La guerre vénéto-ottomanne (1499-1503), si elle interroge les rapports entre politique et religion alors, reste oubliée de la mémoire italienne. Retour sur cet épisode.
[carte de Venise par le géographe et amiral ottoman Piri Reis, XVIe siècle]
Pier Paolo Pasolini, qui était Frioulan (et fier de l'être), a toujours gardé le souvenir des histoires que la tradition orale et populaire lui avait légué ; plus tard, il a lu les documents conservés dans les archives municipales de sa province. Ces souvenirs et cette lecture l'ont conduit à écrire une pièce de théâtre, où transparaît toute son émotion, I Turcs tal Friûl, dans laquelle il a introduit une prière rappelant les invasions les plus effrayantes de ces cinq derniers siècles, remémorées par les documents d'archives de notre Europe. Cette œuvre dramatique de Pasolini est l'une des rares pièces jamais rédigées sur l'invasion et l'oppression subie par le peuple frioulan, face aux Ottomans. Quels ont été les faits historiques ?
Les premières pressions ottomanes sur la Padanie orientale remontent à plus de 500 ans, quand les troupes d'Osman Bey amorcent une série d'incursions terribles en partant de leurs bases en Bosnie, terre où ils se sont installés après le succès de l'invasion menée personnellement par le Sultan Mourad I et la défaite de l'armée serbe au Champs des Merles au Kosovo-Métohie en 1389.
En 1415, l'armée ottomane soumet la Slovénie (terre impériale !) et des bandes d'irréguliers bosniaques et albanais pénètrent dans le Frioul pour en saccager les campagnes. Ils n'osent pas encore s'approcher des villes, bien défendues par les troupes de la Sérénissime. En 1472, pour la première fois, une armée régulière ottomane se présente aux frontières. Huit mille cavaliers turcs franchissent l'Isonzo et arrivent aux portes d'Udine. Leur nombre est toutefois insuffisant pour disloquer les défenses frioulanes. Ils se contentent de décrocher en emportant leur butin et les esclaves qu'ils ont capturés au sein de la population. Venise sent le danger et ordonne la construction d'une ligne de fortifications entre Gradisca et Fogliano et d'un mur entre Gradisca et Gorizia. Cinq ans plus tard, le 31 octobre 1477, une véritable armée bien structurée attaque le Frioul, déjà éprouvé en août par une invasion de troupes de cavaliers, légères et mobiles. Lorenzo de Papiris nous narre cette attaque dans une chronique conservée dans les archives du chapitre d'Udine. L'avant-poste de Cittadella sur l'Isonzo tombe ; les Ottomans se répandent dans le Frioul. Vieillards et enfants sont systématiquement massacrés. Les garçons et les femmes sont enlevés pour être réduits en esclavage dans l'Empire ottoman. Au printemps suivant, les hordes turques pénètrent en Carniole et en Carinthie, terres germaniques et impériales, pour y commettre les mêmes déprédations. Ces attaques sont les premières escarmouches dans une longue série d'invasions.
1499 : le Frioul ravagé et incendié
[Ci-dessous : 1 - Yaya, chrétien des Balkans au service des ottomans, début XVe siècle ; 2 - Sipahis turc vers 1400, caractéristique des armées ottomanes de cette époque ; 3 - Fantassin d'élite ottoman, début XIVe siècle.]
Dans la nuit du 28 septembre 1499, une armée de 30.000 hommes, commandée par Skender Pacha [Mihaloğlu Iskender Pacha], sanjakbey du Pachalik de Bosnie [plus connu, son neveu Mehmet Beg Mihaloglu participe à la prise de Belgrade en 1521 qui met fin à l’autonomie de la Serbie], vient renforcer les bandes d'irréguliers bosniaques, albanais et tziganes qui écument les campagnes à la recherche de butin et d'esclaves. Les 30.000 hommes de Skender Pacha franchissent l'Isonzo, assiègent la forteresse de Gradisca, où se sont retranchées les troupes de la Sérénissime. Tout le Frioul est incendié : du haut des clochers de San Marco à Venise, on pouvait voir rougir les flammes des incendies allumés par les Ottomans dans toute la plaine, de la Livenza jusqu'au Tagliamento. Les flèches incendiaires, enduites de soufre, n'épargnaient ni les petites bourgades ni les fermes isolées. Les Ottomans assiègent ensuite Pantanins. Aviano, Polcenigo, Montereale, Valcellina et Fono tombent les unes après les autres. Morteglan, solidement fortifiée, résiste, mais un tiers de la population est tué ou déporté. Selon le haut magistrat vénitien Marin Sanudo, 25.000 Frioulans disparaissent durant cette invasion. Marco Antonio Sebellico, de Tarcento, écrit que toute la plaine entre l'Isonzo et le Tagliamento n'est plus qu'un unique brasier. Aujourd'hui encore, une stèle rappelle l'événement à la Pieve de Tricesimo : « … et le dernier jour d'octobre, les Turcs ont franchi l'Isonzo pour venir ensuite brûler notre patrie de fond en comble ».
La valeur militaire des estradiots serbes
Les seules troupes capables d'opposer une résistance réelle aux Ottomans ont été les estradiots (ou stradiotes) serbes et grecs qui combattaient pour le compte de la Sérénissime. Ces troupes réussirent à tuer mille Ottomans dans les durs combats sur la plaine d'Udine. Elles connaissaient bien les techniques de combat des Turcs : de rapides incursions de cavaliers, qui criblent leurs cibles de flèches incendiaires, puis feignent de se retirer, pour ré-attaquer avec la rapidité de l'éclair. Les estradiots étaient capables de contrer cette stratégie, propre des peuples de la steppe. Ils ont aussi été utilisés contre les alliés des Turcs, les Français, en pénétrant les rangs de la cavalerie lourde pour en disloquer les dispositifs.
Le 4 octobre, comblés de butin et d'esclaves, l'armée ottomane s'apprête à repasser le Tagliamento, mais la rivière est en crue et tous les prisonniers ne peuvent se masser sur les bacs et radeaux. Pour ne pas s'en encombrer, Iskander Bey en fait égorger plus de mille sur les rives du Tagliamento. Le gros de l'armée passe à côté de Sedegliano, assiège le château de Piantanins, et met un terme à la résistance désespérée des Frioulans, commandés par Simone Nusso de San Daniele, qui, capturé, sera empalé par les vainqueurs. Le château est complètement rasé.
Le Frioul mettra de très nombreuses années pour se remettre de ces ravages. Le Doge de Venise, Agostino Barbarigo, à la demande des nonnes d'Aquileia, exempte de nombreuses communes de l'impôt. Le Sultan Bajazed II, plus tard, reprend cette guerre d'agression contre Venise sur terre et sur mer, avec l'appui de la France, allié traditionnel des Ottomans. Marco d'Aviano, prédicateur de réputation européenne, qui s'était distingué pendant le siège de Vienne en 1683, n'a jamais cessé de puiser des arguments historiques dans les chroniques frioulanes relatant ces invasions. C'est ce qu'il a fait quand il exhortait les troupes de l'armée européenne qui s'apprêtaient à libérer l'Europe du Sud-Est de la domination turque. L'écrivain contemporain Carlo Sgorlon retrace la biographie de ce prédicateur thaumaturge dans son roman Marco d'Europa (1993).
Archimede Bontempi, Nouvelles de Synergies Européennes n°49, 2001.
(article paru dans La Padania, le 20 octobre 2000)
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