Andrzej Duda est intégré à l’un des gouvernements considérés universellement comme les plus pro-étasuniens et anti-russes de toute l’histoire, si bien qu’on ne pourrait pas l’accuser de “propager la propagande du Kremlin” sur ce sujet à scandale.
L’Oakland Institute a publié en février 2023 un rapport détaillé sous le titre : “Guerre et spoliation : la prise de contrôle des terres agricoles ukrainiennes“, qui expliquait comment des sociétés étrangères ont clandestinement pris le contrôle d’une part significative des exploitations agricoles ukrainiennes en exploitant une loi libérale en connivence avec des oligarques locaux. Ces découvertes ont fait des vagues à l’époque de la publication du rapport, mais l’attention du grand public en a été détourné après que des organes de communication occidentaux comme USA Today l’ont prétendument “debunké”.
Ces organes de communication occidentaux ont exploité la confusion dans l’esprit des visiteurs des médias sociaux entre contrôle direct et prises d’intérêts indirectes pour jeter le discrédit sur le rapport de l’Oakland Institute, si bien que l’opinion publique s’en est détournée. Qui aurait pu deviner que ce serait rien moins que la personne du président polonais, Andrzej Duda, qui allait lui insuffler une nouvelle vie au travers d’une interview menée par la radio et télévision nationale lituanienne ? Il était en train d’exposer les problèmes que connaît la Pologne en raison des importations agricoles ukrainiennes au moment où il a lâché cette bombe :
J’aimerais attirer particulièrement votre attention sur l’industrie agricole, qui n’est pas vraiment exploitée par des Ukrainiens : elle est contrôlée par de grandes entreprises d’Europe occidentale et des États-Unis. Si nous examinons aujourd’hui qui possède la majorité de ces terres, il ne s’agit pas d’entreprises ukrainiennes. Cette situation est paradoxale, et il ne faut pas s’étonner de voir les agriculteurs [polonais, NdT] se défendre par leurs propres moyens, car ils ont investi dans leurs exploitations en Pologne […] et les productions agricoles bon marché en provenance d’Ukraine se révèle particulièrement néfaste pour eux.
Chacun sait que Duda représente l’un des gouvernements les plus pro-étasuniens et les plus anti-russes de toute l’histoire, si bien qu’on ne saurait l’accuser de “propager la propagande du Kremlin”. Il n’aurait donc jamais confirmé cette affirmation spectaculaire — que la plus grande partie des terres agricoles ukrainiennes sont détenues par des sociétés étrangères, cette propriété étant formalisée sous forme de prises de participations dans des entreprises nationales, en exploitation d’une loi libérale votée en connivence avec des oligarques locaux — s’il ne disposait pas de faits établis par des experts polonais pour soutenir ce discours.
Nous proposons un modèle de reconstruction spécial — d’une importance historique. Lorsque chacun des pays, villes ou entreprises partenaires disposeront de l’opportunité — une opportunité historique — de parrainer une région, une ville, une communauté ou une industrie particulière en Ukraine. La Grande-Bretagne, le Danemark, l’Union européenne et d’autres acteurs internationaux de premier plan ont déjà opté pour une direction spécifique de parrainage dans la reconstruction.
Un an plus tard, il a accueilli les dirigeants de BlackRock à Kiev, pour discuter de la création d’un fonds d’investissement et de reconstruction. Selon Zelensky, “Ce jour est historique car, depuis les tous premiers jours de l’indépendance, nous n’avions pas eu d’opportunités d’investissements aussi colossaux en Ukraine. Nous sommes fiers de pouvoir démarrer un tel processus… Nous serons en mesure de proposer des projets intéressants pour investir dans l’énergie, la sécurité, l’agriculture, la logistique, les infrastructures, la santé, les technologies de l’information, et de nombreux autres domaines.”
En résumé, le dirigeant ukrainien a bien proposé au mois de mai 2022 à Davos d’offrir aux entreprises un “parrainage” du complexe agricole ukrainien, parrainage qui était déjà en développement avant cela, mais a été fortement accéléré par la rencontre au mois de mai dernier avec les dirigeants de BlackRock. Ce parrainage s’est cristallisé en développant ces exploitations agricoles contrôlées de manière indirecte par des étrangers, entrant en concurrence frontale avec les exploitations polonaises, ce qui amène les exploitants agricoles polonais à manifester dans tout le pays et a débouché sur les derniers problèmes que l’on a pu constater dans les liens bilatéraux entre les deux pays.
La séquence d’événements détaillée jusqu’ici positionne un contexte autour du rapport émis à la mi-février sur les projets supposés du G7 pour désigner un émissaire en Ukraine, qui aurait d’évidence pour tâche de mettre en œuvre l’agenda de Davos si cela se produit, pérennisant ainsi particulièrement le contrôle étranger sur les terres agricoles ukrainiennes. Le rapport suggère également que le focus informel de l’Ukraine sur l’accroissement des exportations agricoles à destination de l’UE n’est pas simplement opportuniste, mais est en partie poussé par la préférence des entreprises étrangères pour des bénéfices rapides et fiables.
Jusqu’ici, l’Ukraine avait constitué une locomotive agricole pour le Grand Sud, mais elle a cédé ses parts de marché à la Russie sous le faux prétexte que Moscou appliquait un blocus sur la Mer Noire, ce qui a ensuite amené l’UE à supprimer temporairement les barrières commerciales dans l’objectif affiché de faciliter les exportations transitant par les territoires de ses États membres. En réalité, la Russie n’a jamais appliqué de blocus en Mer Noire, et presque toutes les céréales ukrainiennes qui sont entrées en UE sont restées, et n’ont pas transité vers les marchés traditionnels ukrainiens situés dans le Grand Sud.
Il est bien plus rapide pour l’Ukraine de vendre ses produits agricoles à l’UE voisine que de subir les durées qu’impliquent des exportations jusqu’en Afrique, sans compter que ces économies développées pratiquent forcément des paiements bien plus fiables que des pays en développement. Ces calculs évidents fonctionnent en opposition des intérêts polonais, et il va être très difficile pour ce pays de défendre son marché intérieur de ces importations au vu de la puissance des forces en jeu.
Il n’y a pas que le lobby agricole ukrainien qui veut disposer d’accès sans barrières douanières vers les marchés de l’UE, mais également les lobbies des sociétés étrangères qui contrôlent de manière indirecte le complexe agricole ukrainien. Ces derniers vont probablement se battre bec et ongles pour empêcher qu’un compromis sur l’adhésion espérée de l’Ukraine à l’UE puisse voir le secteur agricole de l’ancienne république soviétique exclu de tout accord. La Pologne a donc toutes les raisons de continuer d’attirer l’attention du monde sur ces relations troubles.
