samedi 16 mars 2024

L’Europe d’une guerre à l’autre (VIII-3) – L’étrange Grande Guerre

 

Par Nikolay STARIKOV  ORIENTAL REVIEW

Partie I

Partie II

De toutes les manières possibles, les alliés évitaient même de coordonner les actions conjointes de tous les membres de l’Entente. Vers la fin de la première année de la guerre, les Allemands épuisés ne pouvaient plus avancer et le front occidental s’était stabilisé, ayant atteint la Suisse neutre d’un côté et la mer de l’autre. L’ennemi était allé sous terre et améliorait constamment ses défenses. La guerre traînait et il n’y avait aucun signe de fin. Il est étrange qu’ayant déjà été en guerre pendant six mois, les alliés de l’Entente n’aient pas encore appris à coordonner leurs actions. Ils semblaient avoir du mal à faire pression sur le Reich des deux côtés en même temps. Les Britanniques avaient peur d’une telle attaque contre l’Allemagne, puisque les Allemands n’auraient pas pu y résister,

Alfred von Tirpitz (1849-1930)
Alfred von Tirpitz (1849-1930)

La main osseuse de la destruction commençait lentement mais sûrement à broyer l’Europe et à se rapprocher de sa destination finale, la future révolution qui commençait à jeter son ombre sur les cartes de la Russie, de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. C’était un moment extrêmement important. Les Allemands avaient très vite bien compris ce qui se passait: « Les Anglais espéraient écraser notre pays avec l’aide du rouleau compresseur russe, et l’armée franco-belge-britannique devait ralentir notre attaque; S’il y avait un danger que la Russie soit trop victorieuse, son plan était de mettre fin à la guerre », a souligné à juste titre l’amiral von Tirpitz.

Le plan des «alliés» fonctionnait parfaitement – la Russie et l’Allemagne s’affaiblissaient. L’offensive allemande débuta en janvier 1915 et se poursuivit presque sans relâche jusqu’à plus ou moins la fin de l’été. En conséquence, les troupes russes avaient été forcées d’abandonner la Galice, qui avait été prise plus tôt, et elles avaient subi des pertes importantes. Ce n’était cependant pas une catastrophe. Le front avait tenu ferme et l’abandon de la Pologne, suite à la défaite en Galice, était une opération planifiée pour redresser la ligne de front. L’armée allemande était également épuisée – le front russe ayant dévoré toutes les réserves qu’elle avait préparées.

Tandis que les Russes versaient du sang, le commandement anglo-français ne faisait rien pour soulager le sort de l’armée russe. Au lieu de cela, ils étaient tranquillement occupés à la fabrication et à la production militaires. En 1915, la France avait augmenté d’une fois et demie sa production de fusils, de cinquante fois celle des cartouches et de près de six fois celle de l’artillerie lourde. Pour sa part, l’Angleterre avait multiplié par cinq sa production de mitrailleuses et presque dix fois celle des avions.  Ceux de la brumeuse Albion et ceux du soleil de Paris ne connaissaient-ils peut-être pas la terrible situation de l’armée russe? Ils la connaissaient parfaitement bien. L’ambassadeur de France, Maurice Paléologue, a rappelé les paroles du général Alekseev, chef de l’état-major général russe, dans ses mémoires: «Nos pertes en vies humaines ont été colossales. Si nous n’avions besoin que de reconstituer nos effectifs, nous les aurions remplacés rapidement puisque nous avions plus de 900 000 personnes en réserve. Mais, nous n’avions pas assez d’armes pour armer et entraîner ces gens … “.

