mercredi 24 juillet 2024

La République dite française n’a pas toujours rimé avec la liberté politique, ni avec l’égalité, ni avec la fraternité

 

La République dite française n’a pas toujours rimé avec la liberté politique, ni avec l’égalité, ni avec la fraternité

De Michel De Jaeghere dans Le Figaro Histoire :

La Constitution de la Ve République réaffirme l’attachement des Français à la forme républicaine de gouvernement. On croit comprendre qu’en dépit de la concentration des pouvoirs qu’elle organisait entre les mains du chef de l’État, des contraintes dans lesquelles le régime avait enserré le parlementarisme, cette précision avait été conçue pour rappeler qu’elle tournait le dos à l’éventualité d’une restauration monarchique dont ne rêvait, du reste, qu’une partie ultra-minoritaire de courants contre-révolutionnaires devenus eux-mêmes marginaux.

Le renversement de la République, son remplacement par une autre forme de régime n’est plus guère envisagé aujourd’hui par personne, au moins depuis la mort de Jean Raspail. Les élections consécutives à la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, l’accueil fait à leurs résultats, la crise qu’ils ont ouverte n’en ont pas moins été marqués par l’expression de l’inquiétude suscitée par les dangers qui en menaceraient l’existence. C’est au nom de la défense républicaine qu’ont été mis en place, entre-deux-tours, des accords de désistement entre des partis qui proclamaient, depuis de longs mois, n’être d’accord sur rien ; sous le signe du « front républicain » que s’est formée la coalition qui a vu des libéraux appeler à voter pour des communistes, des insoumis venir au secours de macronistes qu’ils vilipendaient depuis sept ans pour « faire barrage » au Rassemblement national. Son efficacité a été incontestable : assurant le succès de partis que rien ne préparait à gouverner ensemble, elle a ouvert la voie à la séquence politique inédite à laquelle nous assistons.

L’invocation de la République et de ses valeurs a cessé de surprendre, tant elle est devenue rituelle. Elle remonte aux années 1970, où les désistements entre communistes et socialistes face à leurs adversaires gaullistes et giscardiens se faisaient (déjà !) au nom de la « discipline républicaine » (l’expression se réfère aux débuts de la IIIe République, où elle désignait l’alliance de second tour des républicains contre leurs adversaires monarchistes ou bonapartistes), sans qu’on sache en quoi la menace d’une victoire de la droite en justifiait alors la mise en œuvre. Elle a été au cœur de la distinction, communément admise depuis l’émergence du Front national durant les années 1980, entre « extrême droite » et « droite républicaine ». Elle est réactivée pour délégitimer aujourd’hui un Rassemblement national dont on estime qu’il n’est pas un parti politique ordinaire, contesté, contestable : qu’étranger à « l’arc républicain », il doit rester voué à la marginalité, quel que soit le nombre de ses électeurs. Mais, comme l’a observé Frédéric Rouvillois, professeur de droit public à l’université Paris-Descartes et analyste incomparable du discours politique contemporain (Être [ou ne pas être] républicain, Les éditions du Cerf, 2015), elle a la particularité de s’appuyer sur un mot, un concept, des principes qui n’ont pas de définition.

Qu’est-ce en effet que la République ? La notion exclut depuis Aristote la monarchie héréditaire, sans se confondre avec la démocratie pour autant. Xénophon avait pu détailler les institutions de La République des Lacédémoniens sans s’arrêter au fait qu’elles n’avaient rien de démocratique (elles réservaient les droits civiques au petit nombre des « égaux » qui en formaient l’aristocratie militaire au détriment des hilotes et des périèques issus des populations autochtones asservies). Tite-Live avait exalté en Rome un idéal républicain confondu avec le pouvoir d’une aristocratie foncière avide et conquérante, qui s’était réservé l’essentiel de la décision politique par la maîtrise du Sénat et des comices centuriates et avait imposé sa domination par la force des armes à tout le pourtour du bassin méditerranéen. La république de Venise assurait le monopole du pouvoir à quarante-deux familles patriciennes au service d’une thalassocratie prédatrice. La république de Salò fut la dernière et la plus radicale des incarnations du fascisme italien. La république du Kampuchéa démocratique organisa le génocide d’un cinquième de sa propre population.