La seule chance de la Pologne de voir un tel compromis mis en œuvre est de continuer à éveiller au maximum les consciences sur le fait que “la plupart des terres” du secteur agricole ukrainien “sont détenues par de grandes sociétés en Europe occidentale et aux États-Unis”. La Pologne va se faire des ennemis très puissants, en mesure de s’ingérer dans les affaires intérieures polonaises pour se venger, mais la dernière interview en date de Duda suggère qu’il s’est préparé à faire face à leur colère pour protéger les intérêts nationaux objectifs de son pays.
Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
Il y a soixante ans, la France, le Royaume-Uni et Israël attaquaient l’Égypte du président Gamal Abdel Nasser, coupable d’avoir nationalisé la Compagnie du canal de Suez. Cette piteuse expédition marqua la fin de la domination coloniale sur l’Égypte. Analyse de l’événement et documents de l’époque.
par Vincent Capdepuy
En avril 1951, le Majliss d’Iran — le Parlement — décida la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC). Deux ans plus tard, en août 1953, le premier ministre Mohamed Mossadegh parvint à mettre en fuite le chah, mais il fut très rapidement arrêté grâce à l’intervention des services secrets américains qui organisèrent un coup d’État en faveur de ce dernier, favorable aux intérêts occidentaux. En 1954, la British Petroleum Company, avatar de l’AIOC, était de retour en Iran et intégrait une holding composée de plusieurs compagnies pétrolières occidentales, l’Iranian Oil Participants Ltd. Les profits seraient désormais partagés pour moitié entre l’Iran et les compagnies étrangères.
En 1956, un scénario tout à fait semblable aurait pu se reproduire en Égypte. Depuis juillet 1952, la monarchie avait été renversée au profit d’une République contrôlée par les « Officiers libres » à l’origine du putsch, ou de la révolution (al-thawra), selon les points de vue. Un de ces officiers, Gamal Abdel Nasser, s’imposa peu à peu à la tête du pays. En novembre 1954, il devint le président du Conseil de commandement révolutionnaire égyptien, et en juin 1956, il fut nommé président de la République arabe d’Égypte. Entre-temps, en avril 1955, il avait participé à la conférence de Bandung et acquis une nouvelle dimension internationale. Nasser était désormais une figure du panarabisme et du « neutralisme » défendu par Josip Broz Tito et Motilal Nehru. Il défiait l’Occident.
En janvier 1955, il s’était déjà opposé au « pacte de Bagdad », le traité d’organisation du Moyen-Orient, cosigné, le mois suivant, par la Turquie, le Pakistan, l’Iran, l’Irak et le Royaume-Uni, à l’initiative des États-Unis dans le cadre de la politique d’« endiguement » menée contre l’URSS. En septembre de la même année, il avait signé un contrat d’armement avec la Tchécoslovaquie. Mais c’est la reconnaissance de la Chine populaire en mai 1956 qui précipita la cassure avec les États-Unis.
Après l’annonce de leur retrait du projet de financement du nouveau barrage d’Assouan, Nasser décida de nationaliser le canal de Suez, principale source d’enrichissement potentiel pour le pays. La décision fut annoncée lors d’un discours prononcé à Alexandrie le 26 juillet 1956, jour anniversaire de l’abdication du roi Farouk 1er. Nasser le fit en arabe dialectal, ce qui renforçait l’affirmation du sentiment national égyptien. La réaction de la France et du Royaume-Uni, mais aussi d’Israël, fut immédiate. En effet, le canal nouait plusieurs problématiques : les intérêts financiers liés à la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, la libre circulation dans ledit canal, la protection du territoire israélien et la guerre en Algérie, Nasser soutenant le Front de libération nationale (FLN).
Parallèlement aux discussions diplomatiques, notamment à l’ONU, les trois gouvernements français, britannique et israélien s’entendirent secrètement, en octobre 1956, pour mener une opération militaire conjointe contre l’Égypte, qu’on appelle parfois les « protocoles de Sèvres ». C’est ce qui fut déclenché le 29 octobre 1956, lorsque l’armée israélienne envahit la bande de Gaza et le Sinaï. La surprise vint de la réaction des États-Unis. Dwight D. Eisenhower, en pleine campagne de réélection présidentielle, défendait un certain pacifisme, après la guerre de Corée, et ne soutint pas ses alliés européens, tandis que l’URSS menaçait d’utiliser l’arme nucléaire. L’acteur majeur de la résolution du conflit fut donc l’Assemblée générale de l’ONU, réunie en session extraordinaire au début du mois de novembre. Plusieurs résolutions furent adoptées, jusqu’à la décision de l’envoi d’une force d’intervention, la Force d’urgence des Nations unies (Funu). La France et le Royaume-Uni furent contraints d’accepter le cessez-le-feu et finirent par retirer leurs troupes en décembre. L’armée israélienne, quant à elle, ne se retira du Sinaï qu’en mars 1957.
Ce fut l’acte de naissance des Casques bleus, et l’année suivante, le prix Nobel de la paix fut accordé au premier ministre canadien, pour son rôle dans l’apaisement de ce que nous nommons traditionnellement « la crise de Suez », mais qu’en arabe, on appelle « l’agression tripartite » (al-oudwan al-thalathi).
En avril 1957, le canal fut rouvert à la circulation. Beaucoup de pays européens avaient dû prendre des mesures de rationnement de carburant depuis novembre 1956. Ces restrictions ne furent levées que progressivement.
L’ensemble des documents proposés ici vise à donner différents points de vue sur cet événement qui a noué des problématiques locales, régionales et globales, et fait intervenir de multiples acteurs. En voici la liste :
➞ Discours de Gamal Abdel Nasser, 26 juillet 1956 ➞ Caricature soviétique « Changement de drapeau au canal de Suez » ➞ Christian Pineau, extrait de Le temps des révélations ➞ Caricature de Pol Ferjac, dans Le Canard enchaîné ➞ Carte « La conquête du Sinaï » ➞ Suez : des opérations de déblaiement ont commencé(photo) ➞ La résolution 997 de l’Assemblée générale de l’ONU, 2 novembre 1956 ➞ Débat à la Chambre des communes, Londres, 1er novembre 1956 ➞ Déclaration radiodiffusée de David Ben Gourion, 8 novembre 1956 ➞ Hymne militaire égyptien ➞ Article du Monde sur le rationnement de l’essence en Europe, 19 novembre 1956 ➞ Photo : une caravane quitte le camp suédois de la FUNU à El Arish, 1er mars 1957 ➞ Extrait de F. Bertier, « L’Égypte et le pacte de Bagdad »
Discours de Gamal Abdel Nasser (Alexandrie, 26 juillet 1956)
in : Écrits et Discours du colonel Nasser, 20 août 1956, Paris, La Documentation française, Notes et études documentaires n ° 2 206 ; p. 16-21.
