point les outils dont ils se servent. Et personne n'a songé à lui rendre un hommage posthume.
Du côté des einsteiniens pur beurre, le retour à Poincaré inquiète : on risque en effet de découvrir que l'invention de la relativité n'est pas attribuable à leur idole, mais à Poincaré qui l'a précédé de quelques années. Pourquoi, dira-t-on, l'auteur lui-même n'a-t-il pas insisté de son vivant pour le faire savoir ? C'est que Poincaré, comme beaucoup de génies authentiques, avait l'intelligence généreuse, et ne cessait de pondre du nouveau sans se soucier outre mesure du sort médiatique de ses œuvres. En outre, la mécanique relativiste n'est devenue à la mode qu'après sa mort intervenue en 1912. Poincaré a eu le savoir-faire, mais pas le faire-savoir.
L' ANTÉRIORITÉ DE POINCARÉ
Pour autant, si l'on reprend la chronologie des évènements intellectuels de la fin du XIX' siècle, les choses sont claires. Remontons à 1885. Le roi Oscar II de Suède organise un concours. Non une eurovision de la chanson, mais un défi sur le thème du problème des n-Corps. Un siècle avant les Grimaldi de Monaco, les têtes princières s'intéressaient plus à la physique qu'au showbiz. De quoi s'agissait-il? Soient le Soleil et la Terre. Peut -on calculer raisonnablement l'influence de l'un sur le mouvement de l'autre ? Question simple pour les spécialistes : la loi de gravitation de Newton un peu améliorée donne la solution: Mais si l'on repose la même question avec trois corps : la Soleil, la Terre et la Lune, par exemple, la réponse devient beaucoup plus compliquée. Et le problème est considéré comme insoluble si l'on veut tenir compte en même temps des dix planètes du système solaire ou, plus généralement, de 17 corps en nombre indéterminé.
Poincaré, le premier, explique pourquoi il n'existe pas de solution finie au problème des n-corps, et propose une approximation restée sous le nom de «conjecture de Poincaré ». Les membres du jury sont émerveillés de la puissance d'esprit de ce mathématicien trentenaire. Et le grand Karl Weierstrass, auteur d'une célèbre théorie des fonctions et membre du jury, prédit « une ère nouvelle dans la mécanique céleste ».
Les premiers bouleversements sont confirmés en 1896 par Poincaré lui-même. Dans une conférence adressée au premier Congrès international de mathématiques réuni à Zurich, il note : « L'espace absolu, le temps absolu, la géométrie euclidienne même, ne sont pas des conditions qui s'imposent à la mécanique; on pourrait énoncer les faits en les rapportant à un espace non euclidien... » Voilà déjà en germe l'espace à quatre dimensions. Or. remarquera utilement qu'un jeune étudiant entrait à l'époque en première année au Polytechnicum de Zurich : un certain Albert Einstein. A-t-il assisté au Congrès? Silence prudent des biographes officiels.
Deuxième temps : la publication par Poincaré de La science et l' hypothèse en 1902. Dans ce livre, il avance des notions nouvelles en mécanique céleste, et principalement ceci: « L'état de corps et leurs distances mutuelles à un instant quelconque dépendront seulement de l'état de ces mêmes corps et de leurs distances à l'instant initial, mais ne dépendront nullement de la position absolue initiale du système et de son orientation initiale. C'est ce que je pourrai appeler la loi de relativité. » A quoi il ajoute: « Un pareil énoncé est indépendant de toute interprétation des expériences. Si la loi est vraie dans l'interprétation euclidienne, elle sera vraie aussi dans l' interprétation non euclidienne. »
Dans son article des Annalen der Physik, rédigé en juin 1905 et considéré comme fondateur de la mécanique relativiste, Einstein écrira : « Les lois de l'électrodynamique et de l'optique seront également valables pour tous les systèmes de référence dans lesquels les équations de la mécanique sont valables. Nous érigerons cette conjoncture (dont nous appellerons, dans ce qui suit, l'énoncé: Principe de relativité) en postulat ... » A trois ans de distance, on constate une évidente priorité pour Poincaré dans des énoncés extrêmement proches, priorité qui n'est toujours pas reconnue au mathématicien français.
