Deux ans après le début de la guerre en Ukraine, la réalité contredit les prévisions hasardeuses du camp occidental qui annonçait la mise en échec de la Russie. En fermant la porte à la diplomatie, les États-Unis et les pays de l’Union européenne n’ont fait que prolonger la guerre en entretenant l’illusion que l’Occident avait les moyens de la soutenir et de la gagner, contribuant ainsi à imposer au peuple ukrainien des souffrances effroyables. On peut tirer des évènements et de la situation actuelle un certain nombre d’observations et d’enseignements. Pour qu’un tel exercice puisse être utile, il faut éviter toute forme de simplification et de manichéisme. Nous en sommes loin. Toute position qui s’écarte de la doxa officielle en replaçant cette guerre dans son contexte historique et géopolitique, et en soulignant les erreurs et les fautes qui nous incombent, est combattue et disqualifiée. On ressort alors les mots qui tuent pour discréditer ceux qui ont un regard différent sur la guerre. Ce sont des traitres et des collabos contaminés par l’esprit de Munich. Jamais, peutêtre, l’opinion n’a été manipulée à ce point. Triste réalité d’une époque médiocre dans laquelle l’intelligence a cédé la place à l’idéologie.
Avec la distance prise par les Etats-Unis dans le soutien à l’Ukraine, l’Europe et particulièrement la France, seule puissance nucléaire, se retrouvent en première ligne. Emmanuel Macron s’est saisi de cette « opportunité » pour durcir son discours de façon outrancière et adopter une position belliciste. Celle-ci pourrait faire prendre au conflit une tout autre dimension, infiniment plus tragique encore. Il ne s’agit pas de présenter ici une analyse exhaustive du conflit ukrainien et de ce qu’il nous dit des bouleversements qui s’annoncent. Il s’agit plus modestement de développer quelques réflexions dictées par la recherche honnête de la vérité en ayant conscience que celle-ci ne se laisse pas enfermer dans une vision qui distingue le camp du bien et le camp du mal. La réalité est beaucoup plus complexe
La faute historique de l’Occident
L’effondrement du monde soviétique, la dissolution du pacte de Varsovie et la dislocation de l’URSS représentaient une occasion historique pour mettre en place en Europe une nouvelle architecture de sécurité incluant la Russie. C’est dans cette perspective que Mikhaïl Gorbatchev avait parlé de la « maison commune » Europe-Russie, vision qui s’est heurtée au veto catégorique des Etats-Unis, hostiles depuis toujours à l’idée d’une Europe unie de « l’Atlantique à l’Oural ». Quant aux Européens, ils se sont alignés et sont restés sourds à la proposition russe par manque de lucidité, de courage et d’unité. Ils ont donc fait le choix de continuer à dépendre des États-Unis pour leur sécurité par le biais de l’OTAN. Malgré tout, l’heure étant à la détente, l’engagement fut pris par Georges Bush père, de ne pas étendre l’OTAN aux anciens satellites russes et de ne pas déployer des moyens militaires aux frontières de la Russie, c’est-à- dire dans les pays baltes, la Moldavie, la Biélorussie et l’Ukraine. James Baker, le secrétaire d’état américain et Roland Dumas son homologue français ont clairement rappelé la réalité de cet accord qui est niée par de nombreux commentateurs sous prétexte que celui-ci n’a pas fait l’objet d’un document écrit. Peut-on imaginer que les dirigeants soviétiques aient accepté le démantèlement de leur empire sans obtenir certaines garanties concernant la sécurité de la Fédération de Russie dans sa zone d’influence ? Cet engagement n’a pas été tenu.
