mercredi 16 octobre 2024

Comment les Américains ont volé à l’URSS sa victoire sur le Japon

 

par Boris Egorov.

En 1938, les Américains se sont attribué le raid sans précédent que les Soviétiques ont mené sur la base aérienne japonaise de Taïwan et qui a impressionné la Chine entière. Mais l’URSS ne s’en est pas offusquée, et en était même très heureuse.

Réconciliation des vieux ennemis

Alors qu’en Occident le Troisième Reich rassemblait encore ses forces pour lutter pour « l’espace vital du peuple allemand », en Orient, le Japon travaillait déjà activement à la construction de la sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale, qui devait être placée sous son égide. En 1931, le pays du Soleil-Levant a envahi la Mandchourie chinoise, où il a rapidement établi l’État fantoche du Mandchoukouo, et en 1937, une guerre totale a éclaté entre le Japon et la Chine, ce qui a soulevé la question de la souveraineté de cette dernière.

L’armée impériale japonaise entre à Nankin, le 13 décembre 1937

L’Union Soviétique observait prudemment cette expansion japonaise, supposant à juste titre que tôt ou tard elle empièterait sur l’Extrême-Orient russe. Dans ces conditions, les dirigeants soviétiques se sont réconciliés avec leur vieil ennemi, le Kuomintang, parti dirigeant de la république de Chine, et son dirigeant Tchang Kaï-chek.

L’hostilité entre les deux pays était liée au soutien que l’URSS avait apporté aux communistes de Mao Zedong durant de longues années lors de leur combat contre le Kuomintang. L’attaque menée par le Japon a cependant forcé les deux parties à s’asseoir à la table des négociations.

Opération Zet

A finalement été conclu un accord sur la livraison de matériel militaire soviétique à la Chine. Pendant « l’opération Zet », les Chinois ont reçu, entre autres, plus de 80 chars, 700 véhicules motorisés, plus de 600 pièces d’artillerie et près de 400 mitrailleuses.

Les avions constituaient toutefois la majeure partie du matériel livré. Obsolète, l’aviation chinoise avait presque immédiatement été écrasée par le Service aérien de l’Armée impériale japonaise plus moderne, ce qui a permis à cette dernière d’acquérir une supériorité aérienne et de bombarder les villes chinoises en toute impunité. Au début de la guerre, pour régler la situation, l’URSS a donc envoyé plus de 300 avions de chasse Polikarpov I-15 et I-16, ainsi qu’environ 150 bombardiers Tupolev SB et TB-3 au Kuomintang.

À la défense de la Chine

Sur demande du gouvernement chinois, des pilotes militaires soviétiques ont également commencé à arriver secrètement dans le pays. Des pilotes expérimentés, dont certains avaient pris part à la guerre d’Espagne, ont non seulement formé des soldats locaux, mais ont eux-mêmes activement participé aux combats contre les Japonais. Pour éviter les incidents diplomatiques avec Tokyo, les pilotes soviétiques étaient officiellement enregistrés comme volontaires, ou bien se cachaient sous des noms chinois : par exemple, Fiodor Polynine, commandant du groupe de bombardiers aériens de la ville de Hankou, était connu sous le nom de Fyn Po.

Les premiers pilotes soviétiques sont arrivés en Chine en novembre 1937, et ont immédiatement pris part aux combats contre leur ennemi. Inférieurs en nombre par rapport aux Japonais, ils partaient en vol quatre ou cinq fois par jour pour protéger les villes chinoises.

Un chasseur soviétique I-16

Après que le Service aérien de l’Armée impériale japonaise a subi de lourdes pertes dans le ciel au-dessus de Nankin, capitale chinoise de l’époque, et que des frappes aériennes précises et dévastatrices aient été lancées sur leurs aérodromes près de Shanghai, les Japonais ont alors compris qu’ils avaient affaire à un ennemi plus dangereux et mieux entraîné. La désinvolture qui caractérisait leurs actions jusque-là s’est par conséquent transformée en prudence, mais cela n’a pas suffi à les préparer à la frappe soviétique sans précédent contre Taïwan (alors connue sous le nom de Formose).

Opération audacieuse

Le raid sur l’aérodrome de Matsuyama, près de Taipei, la plus grande ville de Taïwan, était prévu pour le 23 février 1938 comme « cadeau » aux Japonais à l’occasion du vingtième anniversaire de l’Armée rouge. À l’époque, il s’agissait de l’une des plus grandes bases aériennes du Service aérien de l’Armée impériale japonaise ; Tokyo était pourtant sûre qu’elle était inaccessible pour leur ennemi.

Vingt-huit bombardiers Tupolev SB portant des plaques d’identification de l’armée de l’air chinoise devaient être lancés depuis l’aérodrome de Hankou, près de Wuhan, à près de mille kilomètres de Taïwan. Un deuxième groupe constitué de 12 avions avec des équipages mixtes sino-soviétiques a décollé du détroit de Nanchang, plus proche de Taipei.