Citoyens, En ce jour, nous accueillons la cinquième année de la Révolution. Nous avons passé quatre ans dans la lutte. Nous avons lutté pour nous débarrasser des traces du passé, de l’impérialisme et du despotisme; des traces de l’occupation étrangère et du despotisme intérieur.
Aujourd’hui, en accueillant la cinquième année de la Révolution, nous sommes plus forts que jamais et notre volonté est toujours plus forte. Nous avons lutté et nous avons triomphé. Nous ne comptons que sur nous-mêmes et nous le faisons avec volonté, force et puissance pour la réalisation des objectifs proclamés par la Révolution et pour la réalisation desquels nos ancêtres ont lutté et nos enfants se sont sacrifiés. Nous luttons et nous sentons que nous triompherons toujours pour consolider nos principes de dignité, de liberté et de grandeur, pour l’établissement d’un État indépendant d’une indépendance véritable, d’une indépendance politique et économique.
En regardant l’avenir, nous sentons très bien que notre lutte n’a pas pris fin. Il n’est pas facile, en effet, d’édifier notre puissance au milieu des visées impérialistes et des complots internationaux. Il n’est pas facile de réaliser notre indépendance politique et économique sans que la lutte se poursuive. Nous avons devant nous toute une série de luttes pour que nous puissions vivre dignement. Aujourd’hui, nous avons l’occasion de poser les bases de la dignité et de la liberté et nous viserons toujours à l’avenir de consolider ces bases et de les rendre encore plus fortes et plus solides.
L’impérialisme a essayé par tous les moyens possibles de porter atteinte à notre nationalisme arabe. Il a essayé de nous disperser et de nous séparer et, pour cela, il a créé Israël, œuvre de l’impérialisme. […]
L’histoire se répète; et il n’est pas possible, pour nous, que nous laissions cette histoire se répéter pour l’Égypte. Nous sommes tous là, aujourd’hui, pour mettre une fin absolue à ce sinistre passé et si nous nous tournons vers ce passé, c’est uniquement dans le but de le détruire. Nous ne permettrons pas que le canal de Suez soit un État dans l’État. Aujourd’hui, le canal de Suez est une société égyptienne, des fonds desquels l’Angleterre a pris 44% de ses actions.
L’Angleterre profite jusqu’à présent des bénéfices de ces actions; le revenu de ce Canal en 1955 a été évalué à 35 millions de livres, soit 140 millions de dollars, desquels il nous revient un million de livres, soit 3 millions de dollars. La voici donc la société égyptienne qui a été créée pour l’intérêt de l’Égypte, tel que l’a déclaré le firman.
La pauvreté n’est pas une honte, mais c’est l’exploitation des peuples qui l’est. Nous reprendrons tous nos droits, car tous ces fonds sont les nôtres, et ce canal est la propriété de l’Égypte. La Compagnie est une société anonyme égyptienne, et le canal a été creusé par 120 000 Égyptiens, qui ont trouvé la mort durant l’exécution des travaux. La Société du Canal de Suez à Paris ne cache qu’une pure exploitation. Eugène Black est venu en Égypte dans le même but que de Lesseps. Nous construirons le Haut-Barrage et nous obtiendrons tous les droits que nous avons perdus. Nous maintenons nos aspirations et nos désirs. Les 35 millions de livres que la Compagnie encaisse, nous les prendrons, nous, pour l’intérêt de l’Égypte.
Je vous le dis donc aujourd’hui, mes chers citoyens, qu’en construisant le Haut-Barrage, nous construirons une forteresse d’honneur et de gloire et nous démolissons l’humilité. Nous déclarons que l’Égypte en entier est un seul front, uni, et un bloc national inséparable. L’Égypte en entier luttera jusqu’à la dernière goutte de son sang, pour la construction du pays. Nous ne donnerons pas l’occasion aux pays d’occupation de pouvoir exécuter leurs plans, et nous construirons avec nos propres bras, nous construirons une Égypte forte, et c’est pourquoi j’assigne aujourd’hui l’accord du gouvernement sur l’étatisation de la Compagnie du Canal.
« Changement de drapeau au canal de Suez »
Caricature de Boris Efimov, Krokodil n ° 24, 30 août 1956, édition moscovite de la Pravda. Sur le drapeau : « Promotion. Société du canal de Suez »
« Le temps des révélations »
Christian Pineau, Le temps des révélations, Paris, Robert Laffont, 1976 ; p. 158-160. Christian Pineau (1904-1995) a été ministre des affaires étrangères de février 1956 à mai 1958.
Le 30 octobre, dans la matinée, Guy Mollet et moi nous rendons à Londres où nous rencontrons Eden et Selwyn Lloyd avant le déjeuner. Le cabinet britannique s’est réuni dans la matinée pour approuver la déclaration que le Premier ministre a décidé de faire aux Communes dans la journée.
Mon impression se trouve vite confirmée : Eden compte encore sinon sur l’appui du moins sur une neutralité bienveillante d’Eisenhower. Or, un message est bien arrivé de Washington, mais il se contente de souhaiter que l’on évite des malentendus, ce qui ne signifie pas grand-chose. Impossible d’attendre davantage! Il faut se décider à aider ou à abandonner les Israéliens.
Anthony Eden
Eden est hésitant, mais loyal.
Le message aux belligérants prévu dans le protocole de Sèvres est donc envoyé aux deux parties. Il a un certain caractère d’ultimatum et conduit de ce fait à une intervention militaire franco-britannique sur le Canal. On a écrit qu’Anthony Eden d’un côté, Guy Mollet de l’autre, auraient dû réunir leurs Parlements respectifs la veille et non le jour de l’envoi du message, c’est-à-dire obtenir un vote avant l’action et non pendant l’action. C’est jouer sur les mots, car les deux hommes d’État savaient exactement, presque à une voix près, sur quels appuis ils pouvaient compter. C’est si vrai qu’Anthony Eden avait communiqué le texte de l’ultimatum à l’opposition travailliste avant de l’envoyer.