La Russie s’est sentie trahie et humiliée. En 1999, l’OTAN en bombardant Belgrade, alliée de Moscou et en envahissant la province serbe du Kosovo, a violé délibérément le principe d’intangibilité des frontières. C’est son premier grand péché. A l’époque, la Russie qui venait de subir 10 ans de chaos, n’était pas en mesure de riposter, mais elle n’a pas oublié. L’Occident est donc mal venu aujourd’hui de donner des leçons de morale à la Russie dans ce domaine. Vladimir Poutine lui a pourtant tendu la main au début de son mandat. En 2000, il envisageait la possibilité pour la Russie d’adhérer à l’OTAN. En 2002, Moscou a accepté la mise en place d’un conseil OTAN/Russie. En 2003 et 2005, des négociations entre l’Union européenne et la Russie ont cherché à définir des espaces de coopération entre les deux parties dont l’un concernait la sécurité extérieure. La responsabilité de l’échec de cette voie de coopération ne peut être imputée aux seuls Occidentaux, mais l’enchainement de nombreux actes perçus comme autant d’agressions ont convaincu Vladimir Poutine de mettre un terme à ses relations avec l’Occident et de se tourner vers l’Asie. Il n’est pas inutile de rappeler ces actes : extension de l’OTAN au plus près de la frontière russe ; ingérence américaine et soutien lors de la révolution Orange et de la révolution de Maïdan ; non application des accords de Minsk (février 2015), pourtant garantis par la France et l’Allemagne, qui prévoyaient notamment un large statut d’autonomie pour les régions séparatistes russophones d’Ukraine de Donetsk et de Lougansk ; déploiement de bases américaines en Ukraine ; projet d’intégrer ce pays dans l’Union européenne et dans l’OTAN. Si de tels faits se produisaient aux portes des États-Unis, ceux-ci réagiraient militairement avec l’approbation de tous les pays occidentaux.
En 1997, le géopoliticien américain Brzeziński identifie trois actions prioritaires qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : « contenir la poussée » de la Chine, « maintenir la division de l’Europe » et… « couper la Russie de l’Ukraine ». Cette guerre est donc avant toute chose une guerre entre les Etats-Unis et la Russie. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasien ce qui est l’objectif des Américains. Après une longue agonie, la Russie est redevenue une grande puissance soutenue par une grande partie du monde qui rejette le modèle occidental. Avoir ignoré cette réalité et poussé la Russie dans les bras de la Chine constitue la grande faute de l’Occident.
Les mensonges : Cette guerre nous concerne directement
Le sens donné à la guerre entre la Russie et l’Ukraine par les démocraties occidentales pour justifier leur implication repose sur un certain nombre de mensonges. Le premier, celui qu’il est interdit de remettre en cause, consiste à affirmer que « cette guerre est notre guerre », qu’elle concerne directement notre sécurité et notre avenir. Il s’agit de faire de la Russie un épouvantail : celle-ci voudrait reconstituer son empire et menacerait notre liberté. Aujourd’hui l’Ukraine, demain la Moldavie, la Roumanie et la Pologne et après-demain les chars russes seront à Brest . Tout le discours officiel va dans ce sens. Gabriel Attal : « S’abstenir, c’est fuir ses responsabilités devant l’histoire, trahir ce que nous avons de plus cher depuis le 18 juin 1940, l’esprit français de résistance… La Russie est une menace, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi directement pour nous, pour l’Europe, pour la France, pour le peuple français » Emmanuel Macron : « Si la Russie gagnait, la vie des Français changerait ». Valérie Hayer, tête de liste Renaissance aux élections européennes : « Hier Daladier et Chamberlain, aujourd’hui Le Pen et Orban. Nous sommes à Munich en 19387». C
e dernier argument, répété à l’envi, sert à justifier une intervention militaire dans des circonstances qui n’ont pourtant aucun point commun avec la situation de l’Europe, à la fin des années 30. Il y a quelques années, un officier général, conseiller du pouvoir au plus haut niveau, faisait remarquer, à l’auteur de ces lignes, combien il avait constaté un manque total de culture historique chez les responsables politiques. En voilà une preuve. La dénonciation de l’esprit munichois, totalement anachronique en la circonstance, est assénée sans discernement, à chaque fois qu’un arbitrage est à rendre entre une solution militaire et une solution négociée.