Ce qui ne veut pas dire que les alliés ne fournissaient pas d’armes à la Russie. Cela ne se passait pas comme ça, mais elles étaient rares. Ainsi, en 1915, par exemple, les «alliés» n’avaient fourni à la Russie que 1,2 million d’obus, soit moins d’un sixième de la production mensuelle d’obus de l’Allemagne. Le général Svechin a écrit: “Notre demande aux Français de commander des obus à leurs usines a été refusée. Il s’est avéré qu’ils n’étaient pas prêts à faire le même sacrifice qu’au début de la guerre, quand nous étions prêts à attaquer pour soutenir nos alliés. Ce n’est qu’en 1916 que le gouvernement français nous a accordé la permission d’acheter un petit pourcentage de la production d’une usine du Creusot. La direction de l’usine n’avait aucun scrupule à nous facturer des prix exorbitants. “

Ce n’est pas pour rien que les Anglais ont laissé SMS Goeben atteindre Istanbul et provoqué la Turquie à entrer dans la guerre. Les ports russes de la mer Noire avaient été bloqués, donc une quantité importante d’armes «alliées» fut livrée via Mourmansk et Arkhangelsk, mais en raison des difficultés de transport, une grande partie de l’équipement fut retardée et n’arriva jamais au front. Les Anglais ne fournissaient que des navires de transport pour transporter des armes, à condition de recevoir du pain, du beurre, du bois, des spiritueux et d’importantes matières premières stratégiques dont la Russie elle-même avait besoin. Bientôt, le gouvernement britannique exigea que la Russie déplace ses réserves d’or à Londres comme garantie que ses commandes seraient payées. Des dizaines de tonnes d’or russe y furent transportées et constituèrent ce que l’on a appelé «l’or du Tsar». Il n’a jamais été retourné en Russie et n’a pas été couvert par des livraisons.

Les partenaires de la coalition ne l’ont pas fait parce que leur intérêt était d’obtenir une victoire finale totale. Ainsi, par exemple, partout où l’Allemagne était présente, elle mettait tout en œuvre pour soutenir l’efficacité de ses collègues autrichiens, bulgares et turcs. Mais avant même le début de la guerre, les Anglais et les Français avaient rayé la Russie de la liste des vainqueurs et l’avaient ajoutée à la liste des nations qui ne survivraient pas à la guerre.

Le ministre des Affaires étrangères de l'URSS Sergey Sazonov
Le ministre des Affaires étrangères de l’URSS Sergey Sazonov

Alors que la guerre ne souriait pas à la Russie, les diplomates russes tentaient de discuter de la configuration de l’après-guerre avec les alliés. Le seul prix possible pour la Russie pour son rôle dans la guerre était le précieux détroit turc, qui agissait comme un bouchon pour bloquer la sortie de la flotte russe de la mer Noire. Les Anglais le savaient parfaitement bien. Ils avaient passé des siècles à empêcher la Russie de détruire la Turquie et de s’emparer des détroits du Bosphore et des Dardanelles. Et maintenant ils utilisaient ces détroits comme appâts. « L’extrême besoin de soutenir la Russie au milieu de ses échecs en Prusse orientale », écrit Winston Churchill dans The World Crisis, « obligea Edward Grey, ministre britannique des Affaires étrangères, à demander à Buchanan, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, dès le 14 novembre 1914, d’informer Sazonov que le gouvernement reconnaissait que la question des détroits et de Constantinople devait être réglée conformément aux désirs de la Russie. “

Au début de l’année 1915, le gouvernement tsariste décida que le temps était venu de mettre les points sur les i. Le 4 mars 1915, le ministre Sazonov envoie un «mémorandum» aux ambassadeurs des Alliés: «Le cours des événements récents a conduit Sa Majesté le Tsar Nicolas II à la conclusion que le problème de Constantinople et des Détroits devrait être réglé définitivement en conformité avec le désir séculaire de la Russie ». Les demandes de la Russie sont alors répertoriées : Constantinople, la rive ouest du Bosphore, la mer de Marmara et les Dardanelles, ainsi que la Thrace méridionale jusqu’à la ligne Midia-Enos.