On peut se demander, à ce propos, si Einstein avait lu l'ouvrage de Poincaré, et si, par exemple, il avait pu s'en « inspirer ». Son biographe et condisciple Maurice Solovine, qui rédigera plus tard une bonne partie de l'hagiographie einsteinienne, est formel sur ce sujet : Einstein et quelques amis avaient lu La science et l' hypothèse à Berne avant 1905; et Solovine d'avouer que c'était« un livre qui nous avait profondément impressionnés et retenus en haleine pendant de longues semaines ». Il devient, dans ces conditions, difficile d'affirmer que l'article d'Einstein de 1905 relève d'un cas de génération spontanée des idées, unique dans les annales de l'histoire des sciences ...
PAS DE GÉNÉRATION SPONTANÉE DES IDÉES
Pour fonder la priorité de Poincaré, on peut encore citer deux textes importants. Tout d'abord une conférence de 1904 au Congrès des Arts et Sciences de Saint-Louis, dans laquelle il indique que dans une mécanique nouvelle les surfaces d'onde pourraient ne plus être des sphères mais des ellipsoïdes ; c'est la première intuition de la courbure de l'espace. Puis un mémoire sur la dynamique de l'électron, adressé en juillet 1905 aux Comptes-rendus du cercle mathématique de Palerme, publié en 1906 seulement. Poincaré y indique à propos des célèbres expériences de Michelson sur le mouvement de la Terre dans l'espace, et à propos des commentaires qu'en fit le physicien hollandais Hendrik Lorentz : « Il semble que cette impossibilité de mettre en évidence expérimentalement le mouvement absolu de la Terre soit une loi générale de la nature ; nous sommes naturellement porté à admettre cette loi, que nous appellerons le Postulat de Relativité et à l'admettre sans restrictions. » Sur cette base, Poincaré introduit dans la théorie une quatrième dimension de l'espace, fondement de la relativité générale que Minkowski ne développera qu'en 1907-1909 pour donner un cadre mathématique cohérent aux travaux de son élève Einstein.
Une note résumant cet article, adressée à l'Académie des Sciences de Paris, fut débattue le 5 juin 1905, soit vingt cinq jours avant l'expédition par Einstein de son mémoire « fondateur» aux Annalen der Physik. Poincaré y expliquait déjà qu'il fallait considérer que la propagation de la gravitation n'est pas instantanée mais « se fait avec la vitesse de la lumière ». Il prenait en outre parti pour la vitesse de la lumière comme référent dans tous les calculs de mécanique céleste, et donnait une solution mathématique au problème du mouvement relatif : la structuration en groupe abélien des équations de Lorentz. Dès lors, tout était en place.
En 1924, douze ans après la mort de Poincaré, le physicien Edouard Guillaume faisait republier les textes importants de son maître sur la mécanique nouvelle et considérait comme « incroyable » que son travail « génial» soit « à peu près inconnu et presque jamais cité ». A la fin d'un siècle qui aura été marqué presque entièrement par un Poincaré enfin redécouvert, il est temps de faire justice de quelques mythes de l'histoire de la relativité. Certes, il n'est pas étonnant que certains lobbies publicitaires, ceux-là même qui avaient poussé sa candidature à la présidence de l'Etat d'Israël en 1952, à la mort de Chaim Weizmann, militent en faveur d'Einstein et poussent à la publication des Œuvres complètes. Mais la chronologie exacte de l'invention de la théorie montre une belle supercherie.
Henri Poincaré, La mécanique nouvelle, Conférence, Mémoire et Note sur la Théorie de la relativité ; réimpression par la librairie Jacques Gabay, 151 bis, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.
Albert Einstein, Œuvres complètes, CNRS-Le Seuil.
Jean-François Gauthier. Le Choc du Mois. Juillet-août 1991 • N° 42-43
Pourquoi Einstein sur fonds publics français ? Et pourquoi maintenant ? A la vérité, il en va pour lui comme pour certaines boules de billard: quand on les voit passer, il faut chercher celle qui a transmis le mouvement. Dans le cas d'Einstein, le moteur s'appelle Henri Poincaré, un génie français méconnu, resté dans les cartons poussiéreux de la mémoire scientifique jusqu'à ce qu'on l'exhume récemment pour cause de perspicacité incontournable. Depuis une dizaine d'année, en effet, les physiciens et les biologistes intéressés par la mathématique des évènements aléatoires se rendent compte qu'ils lui doivent tout. Voilà près d'un siècle (Théorie du tourbillon, 1893) qu'il a mis au point les outils dont ils se servent. Et personne n'a songé à lui rendre un hommage posthume.