Ici se produit un événement que nous n’attendions pas : l’intervention prématurée des États-Unis à l’ONU. Dans l’après-midi du 30 [octobre], John Cabot Lodge, leur délégué, Adépose une résolution enjoignant à Israël de se retirer derrière ses frontières et demandant aux États membres de l’ONU de s’abstenir de la menace ou de l’emploi de la force; mais — c’est l’important — le délégué américain demande, soutenu par l’Union soviétique, le vote immédiat de sa résolution.
Ce point demande une explication, car il reste obscur pour ceux qui ignorent le fonctionnement des organismes onusiens.
Rappelons que le Conseil de sécurité est chargé, d’après la Charte des Nations unies, de prendre toutes mesures destinées à préserver ou à ramener la paix dans le monde. Il a même le pouvoir de faire appliquer par tous moyens ses décisions, sauf veto opposé par l’une des cinq grandes puissances, États-Unis, Union soviétique, Grande-Bretagne, France et Chine (c’était alors celle de Formose). Nous n’avions jamais douté de cette intervention. Elle était inévitable. Mais, dans notre esprit, elle devait avoir pour objet d’entraîner une négociation générale entre l’Égypte et Israël d’un côté, l’Égypte et les usagers du Canal de l’autre. En échange de ces deux négociations, nous étions prêts à renoncer à toute opération de débarquement, la sécurité d’Israël et la libre circulation sur le Canal étant assurées. Or, le vote par l’Union soviétique et les États-Unis, le 30 octobre, avant même que Nasser eût répondu à notre ultimatum, d’une même résolution condamnant l’action d’Israël et, à l’avance, la nôtre, sans la moindre allusion à l’éventualité d’une négociation sur les points en litige, pouvait avoir un seul résultat : renforcer l’intransigeance de Nasser et nous obliger à aller jusqu’au bout de notre action. Bien sûr, la Grande-Bretagne et la France opposèrent leur veto à la résolution américaine, enlevant à celle-ci toute valeur exécutoire, mais le mal était fait : pour l’opinion mondiale, alors hésitante (plusieurs pays arabes nous avaient fait savoir discrètement leur approbation), les États-Unis et l’Union soviétique s’étaient mis d’accord contre la Grande-Bretagne et la France.
On ne pouvait souhaiter plus mauvais départ.
« Drôles de bouilles »
Caricature de Pol Ferjac, dans Le Canard enchaîné, 14 novembre 1956.
Pol Ferjac,« La saison touristique en Égypte »
La conquête du Sinaï
Conquête du Sinaï, 1-5 novembre 1956. Source : US Military Academy, département d’histoire.
Guerre de Suez — La conquête du Sinaï
Port-Saïd
Suez : des opérations de déblaiement ont commencé. Source : Port-Saïd : Keystone, 20 novembre 1956.
Opérations de déblaiement à Port-Saïd
La résolution 997 de l’Assemblée générale de l’ONU
Séance plénière 562, 2 novembre 1956.
L’Assemblée générale, Considérant qu’en maintes occasions des parties aux conventions arabo-israéliennes d’armistice de 1949 ont méconnu les dispositions de ces conventions, et que les forces années d’Israël ont profondément pénétré en territoire égyptien, en violation de la Convention d’armistice général conclue entre l’Égypte et Israël le 24 février 1949, Constatant que des forces armées de la France et du Royaume- Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord se livrent à des opérations militaires contre le territoire égyptien, Constatant que la circulation par le canal de Suez se trouve actuellement interrompue, au grand détriment de nombreux pays, Exprimant la grave inquiétude que lui causent ces événements, 1. Demande instamment, et de toute urgence, que toutes les parties actuellement mêlées aux hostilités dans la région acceptent immédiatement de cesser le feu et, à ce titre, s’arrêtent d’envoyer clans la région des forces militaires ou des armes ; 2. Demande instamment aux parties aux conventions d’armistice de retirer sans tarder toutes leurs forces derrière les lignes de démarcation de l’armistice, de renoncer à toute incursion en territoire voisin à travers ces lignes et de respecter scrupuleusement les dispositions des conventions d’armistice ; 3. Recommande à tous les États Membres de s’abstenir d’introduire du matériel militaire dans la zone des hostilités et, d’une façon générale, de s’abstenir de tout acte qui retarderait ou empêcherait la mise en œuvre de la présente résolution ; 4. Demande instamment que, dès l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, des mesures soient prises pour rouvrir le canal de Suez et rétablir la liberté et la sécurité de la navigation ; 5. Charge le Secrétaire général de surveiller l’application de la présente résolution et d’en rendre compte sans délai au Conseil de sécurité et à l’Assemblée générale, en vue des mesures ultérieures que ces organes pourraient juger opportun de prendre conformément à la Charte ; 6. Décide de continuer à siéger en Session d’urgence jusqu’au moment où la présente résolution aura été appliquée.
À la Chambre des communes, 1er novembre 1956
Débat. Source : hansard.millbanksystems.com
Le ministre de la défense, M. Anthony Head. Avec votre permission, Messieurs, je vais faire une déclaration sur la situation militaire en Égypte, fondée sur les informations les plus récentes dont je puis disposer.
La nuit dernière, des bombardements ont été effectués par l’aviation britannique sur quatre terrains d’aviation égyptiens, Almaza, Inchass, Abu Sueir et Kabrit [Membres : “Honte!]” Les premiers rapports montrent que les bombardements ont été précis. Il y avait une défense anti-aérienne lourde et légère, mais sans dommage pour nos avions. Un avion a été intercepté par un chasseur de nuit, mais sans dommage.
Tôt ce matin, l’aviation d’assaut, à partir du rivage ou depuis les porte-avions, a mené des attaques sur un total de neuf terrains d’aviation égyptiens.
Le HMS Newfoundland a coulé la frégate égyptienne Domiat à environ 80 miles au sud de Suez.
Nous n’avons pas d’information directe à propos des opérations israélo-égyptiennes. Des rapports indiquent que l’attaque israélienne se fait selon deux axes. Dans le Sud, des troupes aéroportées tiennent un terrain élevé à environ 20 miles à l’est de Suez, soutenues par une brigade. Une seconde brigade est signalée plus à l’est. Dans le Nord, les Israéliens affirment avoir chassé les Égyptiens de leur position de Qasseina avec une brigade blindée.
Des rapports indiquent que des unités blindées égyptiennes, déployées à l’ouest du Caire, ont commencé à se déployer vers l’est le 31 octobre. Ces forces incluent une brigade blindée composée de deux régiments blindés équipés d’unités anti-aériennes légères et lourdes, et d’infanterie dans des véhicules de transport de troupes. Ces forces se déplaçaient vers l’est le long des routes Le Caire-Suez et Le Caire-Ismaïlia.