Ce fut le cas au Kosovo, en Irak, en Afghanistan, en Syrie et en Libye. Elle sert à couvrir le mensonge, lequel sert à couvrir toutes les contre-vérités du discours officiel. Celui du Premier ministre devant l’Assemblée nationale le 12 mars représente sans doute un sommet dans ce domaine. C’est ainsi que l’économiste Jacques Sapir a établi la litanie des contre-vérités énoncées par Gabriel Attal et de ses mensonges par omission. Parmi ceux-ci, l’occultation du fait que dès le 17 février 2022, soit une semaine avant l’invasion russe, les bombardements ukrainiens redoublaient sur Donetsk et Lougansk. Le jeune Premier ministre oublie également que la guerre actuelle est une prolongation de celle qui a commencé en 2014 lorsque Kiev a envoyé des troupes dans le Donbass pour réprimer la rébellion anti-Maïdan, opération conduite en violation des accords de Minsk. Si l’on peut légitimement condamner la décision russe d’attaquer l’Ukraine, il faut toutefois la replacer dans son contexte. Le sociologue et historien Emmanuel Todd, dans son livre « La défaite de l’Occident », démontre, de façon convaincante, que la Russie ne fait peser aucune menace sur l’Europe occidentale. « Elle sait, dit-il, ne pas avoir les moyens démographiques et militaires d’une expansion vers l’Ouest ; la lenteur de son action en Ukraine le démontre ». Pour lui, la menace russe relève du fantasme. La Russie se bat sur sa frontière. Donetsk n’est qu’à 100 km de la Russie et à 3000 km de Paris. Une éventuelle victoire de la Russie ne menacerait donc pas notre territoire, pas plus qu’elle ne mettrait en cause nos intérêts vitaux.
Zelensky, le Churchill ukrainien
Diaboliser Poutine et la Russie ne suffit pas, il faut dans le même temps, glorifier Zelensky, le « Churchill ukrainien ».
Élu en 2019 après avoir incarné un président fictif incorruptible dans une série télévisée intitulée « Serviteur du peuple », Volodymir Zelensky a été épinglé par un consortium de journalistes d’investigation (Pandora Papers) pour des montages financiers offshore. Il avait financé sa campagne avec l’argent du sulfureux milliardaire Igor Kolomoiski qui avait mis son empire médiatique à sa disposition. Voilà qui ternit l’image du chevalier blanc pourfendeur de la corruption endémique dans son pays. Il a été élu en promettant de relancer le processus de paix avec la Russie pour mettre fin à la guerre dans le Donbass. Il ne s’est pas engagé dans cette voie et la pression américaine et européenne n’est pas pour rien dans ce choix. François Hollande et Angela Merkel ont avoué que les accords de Minsk n’avaient qu’un seul but : donner du temps à l’Ukraine pour réarmer contre les Russes ce qui signifie que la guerre était déjà envisagée par les puissances occidentales .
Zelensky attiré par les sirènes occidentales et aspirant à rejoindre l’OTAN n’a pas contrarié ce plan. Il va alors mener, soutenu par son mentor américain, une politique russophobe. La langue russe est interdite dans les institutions d’état. Début 2021, il fait fermer trois chaines de télévision d’opposition. Après le déclenchement du conflit des dizaines de journalistes sont arrêtés, la plupart défendant des positions de gauche. En mars 2022, onze partis hostiles au gouvernement sont interdits. Avec le soutien aveugle et inconditionnel dont il jouit de la part de l’ensemble des dirigeants occidentaux, Zelenski n’hésite pas à faire de la surenchère permanente en jouant sur la corde morale pour amener les Occidentaux à s’engager toujours davantage au profit de l’Ukraine. Il ne manque pas de talent pour servir son image avec un discours progressiste qui séduit les démocraties occidentales. Dans le même temps, représentant du camp du bien, il attise les braises du conflit avec des déclarations jusqu’auboutistes qui excluent toute possibilité de négociation. Les dirigeants européens le suivent et lui déroulent le tapis rouge à chacune de ses visites. Les media, l’intelligentsia, le monde du spectacle en ont fait un héros. On l’a vu intervenir en direct lors de la cérémonie d’ouverture du dernier festival de Cannes devant un parterre totalement acquis à sa cause.
