Défini comme la « reconfiguration anthropologique d’homo authenticus », l’objet de ce travail, qui à bien des égards a davantage la forme d’un essai de grande ampleur que d’une analyse systématique, vise à cerner la manière dont l’idéal d’autodétermination individuelle s’est progressivement affirmé comme un motif triomphant de ce début du XXIe siècle.
À la croisée de l’histoire de la philosophie et de l’anthropologie culturelle, les prémisses de la réflexion visent en effet d’abord à cerner le désir d’authenticité comme objet de pensée, avant même de situer son imbrication dans le substrat sociologique qui, en définitive, a vu son avènement. Une démarche qui, sans être satisfaisante à tous égards, a néanmoins l’avantage de souligner efficacement une évolution dont les fortes implications idéatives ne laissent aucun doute : la nécessité d’être soi-même ne devient un sujet clairement saisissable que lorsqu’elle commence à se manifester dans la perception que les sujets ont d’eux-mêmes — quel que soit le moteur de cette prise de conscience. L’auteur entend ainsi, via la généalogie, rendre compréhensible la manière dont l’injonction à « être soi-même » a fourni le discours légitimant de nouveaux comportements, orientés par l’impératif éthique de la subjectivité. « Le principe d’autodétermination individuelle n’est pas resté, en effet, confiné dans le ciel des idées philosophiques : il s’est imposé au fil du temps comme un opérateur de transformation radicale de l’identité personnelle, du rapport de soi aux autres et au tout collectif. »
G. Lipovetsky situe la naissance de l’aspiration à l’authenticité individuelle au XVIIIesiècle, dans le sillage de la philosophie des Lumières. Il y perçoit une rupture décisive avec des sociétés holistes préexistantes, placées sous le signe de la conformité rigoureuse — une mise en parallèle univoque qui, en soi, ne va d’ailleurs pas sans poser quelques problèmes. À travers l’idée d’émancipation et d’autodétermination, l’émergence des velléités libératrices se comprend donc comme la révolte individuelle contre les attentes de la société — authenticité que l’auteur perçoit comme un héroïsme de la vie éthique dont Jean-Jacques Rousseau aurait été la figure prophétique, les Rêveries d’un promeneur solitaire le manifeste. Incarnée tour à tour par le Romantisme, les philosophies existentialistes ou la psychanalyse, c’est avec la pensée de l’École critique, au XXe siècle, qu’elle aurait trouvé sa quintessence dans la condamnation de l’aliénation sociale, c’est-à-dire des modes de destruction ou de soumission des singularités individuelles au profit d’une uniformité mutilante (idéologie bourgeoise, réification sous le règne de la marchandise, etc.).
Au cours des années soixante, l’authenticité devait se faire libertaire, en troquant la quête du gouvernement de soi contre l’aspiration à l’utopie de vie, la lutte politique, anti-institutionnelle et révolutionnaire — c’est son deuxième stade de développement — pour finalement aboutir, au sortir des années soixante-dix, au « droit à être soi », qui constitue le paradigme actuel de l’authenticité normalisée. Et c’est donc à cette phase ultime — la nôtre — qu’est consacré l’essentiel de l’ouvrage. Pas d’illusions ici, quant au rôle d’idées prétendument subversives :
« La consécration sociale de l’éthique de l’authenticité résulte moins de l’onde de choc provoquée par l’idéologie de la contre-culture que du bouleversement “matérialiste” engendré par le développement de la société de consommation et de communication de masse. »
Les pages réservées à l’évolution de la famille mettent en évidence l’émergence et l’affirmation du couple, nourries par l’idée d’auto-détermination, face à la structure familiale, avec pour symptôme notable l’extraordinaire inflation du rôle qu’occupe la sexualité dans l’accomplissement de soi. Une conception familiale ainsi réorientée — « redessinée par la dynamique de la liberté et de la réalisation subjective » — forme ainsi, à bien des égards, le programme informel de la « famille désinstitutionnalisée » (Louis Roussel). De même l’auteur intègre-t-il à la codification progressive de l’idéal d’authenticité les évolutions qui se sont fait jour dans les conceptions éducatives, ménageant une place de plus en plus importante à l’éclosion de la personnalité vraie de l’enfant, favorisant ainsi la permissivité et l’émulation aux dépens de la normativité coercitive. Du reste, il ne fait pas l’impasse sur le paradoxe des nouveaux phénomènes communautaires, cristallisés autour des identifications de genre, des appartenances ethniques ou de l’orientation sexuelle, et leur propension à se révéler comme des manifestations identitaires prescriptives tout en empruntant les voies de l’affirmation subjective de la personne. En témoigne par exemple la codification du comportement, de la tenue vestimentaire ou du langage dans un nombre considérable de sous-cultures porteuses de revendications. Au titre d’un droit à être soi, on prône ainsi la conformité à des codes qui s’immiscent jusque dans les plus petits détails du quotidien. L’acte souverain de la libre définition de soi s’accommode donc très bien de l’hétéronomie. Et la démultiplication à l’infini des motifs de genre, des manifestations de solidarité au sein de micro-communautés fondées sur le droit à être soi face aux assignations collectives forment à bien des égards une manifestation emblématique de recherche identitaire de l’authenticité.