M. Gaitskell Est-ce que le Ministre est conscient que des millions de Britanniques sont profondément choqués et honteux [Un membre :“ Fascistes!”] que l’aviation britannique serait en train de bombarder l’Égypte, non pour se défendre, pour la défense collective, mais au mépris évident de la Charte des Nations unies? Est-ce que le ministre est conscient, en outre, que l’Assemblée générale des Nations unies se réunit aujourd’hui? Donnera-t-il une garantie, premièrement, que toute décision prise à la majorité des deux-tiers par l’Assemblée des Nations unies sera immédiatement acceptée par le gouvernement de Sa Majesté, et deuxièmement, que dans l’attente d’une telle décision, plus aucune action militaire ne sera prise par le gouvernement de Sa Majesté?»
Déclaration de David Ben Gourion
Extrait de la déclaration radiodiffusée de Ben Gourion, le 8 novembre 1956 (traduit de l’anglais).
Je ne peux pas terminer mes remarques sans dire quelques mots à mes compagnons d’armes, à tous les soldats et officiers des Forces de défense israéliennes : vous avez, comme toujours, effectué votre mission au nom de la nation avec une très grande bravoure et, quel que soit le résultat de la lutte politique dans laquelle nous sommes engagés et qui n’est pas encore terminée, ne laissez personne imaginer que votre héroïsme et le sacrifice de vos camarades qui sont tombés au combat n’ont pas été complètement fructueux.
Nous nous sommes fixé trois objectifs principaux dans l’opération du Sinaï : la destruction des forces qui s’apprêtaient à nous détruire; la libération du territoire de la patrie qui avait été occupée par les envahisseurs, et la sauvegarde de la liberté de navigation dans le golfe d’Eilat et dans le canal de Suez. Et bien que pour le moment seul le premier objectif, qui était le principal, a été pleinement atteint, nous sommes convaincus que les deux autres objectifs seront eux aussi pleinement atteints.
Aucun de nous ne sait ce que sera le sort du désert du Sinaï. Lors de mon examen devant la Knesset, hier, j’ai passé la grande question sous silence, sans le vouloir. Il n’y avait aucun doute dans mon esprit que nous étions pris dans deux conflits mêlés, militaire et politique, et personne ne peut encore dire si l’un d’eux est terminé ou non, et si non, comment.
Au cours de notre Guerre d’indépendance, nous avons fait aussi face à de dures épreuves et, bien qu’à ce moment-là nous n’avons pas achevé tout ce que nous souhaitions, nous n’avons jamais dans notre minorité atteint plus que ce que nous avons fait alors. Seule l’étroitesse d’esprit ne parvient pas à voir la grandeur de nos réalisations en cette occasion bien que la lutte ne soit pas encore terminée. Il n’y a aucune puissance dans le monde qui peut réduire à néant notre victoire, et Israël, après l’opération du Sinaï, ne sera plus la même qu’avant cette splendide opération. Il y a là une grande récompense pour votre travail, et je crois que tout notre peuple en sera fier.
Hymne égyptien
Hymne militaire, écrit par Mahmoud Al-Cherif et mis en musique par Adballah Chams Al-Din, 1956 (traduit de l’arabe).
Dieu est le plus grand! Dieu est le plus grand! Dieu est au-dessus de la perfidie des agresseurs, Dieu, de l’opprimé, est le meilleur allié. Moi avec la foi et avec les armes je me sacrifierai pour mon pays, Et la lumière de la Justice brille dans ma main. Dites avec moi! Dites avec moi! Dieu, Dieu, Dieu est le plus grand! Dieu est au-dessus des agresseurs.
Ô Monde, regarde et écoute! L’armée des ennemis est venue pour m’abattre. Par la justice et le canon je la repousserai. Et si je péris, avec moi elle périra. Dites avec moi! Dites avec moi! Dieu, Dieu, Dieu est le plus grand! Dieu est au-dessus des agresseurs.
Dieu est le plus grand! Dieu est le plus grand! Dites avec moi : Malheur aux colonialistes! Et Dieu est au-dessus des perfides et es arrogants. Dieu est le plus grand! Ô mon pays, dis avec moi : Dieu est plus grand! Et saisis les envahisseurs de front et écrase-les! Dites avec moi! Dites avec moi! Dieu, Dieu, Dieu est le plus grand! Dieu est au-dessus des agresseurs.
Rationnement de l’essence en Europe
Le Monde, 19 novembre 1956.
L’aide américaine en pétrole se faisant attendre, les pays étrangers prennent, comme nous, de nouvelles mesures d’austérité. L’interdiction de circuler le dimanche et l’augmentation du prix de l’essence figurent parmi les dispositions les plus courantes. Plusieurs pays envisagent dès à présent l’institution de tickets.
GRANDE–BRETAGNE. – On s’attend que le plan britannique de rationnement de l’essence soit mis en application dans trois semaines environ, date à laquelle les stocks commenceront à être sérieusement entamés. Selon les estimations officieuses, ceux-ci représentaient au début de l’intervention britannique en Égypte environ sept semaines de consommation, mais auraient sérieusement diminué depuis.
Les estimations officielles et privées sur la durée de la fermeture du canal de Suez varient entre trois mois (optimistes) et un an (pessimistes); quant aux pipe-lines de l’Irak Petroleum, la majorité des experts estiment qu’ils resteront inutilisables pendant neuf mois en raison de la destruction des stations de pompage en territoire syrien.
Le ministre de l’industrie a invité hier les sociétés qui avaient fait transformer leurs installations fonctionnant au charbon pour les faire marcher au mazout, à revenir si possible à la houille. M. Jones a indiqué que la production d’acier ne devrait pas être affectée par la pénurie de pétrole.
ITALIE. – Le ministre de l’industrie a pris les mesures suivantes : diminution de 5% des fournitures d’huiles combustibles par rapport aux livraisons de l’an passé; priorité des fournitures pour les services publics, les hôpitaux, les écoles, les œuvres de bienfaisance; réalisation des plus grandes économies possibles par les administrations d’État et les services publics, et campagne auprès des consommateurs afin qu’ils réduisent l’emploi des produits pétroliers. Des mesures complémentaires ont été suggérées par la commission du marché pétrolier du ministère de l’industrie : ➞ interdiction de toute circulation le dimanche (à l’exclusion des taxis) et suppression éventuelle du super-carburant; ➞ augmentation de 15 lires par litre (8 francs environ) du prix de l’essence; ➞ réduction des heures de chauffage dans les immeubles chauffés au mazout,
DANEMARK. – La commission de la production industrielle du Parlement danois a autorisé le ministre du commerce à instituer immédiatement le rationnement du fuel-oil. Les compagnies pétrolières se chargeront du rationnement et diminueront leurs livraisons de 20%. Le ministre du commerce peut réduire dans la même proportion la consommation d’essence s’il l’estime nécessaire.