Du côté des einsteiniens pur beurre, le retour à Poincaré inquiète : on risque en effet de découvrir que l'invention de la relativité n'est pas attribuable à leur idole, mais à Poincaré qui l'a précédé de quelques années. Pourquoi, dira-t-on, l'auteur lui-même n'a-t-il pas insisté de son vivant pour le faire savoir ? C'est que Poincaré, comme beaucoup de génies authentiques, avait l'intelligence généreuse, et ne cessait de pondre du nouveau sans se soucier outre mesure du sort médiatique de ses œuvres. En outre, la mécanique relativiste n'est devenue à la mode qu'après sa mort intervenue en 1912. Poincaré a eu le savoir-faire, mais pas le faire-savoir.
L' ANTÉRIORITÉ DE POINCARÉ
Pour autant, si l'on reprend la chronologie des évènements intellectuels de la fin du XIX' siècle, les choses sont claires. Remontons à 1885. Le roi Oscar II de Suède organise un concours. Non une eurovision de la chanson, mais un défi sur le thème du problème des n-Corps. Un siècle avant les Grimaldi de Monaco, les têtes princières s'intéressaient plus à la physique qu'au showbiz. De quoi s'agissait-il? Soient le Soleil et la Terre. Peut -on calculer raisonnablement l'influence de l'un sur le mouvement de l'autre ? Question simple pour les spécialistes : la loi de gravitation de Newton un peu améliorée donne la solution: Mais si l'on repose la même question avec trois corps : la Soleil, la Terre et la Lune, par exemple, la réponse devient beaucoup plus compliquée. Et le problème est considéré comme insoluble si l'on veut tenir compte en même temps des dix planètes du système solaire ou, plus généralement, de 17 corps en nombre indéterminé.
Poincaré, le premier, explique pourquoi il n'existe pas de solution finie au problème des n-corps, et propose une approximation restée sous le nom de «conjecture de Poincaré ». Les membres du jury sont émerveillés de la puissance d'esprit de ce mathématicien trentenaire. Et le grand Karl Weierstrass, auteur d'une célèbre théorie des fonctions et membre du jury, prédit « une ère nouvelle dans la mécanique céleste ».
Les premiers bouleversements sont confirmés en 1896 par Poincaré lui-même. Dans une conférence adressée au premier Congrès international de mathématiques réuni à Zurich, il note : « L'espace absolu, le temps absolu, la géométrie euclidienne même, ne sont pas des conditions qui s'imposent à la mécanique; on pourrait énoncer les faits en les rapportant à un espace non euclidien... » Voilà déjà en germe l'espace à quatre dimensions. Or. remarquera utilement qu'un jeune étudiant entrait à l'époque en première année au Polytechnicum de Zurich : un certain Albert Einstein. A-t-il assisté au Congrès? Silence prudent des biographes officiels.
Deuxième temps : la publication par Poincaré de La science et l' hypothèse en 1902. Dans ce livre, il avance des notions nouvelles en mécanique céleste, et principalement ceci: « L'état de corps et leurs distances mutuelles à un instant quelconque dépendront seulement de l'état de ces mêmes corps et de leurs distances à l'instant initial, mais ne dépendront nullement de la position absolue initiale du système et de son orientation initiale. C'est ce que je pourrai appeler la loi de relativité. » A quoi il ajoute: « Un pareil énoncé est indépendant de toute interprétation des expériences. Si la loi est vraie dans l'interprétation euclidienne, elle sera vraie aussi dans l' interprétation non euclidienne. »
Dans son article des Annalen der Physik, rédigé en juin 1905 et considéré comme fondateur de la mécanique relativiste, Einstein écrira : « Les lois de l'électrodynamique et de l'optique seront également valables pour tous les systèmes de référence dans lesquels les équations de la mécanique sont valables. Nous érigerons cette conjoncture (dont nous appellerons, dans ce qui suit, l'énoncé: Principe de relativité) en postulat ... » A trois ans de distance, on constate une évidente priorité pour Poincaré dans des énoncés extrêmement proches, priorité qui n'est toujours pas reconnue au mathématicien français.