Un bombardier soviétique SB-2

Le raid a néanmoins failli échouer avant même d’avoir commencé. À l’aube, alors que les avions étaient prêts à décoller, des bombardiers japonais sont apparus dans le ciel près de Hankou. « J’ai été pris de frissons. S’ils frappaient, l’aérodrome partait en fumée. Les avions étaient remplis de carburant inflammable et les bombes étaient déjà à bord… Si les canons antiaériens ne les repoussaient pas, tout était perdu », racontait Fiodor Polynine, le commandant du raid, dans ses mémoires « Боевые маршруты » (Boïévyé marchroutyi, Les Itinéraires de combat). Ils ont cependant évité la catastrophe : les Japonais se sont subitement dirigés vers la ville voisine de Changsha.

L’attaque sur Matsuyama était, pour l’époque, une opération militaire sans précédent. Pendant sept heures, les 28 bombardiers ont volé à découvert, sans la protection des avions de chasse, sur près de 1 000 kilomètres, dont 200 au-dessus de l’eau. Le groupe de Nanchang a quant à lui dû retourner à la base à cause d’une erreur de navigation.

Pour réduire la consommation de carburant et augmenter la durée du vol, le groupe de bombardiers de Hankou volait à une altitude de près de 5 000 mètres. À une telle hauteur et sans masque à oxygène, les pilotes étaient à bout de forces à cause du manque d’air. « Le rythme cardiaque s’accélère, vous êtes étourdi, somnolent… dans ces conditions, vous ne pouvez compter que sur votre propre endurance physique », se rappelle Polynine.

Frappe aérienne soudaine

Ayant réussi à atteindre Taïwan, les avions soviétiques sont allés au nord de l’île, puis, après une brusque volte-face, ont coupé leurs moteurs et frappé Matsuyama.

Au total, 280 bombes ont été larguées sur l’aérodrome. 40 avions ennemis ont été détruits, sans compter ceux qui étaient en pièce détachées dans des conteneurs, tandis que les hangars et leur réserve de carburant pour trois ans ont brûlé.

Fiodor Polynine

Les Japonais étaient persuadés que ce lointain aérodrome était en sécurité. Aucun de leurs avions de chasse n’a pu décoller et les canons antiaériens ont fonctionné trop tard, alors que les avions soviétiques se dirigeaient déjà vers le continent.

Tokyo était choqué par le raid de Polynine, car il leur a clairement montré que les îles japonaises elles-mêmes étaient maintenant menacées. Le gouverneur de Taïwan a été évincé et le commandant de la base de Matsuyama s’est suicidé.

Triomphe américain ?

Les pilotes soviétiques sont retournés à Hankou sans déplorer aucune perte, et y ont été accueillis en héros. L’épouse du dirigeant chinois Tchang Kaï-chek, Song Meiling, a même participé au festin donné en leur honneur.

Mais si les dirigeants du pays étaient au courant des circonstances du raid aérien, la population chinoise n’en connaissait pas les détails, en raison du statut secret du séjour des pilotes soviétiques.

L’exploit a alors été attribué à un groupe de volontaires étrangers (principalement américains) dirigés par le pilote américain Vincent Schmidt. Officiellement nommé le « 14e escadron volontaire », ce groupe était précurseur des célèbres Tigres volants (Flying Tigers), un groupe de pilotes de chasse volontaires américains qui est arrivé en Chine en avril 1941.

Des pilotes soviétiques en Chine

« Dans l’un des magazines publiés en anglais à Hankou, de curieuses nouvelles sont apparues à ce moment-là : un groupe d’avions chinois manœuvrés par des pilotes étrangers aurait attaqué Formose et causé de sérieux dégâts à l’armée japonaise. Juste en dessous, il était indiqué que des pilotes américains avaient pris part au raid », écrit Polynine.

Le 25 février 1938, The Hong Kong Telegraph écrivait sur la façon dont « le vétéran intrépide de nombreuses guerres » Vincent Schmidt avait mené le « premier raid audacieux sur le sol japonais », auquel ont également participé des pilotes chinois et russes.

Les Soviétiques ont gardé le silence à ce sujet, et ont même bénéficié de la tournure qu’ont prise les événements. Schmidt, de son côté, n’a pas nié ces fausses informations, mais a volontiers accepté les félicitations, donné des interviews aux journalistes et a presque été élevé au rang de héros national.

La vérité a éclaté quelques jours plus tard, lorsque les Japonais ont publié une note officielle selon laquelle seuls des bombardiers Tupolev SB soviétiques avaient participé au raid sur Matsuyama. Offensé par ces allégations de mensonge énoncées envers lui, Vincent Schmidt a donné sa démission et est parti pour Hong Kong. Son 14e escadron a été dissous le 1er mars en raison de son manque d’efficacité.

Les pilotes soviétiques, surnommés « l’épée de la justice » par les Chinois, ont continué de se battre pour la Chine jusqu’en 1940, quand les relations entre le Kuomintang et les communistes de Mao se sont à nouveau détériorées. Pendant toute la période de la guerre, l’URSS a envoyé 3 665 pilotes et spécialistes techniques en Chine, dont 211 sont morts.

source : https://fr.rbth.com

https://reseauinternational.net/comment-les-americains-ont-vole-a-lurss-sa-victoire-sur-le-japon/

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