SUISSE. – Le gouvernement fédéral vient de décider que les voitures de tourisme et les motocyclettes ne pourront plus circuler le dimanche ni les jours fériés à partir de ce week-end La vente de l’essence en bidon est interdite.
ALLEMAGNE. – Plusieurs sociétés pétrolières allemandes ont contingenté leurs livraisons de carburant aux grossistes, annonce le journal économique Industrie Kurier. Les attributions de carburant sont amputées automatiquement de 20% par rapport aux livraisons habituelles.
BELGIQUE. – Le gouvernement belge va demander aux automobilistes d’épargner l’essence en supprimant les voyages non indispensables. Les stocks permettraient, dit-on, d’éviter le rationnement. Mais leur renouvellement sera difficile si le canal de Suez reste bloqué pendant huit mois. Certains milieux pensent que la circulation sera limitée le dimanche.
Une caravane quitte le camp suédois de la FUNU. El Arish, 1er mars 1957 FUNU I/ONU/GJ, 145 548.
« L’Égypte et le pacte de Bagdad »
Extrait de F. Bertier, « L’Égypte et le pacte de Bagdad », Politique étrangère n ° 5, 1957 ; p. 550-551.
D’autres auraient tourné le dos à l’arabisme et se seraient consacrés exclusivement aux intérêts de l’Égypte : c’eût été peut-être le plus sage. Un pareil renoncement ne correspondait toutefois ni au tempérament, ni à l’idéologie des officiers de la Junte qui firent tout juste le contraire. Arrivés au pouvoir par une révolution dirigée contre le despotisme du roi et des “féodaux” complices, croyaient-ils, de l’impérialisme, prétendant incarner les aspirations du peuple, ils étendent tout naturellement aux autres pays arabes l’interprétation qu’ils donnaient de la situation en Égypte antérieurement à leur coup d’état. Ils vont donc s’adresser directement aux “peuples” pour tenter de les soulever contre les “traîtres” qui les gouvernent. Comme il ne peut plus être question pour l’Égypte d’entrer dans le dispositif de défense américain, leur propagande peut se déchaîner sans frein à la fois contre l’Occident et contre les équipes gouvernementales qu’elle associe dans ses attaques.
Ainsi, tandis que l’Occident perdait, à cause du Pacte de Bagdad, la collaboration militaire de l’Égypte, il devenait en outre, par suite de l’échec de la Conférence du Caire, le soutien des rois et des féodaux, avec lesquels pourtant il traitait non par une sympathie particulière, mais simplement parce qu’ils étaient alors au gouvernement. C’est là, sans doute, la conséquence la plus regrettable de ce pacte.
La politique suivie depuis trois ans n’a pu que renforcer dans l’opinion cette fâcheuse impression. La jeune élite intellectuelle qui aspire à prendre la place des vieilles équipes, bien que formée en Europe et en Amérique, croit donc que nous sommes ses ennemis. Il ne sera guère aisé de la convaincre que ce n’est ni notre intérêt, ni notre désir de soutenir une classe que chacun sait condamnée à disparaître bientôt. Peut-être faudra-t-il en persuader d’abord les gouvernants du Caire. L’Égypte a payé assez cher sa brouille avec l’Occident pour qu’on y soit sans doute disposé à écouter nos arguments.
Vincent Capdepuy
Géohistorien et cartographe français
Photo: Commando britannique débarquant à Port-Saïd, novembre 1956. Don MacLean/RM Museum archives, Eastney.
Louis XVI perd son titre de roi de France lors de la prise des Tuileries la journée du 10 août 1792, avant que la République ne soit proclamée par la Convention le 22 septembre. Dès lors que la monarchie est officiellement abolie, la personne du roi devient encombrante et la question du jugement se pose très vite.
Maximilien de Robespierre donne d’emblée le ton :
« Quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la République naissante ? C’est de graver profondément dans les cœurs le mépris de la royauté et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. […] Louis ne peut donc être jugé ; il est déjà condamné, ou la République n’est point absoute. […] j’abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois ; et je n’ai pour Louis ni amour ni haine ; je ne hais que ses forfaits. J’ai demandé l’abolition de la peine de mort à l’Assemblée que vous nommez encore constituante ; et ce n’est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques […] Oui, la peine de mort, en général est un crime […] mais un roi détrôné au sein d’une révolution qui n’est rien moins que cimentée par des lois justes […] ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public […]. Je prononce à regret cette fatale vérité… mais Louis doit mourir, parce qu’il faut que la patrie vive. »
La découverte de l’armoire de fer contenant des papiers compromettants, le 20 novembre, aux Tuileries, finit d’accabler le roi déchu. Le procès s’ouvre le 10 décembre et dure jusqu’au 26 du même mois. Les débats sont clos le 7 janvier. Le 15, les membres de la Convention votent en utilisant la procédure de l’appel nominal. A la première question « Louis est-il coupable ? », 691 représentants répondent par l’affirmative, aucun pour le non, 27 refusent de choisir. Le même jour, une proposition d’appel au peuple est repoussée à 424 voix contre 287 (et 12 refus de choix). Le 16 arrive la question décisive : « Quelle peine Louis, ci-devant roi des Français, a-t-il encourue ? ». Le vote dure toute la nuit, certains représentants prenant largement leur temps pour expliquer leur position si bien que leur choix en devient obscur ! ; le 17 les chiffres donnent : 366 pour la peine de mort, 34 pour la mort assortie de diverses conditions (date, sursis, etc.), 321 pour la détention. Après plusieurs contestations (des représentants souhaitant être comptés autrement), un contrôle est fait, et finalement les résultats définitifs sont proclamés le 18 : 387 pour la mort sans condition, 46 pour la mort avec sursis, 288 pour la détention.
La légende de la petite voix de majorité :« Ces chiffres vont vite faire naître une légende, celle d’un roi condamné par une seule voix d’écart, grâce à un calcul pour le moins contestable. En effet, sur les 387 partisans du régicide, 26 ont demandé une discussion sur le fait de savoir s’il convenait ou non de différer l’exécution, mais tout en précisant que leur choix était indépendant de ce vœu. Il suffisait alors aux royalistes de les décompter des 387, puis de faire l’addition suivante : 26 + 46 + 288 = 360 voix refusant la mort immédiate de l’accusé… contre 361 ! Arithmétique toute politique que celle-ci et qui ne peut évidemment sauver Louis XVI. » (BIARD Michel, BOURDIN Philippe, MARZAGALLI Silvia, Révolution, Consulat, Empire, 1789-1815, Paris, Belin, 2010, p. 104).