On peut se demander, à ce propos, si Einstein avait lu l'ouvrage de Poincaré, et si, par exemple, il avait pu s'en « inspirer ». Son biographe et condisciple Maurice Solovine, qui rédigera plus tard une bonne partie de l'hagiographie einsteinienne, est formel sur ce sujet : Einstein et quelques amis avaient lu La science et l' hypothèse à Berne avant 1905; et Solovine d'avouer que c'était« un livre qui nous avait profondément impressionnés et retenus en haleine pendant de longues semaines ». Il devient, dans ces conditions, difficile d'affirmer que l'article d'Einstein de 1905 relève d'un cas de génération spontanée des idées, unique dans les annales de l'histoire des sciences ...
PAS DE GÉNÉRATION SPONTANÉE DES IDÉES
Pour fonder la priorité de Poincaré, on peut encore citer deux textes importants. Tout d'abord une conférence de 1904 au Congrès des Arts et Sciences de Saint-Louis, dans laquelle il indique que dans une mécanique nouvelle les surfaces d'onde pourraient ne plus être des sphères mais des ellipsoïdes ; c'est la première intuition de la courbure de l'espace. Puis un mémoire sur la dynamique de l'électron, adressé en juillet 1905 aux Comptes-rendus du cercle mathématique de Palerme, publié en 1906 seulement. Poincaré y indique à propos des célèbres expériences de Michelson sur le mouvement de la Terre dans l'espace, et à propos des commentaires qu'en fit le physicien hollandais Hendrik Lorentz : « Il semble que cette impossibilité de mettre en évidence expérimentalement le mouvement absolu de la Terre soit une loi générale de la nature ; nous sommes naturellement porté à admettre cette loi, que nous appellerons le Postulat de Relativité et à l'admettre sans restrictions. » Sur cette base, Poincaré introduit dans la théorie une quatrième dimension de l'espace, fondement de la relativité générale que Minkowski ne développera qu'en 1907-1909 pour donner un cadre mathématique cohérent aux travaux de son élève Einstein.
Une note résumant cet article, adressée à l'Académie des Sciences de Paris, fut débattue le 5 juin 1905, soit vingt cinq jours avant l'expédition par Einstein de son mémoire « fondateur» aux Annalen der Physik. Poincaré y expliquait déjà qu'il fallait considérer que la propagation de la gravitation n'est pas instantanée mais « se fait avec la vitesse de la lumière ». Il prenait en outre parti pour la vitesse de la lumière comme référent dans tous les calculs de mécanique céleste, et donnait une solution mathématique au problème du mouvement relatif : la structuration en groupe abélien des équations de Lorentz. Dès lors, tout était en place.
En 1924, douze ans après la mort de Poincaré, le physicien Edouard Guillaume faisait republier les textes importants de son maître sur la mécanique nouvelle et considérait comme « incroyable » que son travail « génial» soit « à peu près inconnu et presque jamais cité ». A la fin d'un siècle qui aura été marqué presque entièrement par un Poincaré enfin redécouvert, il est temps de faire justice de quelques mythes de l'histoire de la relativité. Certes, il n'est pas étonnant que certains lobbies publicitaires, ceux-là même qui avaient poussé sa candidature à la présidence de l'Etat d'Israël en 1952, à la mort de Chaim Weizmann, militent en faveur d'Einstein et poussent à la publication des Œuvres complètes. Mais la chronologie exacte de l'invention de la théorie montre une belle supercherie.
Henri Poincaré, La mécanique nouvelle, Conférence, Mémoire et Note sur la Théorie de la relativité ; réimpression par la librairie Jacques Gabay, 151 bis, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.
Albert Einstein, Œuvres complètes, CNRS-Le Seuil.
Jean-François Gauthier. Le Choc du Mois. Juillet-août 1991 • N° 42-43
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