La République n’a pas eu non plus toujours partie liée, en France, avec la liberté politique. La Ire s’est d’abord confondue avec la politique de Terreur et la dictature du Comité de salut public : c’est à elle que l’on dut la loi des suspects, qui instaurait une présomption de culpabilité de certaines catégories politiques et sociales (les partisans de la tyrannie, les émigrés et leur famille, les fonctionnaires révoqués ; bientôt, les orateurs qui auraient sapé l’énergie du peuple, ou diffusé de fausses nouvelles ; enfin, ceux qui, « n’ayant rien fait contre la liberté », n’avaient non plus « rien fait pour elle ») ; c’est elle qui présida à l’adoption de la loi de Prairial, qui privait les accusés renvoyés devant le Tribunal révolutionnaire d’avocat, de témoins, du droit de faire appel et prévoyait pour ces « ennemis du peuple » (« traîtres », « accapareurs », « divulgateurs de fausses nouvelles », « corrupteurs de la conscience publique », « dépravateurs des bonnes mœurs »), comme pour tous ceux qui avaient « cherché à altérer l’énergie et la pureté des principes révolutionnaires et républicains, ou à en arrêter les progrès, soit par des écrits contre-révolutionnaires ou insidieux, soit par toute autre machination », la peine de mort. C’est encore en son nom que Bonaparte instaurerait en 1799 une dictature policière, avant de ceindre même la couronne impériale « pour la gloire comme pour le bonheur de la République » (Cambacérès). C’est au contraire sous le règne de la monarchie restaurée de Louis XVIII que le pays put faire l’expérience d’un régime parlementaire, assister aux premiers desserrements de la liberté de la presse.

La République proclame, dans sa devise, son attachement à l’égalité, mais elle est, très longtemps, restée hostile au suffrage universel. Banni par la Constitution de l’an III (la première des constitutions républicaines appliquées – celle de 1793 étant restée, du fait de la guerre, dans les limbes – réservait la citoyenneté à ceux qui payaient une contribution directe), il ne fut institué en 1848 sous la IIe République que pour qu’une loi électorale radie deux ans plus tard un tiers des électeurs (« les vrais républicains redoutent la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques », avait statué Thiers). Rétabli par le prince-président après le coup d’État du 2 décembre, il fut amendé le 27 juillet 1872 par les pères fondateurs de la IIIe République qui en exclurent « les hommes sous les drapeaux », qu’il s’agisse de militaires de carrière ou de conscrits effectuant leur service militaire. Ultras et légitimistes n’avaient cessé au contraire de s’en réclamer tout au long du XIXe siècle, jusqu’au comte de Chambord dans son Manifeste.Quant au vote des femmes, il avait été rejeté par les républicains par crainte de l’influence néfaste du clergé sur le sexe faible : « Non, la femme n’est pas égale de l’homme, proclamait en 1881 l’éditorialiste de La République maçonnique, non, il n’y a égalité ni morale ni physique entre ces deux êtres. (…) À l’homme l’action extérieure, à lui les luttes de la vie et de la tribune. (…) À la femme l’action lente, douce et persévérante du foyer. » Infatigable contempteur du régime républicain, Charles Maurras avait observé au contraire en 1910 : « Quoi de plus arbitraire que d’exclure les femmes ? On dit que c’est injuste… Ce n’est pas injuste, c’est idiot ! » Horresco referens : l’accès des femmes au droit de vote apparut pour la première fois dans le droit français dans le projet de Constitution publié, le 30 janvier 1944, par le maréchal Pétain !

Autre exemple : Emmanuel Macron s’est ému récemment de l’idée que puisse subsister la moindre inégalité de droits entre les citoyens, singulièrement au détriment des nouveaux Français. Cette inégalité avait pourtant été prévue par la loi très républicaine du 19 juillet 1934 et l’article 81 du code de la nationalité, qui disposaient qu’un naturalisé depuis moins de dix ans ne pouvait être investi d’un mandat électif. Maintenue sous la IVe République et pendant les vingt-cinq premières années de la Ve, la disposition n’a été abrogée que par François Mitterrand, par la loi du 8 décembre 1983.

La République se veut fraternelle, mais elle ne l’a pas toujours été autant qu’elle le prétend. Le général Cavaignac sauva la IIe du nom en matant l’insurrection de juin 1848 au prix de près de 5000 morts français. Et c’est sous la IIIe qu’à l’instigation de la gauche républicaine, la France s’est dotée par le fer et le feu de son empire colonial en Afrique noire, sans songer à donner sa citoyenneté aux populations autochtones. Adoptée à l’unanimité le 10 août 1932 (communistes et socialistes s’abstenant), la loi relative à la protection de la main-d’œuvre nationale prétendit de son côté limiter drastiquement l’immigration en fixant un quota de 10 % de travailleurs étrangers dans les entreprises privées, 5 % dans les entreprises publiques. En 1934, le gouvernement Flandin cesserait complètement de donner des permis de travail à des immigrants. Dans une circulaire citée par Pierre-Jean Deschodt et François Huguenin (La République xénophobe, JC Lattès, 2001) et rédigée le 2 août 1933, six mois après l’arrivée de Hitler au pouvoir, le ministre de l’Intérieur radical-socialiste Camille Chautemps avait demandé quant à lui aux préfets que soient refoulés les réfugiés juifs venus en nombre d’Allemagne et d’Europe centrale. « L’introduction en France des Israélites chassés d’Allemagne, écrivait-il, doit se poursuivre avec une extrême circonspection. Je compte, pour y parvenir, sur votre vigilance personnelle et sur l’activité de tous vos collaborateurs. »