La mort de Louis XVI d’après Charles-Henri Sanson, bourreau.
Le témoignage de Charles-Henri Sanson a été publié le 21 février 1793 dans le Thermomètre du jour pour mettre fin à diverses rumeurs concernant les derniers instants de Louis XVI. L’orthographe de la lettre a été respectée.
« Paris, ce 20 février 1793, l’an II de la République française. Citoyen, Un voyage d’un instant a été la cause que je n’aie pas eut l’honneur de répondre à l’invitation que vous me faite dans votre journal au sujet de Louis Capet. Voici, suivant ma promesse, l’exacte véritée de ce qui c’est passé. Descendant de la voiture pour l’exécution, on lui a dit qu’il faloit oter son habit ; il fit quelques difficultées, en disant qu’on pouvoit l’exécuter comme il étoit. Sur la représentation que la chose étoit impossible, il a lui-même aidé à oter son habit. Il fit encore la même difficultée lorsquil cest agit de lui lier les mains, qu’il donna lui-même lorsque la personne qui l’accompagnoit lui eut dit que c’étoit un dernier sacrifice. Alors il s’informa sy les tembours batteroit toujour : il lui fut répondu que l’on n’en savoit rien. Et c’étoit la véritée. Il monta l’echaffaud et voulu foncer sur le devant comme voulant parler. Mais on lui représenta que la chose étoit impossible encore. Il se laissa alors conduire à l’endroit où on l’attachât, et où il s’est écrié très haut : Peuple, je meurs innocent. Ensuitte, se retournant ver nous, il nous dit : Messieur, je suis innocent de ce dont on m’inculpe. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français. Voilà, citoyen, ses dernières et ses véritables paroles. L’espèce de petit débat qui se fit au pied de l’echaffaud roulloit sur ce qu’il ne croyoit pas nécessaire qu’il otat son habit et qu’on lui liât les mains. Il fit aussi la proposition de se couper lui-même les cheveux. Et pour rendre hommage à la véritée, il a soutenu tout cela avec un sang froid et une fermette qui nous a touts étonnés. Je reste très convaincu qu’il avoit puisé cette fermetée dans les principes de la religion dont personne plus que lui ne paraissoit pénétrée ny persuadé. Vous pouvez être assuré, citoyen, que voila la véritée dans son plus grand jour. J’ay l’honneur d’estre, citoyen, Votre concitoyen. Sanson »
Source : ARMAND Frédéric, Les bourreaux en France, Paris, Perrin, 2012, p. 285.
Détail d’un ouvrage multilingue rassemblant une cinquantaine de textes – histoire, géographie, cosmographie, littératures et religions (entre 1307 et 1350)
“Sourdez vous le cul tost et apareillez a diner !” Comment activer un aubergiste, réprimander un valet ou insulter un chauffard dans la France médiévale ? Les manuscrits exposés à la bibliothèque de l’université de Cambridge, en Grande-Bretagne, reflètent un français fleuri qui, aujourd’hui, prête à sourire. Ils sont aussi une fenêtre ouverte sur une page d’histoire du Moyen Âge. Avec les médiévistes Jean-Philippe Genet et Bill Burgwinkle, retour sur une époque où le français était la langue des rois, mais aussi de tous les échanges culturels et commerciaux.
Par Liliane Charrier
En l’an de grâce 1398, le jeune Perot, venu d’Angleterre, retrouve son ami Guillaume dans une auberge sur la route de Paris.
– ‘Guillam, avez vous fait nostre lit? – Nonil, vrayement. – Vous estes bien meschant que notre lit est encore a faire. Sourdez vous le cul et allez vous faire nostre lit, je vous em pri, car je dormisse tres volontiers se je fusse couchee. – Hé, biau sire, me laissez vous chauffer bien les piés primierement, car j’en ai grant froit. – Et com le pourrez vous dire, pour honte, depuis qu’il fait si grant chaut? – Allumez la chandele et va traire de vin. – [Alez] se vous vuillez, car je ne bougerai ja. – Il le meschine qui vous en dounra a boire! car je m’en irai querre de vin pour mot mesmes et pour Jehan. Et par Dieu! se je puis, vous ne beverez mais huy a cause de vostre malvais voulanté.
Une page de “manière de langage”, un manuscrit de 1396.
Un manuel médiéval de français “langue étrangère” ?
Réserver une chambre, marchander un produit, demander son chemin, répondre aux provocations, accélérer le service, consoler un enfant ou chanter les “chants d’amour les plus gracieux et les plus amoureux,” du monde… Au XXIe siècle, utiliser l’anglais pour se faire comprendre en dehors des frontières est une évidence. Le routard du XIVe siècle, lui, devait s’en tirer dans un contexte où latin et français étaient les seules langues universelles. Et la route était longue, au rythme lent des transports de son époque.
Conçu pour enseigner au lecteur à “parler, prononcer correctement et écrire parfaitement en doux français, la langue la plus belle, la plus gracieuse et la plus noble du monde entier après le latin, la plus prisée et aimée de toutes de les autres“, Manière de langage est exposé jusqu’au 7 avril 2014 à la bibliothèque de l’université de Cambridge, parmi 53 manuscrits en français médiéval. Le document fait aussi la part belle à la bonne chère : pour le petit-déjeuner, l’auteur mentionne 45 poissons et 19 viandes, “tandis que les légumes sont quasiment absents“, note Bill Burgwinkle, professeur de français médiéval à Cambridge et commissaire de l’exposition.
Ecrit anonyme provenant de l’abbaye de Bury-Saint-Edmunds, grand centre des lettres et du commerce au Moyen Âge, ce manuscrit “a probablement été rédigé par un Français ou un Anglais d’origine française, à l’attention d’hommes d’affaires d’une certaine classe, explique Bill Burgwinkle. Il accorde une grande importance aux différents registres de langage, et par conséquent aux classes sociales. A chaque situation, il propose différentes phrases en fonction de l’interlocuteur, seigneur ou garçon d’écurie.”