En mettant en évidence la richesse de ses facettes et la variété de ses déclinaisons dans la réalité contemporaine, l’auteur parvient sans difficulté à convaincre du caractère paradigmatique du souci d’authenticité. Et c’est pourtant ce foisonnement qui induit inévitablement la limite même de l’ouvrage, ou, pour être plus précis, de la définition de son sujet. Car les variations foisonnantes sur le thème de l’authenticité, que le lecteur enrichit au fil des pages de ses propres observations, accusent immanquablement la forte polysémie du mot, dont les limites ne sont jamais clairement tracées. La démarche est résolument expansive, et plus les phénomènes analysés se multiplient, plus les contours du sujet se diluent. À couvert, des motifs sensiblement différents révèlent, quant à eux, d’étonnantes permanences : le souci de la singularité, le primat de la vérité subjective, la recherche de conformité identitaire, mais aussi le désir de restaurer une normativité objective (retour à la tradition, à la communauté réelle ou virtuelle, à des règles partagées). L’interconnexion complexe de ces phénomènes très divers, indubitable du point de vue de l’anthropologie culturelle, tend fatalement à s’effacer dans l’entreprise. Et pour cause. Comment faire cohabiter dans le même concept d’authenticité le mariage de personnes de même sexe, la consommation de drogues dites « récréatives » et le port du voile islamique ? Tantôt identifiée dans la structure du phénomène lui-même, tantôt déduite du discours conçu pour le légitimer, la notion théorique semble montrer ici de très claires limites en tant que catégorie d’analyse. C’est ici que la lecture plus resserrée et à bien des égards moins ambitieuse du sociologue allemand Andreas Reckwitz (La société des singularités : Une transformation structurelle de la modernité, 2021) semble saisir les enjeux à une échelle plus effective.
Il est à noter que la propension à forcer l’hétérogénéité des phénomènes traités semble également liée au regard intrinsèquement critique que G. Lipovetsky porte sur la « fétichisation » de l’authenticité, point de croisement d’une série de dynamiques historiques malgré tout assez diverses. Exploitation économique de la recherche de la vie authentique, heurs et malheurs de l’éducation permissive, conformismes de la distinction, illusions collectives dans les politiques populistes… Une démarche sceptique, rafraîchissante notamment lorsqu’elle confronte l’éthique de l’authenticité à l’éthique de la responsabilité :
« Plus on cherche à rendre le jeune autonome et plus nombreux sont les jeunes qui ont des difficultés à devenir matures, quitter le nid familial, assumer des responsabilités, s’engager professionnellement. Telle est l’ironie de l’éthique de l’authenticité hypermoderne qui, s’attachant à donner corps dans l’éducation au principe de possession de soi, génère au final peur de l’indépendance, insécurité et dépossession subjective. »
La critique s’avère néanmoins bien plus questionnable lorsqu’elle reproche aux individus de vouloir renouer, dans la recherche d’une authenticité nostalgique, avec les repères rassurants d’un monde en ordre (tourisme folklorique, culte du patrimoine, marketing de l’authenticité, etc.).
En définitive, ce que l’auteur semble déplorer, c’est une forme de facticité des motifs — le caractère inauthentique des nouvelles voies qu’emprunte la recherche d’authenticité normalisée. On n’échappe pas à son sujet. Mais maintenir droit l’idéal de rupture individuelle avec la normativité dans un temps où les identités collectives sont progressivement devenues incertaines — fragmentaires —, n’est-ce pas une contradiction dans les termes ? L’idée même d’une recherche héroïque d’authenticité continue obstinément à revendiquer le primat de sa propre normativité, comme un motif d’histoire des idées, dont la perpétuation, démunie de son substrat anthropologique, échoue fatalement dans la nostalgie d’un temps où il y avait encore un chemin droit qu’il était risqué de ne pas suivre.
Walter Aubrig 24/10/2024
Gilles Lipovetsky, Le sacre de l’authenticité, Paris, Gallimard, 2021, p.423.
https://institut-iliade.com/le-sacre-de-lauthenticite-de-gilles-lipovetsky/
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