Le problème des Détroits était assez compliqué et douloureux pour les alliés. Accepter que la Russie possède les Détroits et Constantinople signifiait les laisser entrer dans la zone de ses intérêts vitaux, où les Anglais ne voulaient donner accès à personne. Mais refuser ce droit à la Russie était également risqué. Un refus direct aux Russes pourrait mettre en action ceux qui voulaient faire la paix avec l’Allemagne, entraînant le retrait de Saint-Pétersbourg de la guerre. Alors ce serait adieu à la révolution et à tous les plans pour lesquels la guerre avait été déclenchée en premier lieu. Il fallait apaiser le Tsar Nicolas II.

Mais d’une manière très inhabituelle. Au lieu d’une attaque sur le front allemand, qui aurait contraint les Allemands à relâcher leur pression sur l’armée russe, les Anglais et les Français portèrent un coup à … la Turquie, pour tenter de s’emparer de ces mêmes détroits dont le gouvernement russe avait déjà commencé à discuter. Les Anglais ne donnèrent pas de réponse officielle au Tsar Nicolas II, mais essayèrent plutôt d’occuper les Dardanelles. Et pour avoir une longueur d’avance sur les troupes russes, ils débarquèrent le 25 avril 1915 à Gallipoli. Leur but était de s’emparer des Dardanelles et de Constantinople et d’empêcher la Russie d’y arriver.

Blindé Rolls Royce britannique aux Dardanelles, 1915
Blindé Rolls Royce britannique aux Dardanelles, 1915

Le gouvernement russe était plus qu’un peu alarmé et mal à l’aise. La rapidité des Britanniques causa même quelques inquiétudes au Tsar Nicolas II, qui considérait à juste titre que le détroit était tout naturellement son futur trophée de guerre (et lui seul!). Il lui était incompréhensible que, au lieu d’aider sur le front allemand, les troupes anglaises soient parties pour les Dardanelles. Les troupes débarquées étaient si inattendues, et l’emplacement si provocateur, que le gouvernement russe inquiet a immédiatement demandé que les alliés confirment que le détroit serait remis à la Russie. L’ambassade britannique annonça «que le gouvernement de Sa Majesté n’avait lancé une attaque contre les Dardanelles qu’en considération du bien commun. La Grande-Bretagne n’en tirait aucun avantage direct: la Grande-Bretagne elle-même ne comptait pas s’y installer.

Les faits, cependant, suggèrent le contraire. L’opération des Dardanelles avait été préparée avec une grande hâte, ce qui était extrêmement inhabituel pour une opération militaire aussi compliquée que le débarquement de troupes dans une zone ennemie bien fortifiée. D’autant plus que la défense des Dardanelles était entre les mains des Allemands qui avaient depuis longtemps placé toute l’armée turque sous leurs ordres. Les troupes anglo-françaises étaient confrontées à l’assaut de vingt-quatre anciens forts ottomans qui étaient sous le commandement d’officiers allemands. De lourds combats ont commencé et en juillet 1915, le commandement allié débarqua deux autres divisions, suivies par une autre et encore une autre. Les pertes ne furent pas été prises en considération – après avoir pris Constantinople, les Anglais étaient maîtres de la situation et pouvaient contester la prétention de la Russie sur les Détroits à partir d’une position plutôt favorable. L’amiral Wallis a reconnu que “dans toute l’histoire mondiale, il n’y eut jamais d’opération menée avec une telle hâte et qui ait été si mal organisée”. Que faut-il faire d’autre lorsque les circonstances exigent que toutes les règles écrites et non écrites soient enfreintes? En même temps, il faut noter que toutes les troupes furent évacuées du front des Dardanelles au début de janvier 1916. En 1915, cependant, au plus fort des combats sur le front russo-allemand, il y avait une flopée de divisions «alliées» qui trainaient inutilement autour de Gallipoli …

 Traduit du Russe par ORIENTAL REVIEW

Source : https://orientalreview.org/2012/10/09/episode-8-the-great-odd-war-iii/

Traduction : Avic – Réseau International

https://reseauinternational.net/leurope-dune-guerre-a-lautre-viii-3-letrange-grande-guerre/

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