Le français dans l’Angleterre du Moyen Âge : un “québécois” médiéval
Si c’est en Angleterre que ces manuscrits ont vu le jour, c’est moins pour des raisons linguistiques que sociales. “Après la conquête normande, au XIIIe siècle, les nobles, les grands propriétaires terriens, et toute la couche supérieure de la société anglaise sont francophones, explique Jean-Philippe Genet, historien médiéviste et professeur à l’université de Paris I. Mais ces gens d’origine normande baignent dans un milieu anglais, et leur français, un siècle après, se détériore. Leur langue évolue.” Un peu comme le québécois par rapport au français, donc. Un clivage dont le révélateur sera la guerre de Cent Ans (1337-1453) : en débarquant en France, les Anglais mesurent combien leur français est en décalage avec celui du continent. “Dans les campagnes, les Français ne les comprennent pas, s’amuse le médiéviste. C’est d’ailleurs une source de plaisanterie pour nombre d’auteurs de l’époque. Dans Jehan de Dammartin et Blonde d’Oxford (1274), de Philippe de Beaumanoir, le comte d’Oxford ne cesse de commettre des impairs du style “belle porcelle” au lieu de “belle pucelle“.
Lettre des universitaires de Cambridge au roi d’Angleterre (vers 1380-1400)
Le français, la langue des rois
Au-delà des affres des conquêtes entre la France et l’Angleterre, le français fut longtemps la langue du commerce et des autres échanges dans toute l’Europe. “Les textes, eux aussi, circulent beaucoup. De même que les étudiants, entre Paris, Bologne et Oxford, les trois grandes universités médiévales,” souligne Bill Burgwinkle. Le français est aussi l’idiome des rois et des élites. Car la très grande aristocratie et les intellectuels, eux, qui rayonnent sur tout le continent, parlent un français châtié, celui qui est enseigné à la Sorbonne, à Paris, et qui est compris de tous parmi les nobles.
A la fin du XIIIe, les chroniques de voyages de Marco Polo étaient rédigées en français. Le français fut la langue maternelle de tous les rois d’Angleterre, de Guillaume le Conquérant à Richard II (fin du XIVe siècle). Peu après l’an 1500, Henri VIII écrivait encore ses lettres d’amour à Anne Boleyn en français…
Page grammaire (1350-1400).
Les subtilités de l’usage des verbes en français sont expliquées en latin.
Du dialecte à la langue internationale
Longtemps, les langues vivantes sont restées des “patois” fluctuants. Qui voulait s’adresser à un grand nombre le faisait en latin, une langue morte. “Le français est la première langue vernaculaire (populaire, ndlr) à avoir des capacités d’expression suffisamment larges pour servir de vecteur de communication universelle,” explique Jean-Philippe Genet.
Et ce en partie grâce à la politique des rois de France, qui favorise systématiquement les traductions en français dès la fin du xiiie siècle. Mais c’est avec le De vulgari eloquencia, de Dante, qui revendique le statut de langue de communication pour les langues “vulgaires”, au début du xive sicèle, qu’elles commencent à se structurer et se stabiliser – le français, tout d’abord, puis l’italien et enfin l’anglais.
Partie de chatouilles
Quid de la brouille entre nos deux compères de route, Perot et Guillaume ? Ceux qui n’y tiennent plus seront heureux d’apprendre que la fin du jour les surprend prompts à la réconciliation (traduction ci-contre) :
– ‘He! Guillam, que vous estez bien suave de corps : pleüst a Dieu que je feusse si sueve et si nette estez.’ – ‘He! Perot, ne me touchez point, je vous en pro, car je sui bien chatoilleus’. – Hé, Guillam, je vous chatoillerai très bien doncques. – Pour Dieu! biau sire, fines vous, car il est haut temps a dormir, mais huy par Nostre Dame! toutes voies ceu fait mon. – Ore ne parleons plus doncques, mais dormons fort et estaingnez la chandelle. – Guillam, Dieux vous donne bonne nuit et bon repos, et mot aussi. – Quoy ne rions nous nos oraisons si comme nous sume acoustumez? – Il ne me souvenoit poynt.
1999, la Russie est en proie au chaos. Les gouvernements nommés par Boris Eltsine ne tiennent que quelques mois, le pays est pillé par ceux que l’on appelle les « Oligarches », le rouble dégringole, les grandes villes sont le théâtre de règlements de comptes en plein jour. Le 9 août, Boris Eltsine renvoie une fois de plus le premier ministre en poste, Serguey Vladimirovitch Stepachin et nomme un quasi-inconnu, un certain Vladimir Vladimirovitch Poutine, alors directeur des services secrets.
En occident les « spécialistes de la Russie » voient ce changement comme un non-événement. « Encore un, combien de temps va t’il durer… ». Alors que Eltsine dans son discours de présentation avait clairement indiqué que Vladimir Poutine était son candidat préféré à l’élection présidentielle prévue en juillet 2000, les réactions sont unanimes, Poutine se fera battre par n’importe quel autre candidat.
« C’est une agonie, une totale insanité »: Gennady Zyuganov, leader du Parti Communiste
« Il est difficile d’expliquer la folie »: Boris Nemtsov, député « libéral » pro-occidental
Les oligarques, protégés par Eltsine et sa Famille, sont par contre confiants et pensent qu’ils vont pouvoir mettre le nouveau Premier Ministre à leurs ordres pour continuer à s’enrichir sur le dos des Russes.
Vladimir Poutine donnera tort à tout le monde: Non seulement il prend la place de Eltsine dès le 31 décembre 1999 lors de la démission surprise du Président, mais il restera plus de 20 ans à la tête de la Fédération de Russie à qui il redonnera puissance et grandeur, et dont il restaurera la situation économique. 20 ans durant lesquels les conditions de vie en Russie vont s’améliorer à une vitesse inimaginable, les villes vont se modifier et se moderniser comme jamais nulle part ailleurs dans le monde, les républiques islamiques qui étaient sur le point de se rebeller seront mises au pas. Les oligarques qui refuseront de se mettre au service du pays seront jetés en prison durant plusieurs années.
La prise en main du pays par Vladimir Poutine a contrecarré les plans des puissances occidentales de faire main basse sur les richesses de la Russie et d’y installer un gouvernement de pantins à leurs ordres. Les pays « de l’ouest » agiront alors dans l’ombre, jusqu’aujourd’hui encore, pour tenter de faire « tomber » Vladimir Poutine à travers diverses opérations de type révolutionnaire.
Malgré tout, malgré les crises économiques et internationales se succédant, Vladimir Poutine reste le dirigeant mondial le plus soutenu par ses concitoyens.
Certains disent que la décision de Boris Eltsine a été sa seule bonne décision prise durant son règne politique…