Frédéric Rouvillois montre dans son livre que l’aura dont bénéficie le qualificatif de « républicain » a en réalité des origines légendaires : l’identification par toute une succession d’intellectuels et d’historiens (Charles Seignobos, Alain, Claude Nicolet, Michel Winock ) du régime lui-même et, plus largement, de l’ensemble des libertés démocratiques à l’expérience historique des gouvernements de « défense républicaine » qui avaient, de 1899 à 1909, gouverné la France dans le contexte troublé de l’affaire Dreyfus, sous le double signe de l’anticléricalisme de choc du petit père Combes et de la sauvegarde d’une République toujours en danger (une tentative de coup d’État folklorique du poète Déroulède, à l’occasion des obsèques de Félix Faure , le 23 février 1899, ayant accrédité l’idée qu’elle était entourée d’ennemis conjurés à sa perte). La France se serait alors dégagée de la tentation de la dictature militaire, que le boulangisme (1886-1889) avait, un moment, fait planer sur elle, en même temps que de l’emprise de l’Église sur la société en expulsant du pays les congrégations. L’affaire des fiches, qui avait vu le ministre de la Guerre, le général André, noter les officiers qui allaient à la messe pour les écarter des promotions, n’avait été que l’illustration de la nécessité dans laquelle les républicains s’étaient trouvés, alors, d’empêcher la convergence des pulsions réactionnaires des clercs avec les tentations dictatoriales des militaires de carrière pour instaurer, contre la Réaction, le règne de la Justice et de la Raison.

Ces grands ancêtres n’avaient pas brillé ainsi, eux non plus, par le respect de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, n’importe : Clemenceau avait illustré les vertus d’une gauche patriote et intransigeante, parvenue, avec lui, à son apogée, en incarnant en 1917-1918 la défense nationale et en menant la République à la victoire contre les empires centraux.

Dans l’imaginaire collectif, ce mythe historique a été en outre enrichi, transcendé, après la Seconde Guerre mondiale, par la damnatio memoriæ du régime de Vichy. Le maréchal Pétain ayant proclamé en 1940 la naissance d’un État français qui avait renoncé au nom de République et remplacé la devise républicaine par le triptyque Travail-Famille-Patrie, la gauche a estimé qu’il lui suffirait désormais de se réclamer de l’héritage républicain pour s’identifier, par contraste, à la Résistance, au combat contre la barbarie, au refus de la honte et de la trahison, au point de croire qu’elle était, par là, investie d’un magistère moral qui faisait d’elle le rempart contre un fascisme toujours renaissant.

Le malheur, pour la cohérence de l’histoire, tient, comme l’a montré Simon Epstein dans un livre pionnier (Les Dreyfusards sous l’Occupation, Albin Michel, 2001), à ce que nombre de dreyfusards très authentiquement républicains s’étaient tournés, pendant l’Occupation, par pacifisme, vers la collaboration, tandis que des antidreyfusards hostiles à la République s’illustraient dans la Résistance. Que fondateur d’un parti socialiste autoproclamé comme l’arbitre des élégances républicaines, François Mitterrand avait fait en 1943 « don de [s]a personne au maréchal Pétain, comme [lui-même avait] fait don de la sienne à la France » (serment de la Francisque) pendant que, président des Croix-de-Feu, le colonel de La Rocque s’engageait dans la Résistance, comme les monarchistes Honoré d’Estienne d’Orves, Pierre de Bénouville ou Jacques Renouvin.

Qu’est-ce qu’un républicain ? Destitué des prestiges qui se réclament d’une histoire simplifiée, travestie, ne reste en définitive qu’un fantôme sans grande consistance. L’étonnant est qu’il n’en continue pas moins à soutenir la prétention de la gauche à distribuer des certificats d’honorabilité aux siens, et à ceux de ses adversaires qui ont obtenu son agrément.

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