Les illusions
Les mensonges vont de pair avec un certain nombre d’illusions que les faits mettent de plus en plus en lumière.
L’effondrement de l’économie russe
La première illusion est d’avoir ignoré la capacité de résilience de l’économie ruse. On claironnait partout que les sanctions allaient mettre la Russie à genoux. Bruno Lemaire, notre ministre de l’économie n’hésitait pas à affirmer au tout début de la guerre, en levant le menton : « Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe. » L’exclusion des banques russes du réseau SWIFT devait provoquer la ruine de son système financier. Deux ans après, l’économie russe se porte bien. Des esprits éclairés auraient pu le prévoir car la Russie s’était adaptée aux mesures prises contre son économie en 2014 et s’était préparée à faire face à un nouveau train de sanctions plus lourdes encore. Elle a réorienté avec succès ses approvisionnements et ses exportations. Dans tous les domaines la Russie a fait preuve d’une flexibilité que les experts occidentaux n’avaient pas envisagée. Ils pensaient que la Russie de Poutine avait conservé la rigidité de la Russie soviétique. L’économie russe est aujourd’hui au-dessus de son niveau d’avant-guerre mais il ne faut pas méconnaître la part prise par l’industrie de l’armement en pleine activité.
La faiblesse militaire russe
« L’armée russe, sans doctrine et après une offensive sans réels objectifs, s’était écrasée sur les forces armées ukrainiennes motivées et bien préparées par les Américains. Les Ukrainiens reprennent toutes les grandes villes de Kharkiv à Kherson en novembre 2022 ».
L’hiver 2022-2023 a été éprouvant pour l’armée russe d’autant plus que l’Ukraine commençait à bénéficier d’importantes livraisons d’armes et de munitions en provenance des Etats-Unis et de l’Europe. A partir de là, l’Occident a cru que la victoire ukrainienne était acquise. Selon Isabelle Facon, spécialiste des politiques de défense et de sécurité russes et maitre de conférences à l’École polytechnique « l’armée russe est une puissance militaire fantasmée… L’invasion de l’Ukraine montre les faiblesses de l’outil militaire russe ».
Confrontée à une résistance inattendue de la part de l’armée et de la population ukrainiennes, l’armée russe a subi d’emblée de lourdes pertes humaines et matérielles par la faute d’une stratégie défaillante, d’une planification hasardeuse et d’un manque de qualité manœuvrière des troupes sur le terrain. Tels sont les enseignements tirés des premiers mois de la guerre par un grand nombre d’observateurs et de commentateurs qui hantent les plateaux de télévision. Deux ans plus tard, il apparait que ces conclusions étaient erronées. Nous avons commis une grave erreur d’analyse en sous-estimant grandement les capacités de l’armée russe. Celle-ci est aujourd’hui, un outil bien rodé et efficace s’appuyant sur une parfaite cohérence politique, économique, doctrinale et matérielle. Elle a tiré les leçons de ses échecs relatifs et acquis une expérience et un savoir-faire dans la guerre de haute intensité qu’aucune armée au monde ne possède aujourd’hui. Elle profite aussi de sa profondeur stratégique. Selon le colonel Jacques Hogard, « la Russie a quasiment atteint tous ses objectifs terrain, l’armée russe est regonflée à bloc en hommes et en matériel »
En face, l’armée ukrainienne connait une grave hémorragie qui frappe son moral. Un lieutenant de l’armée française qui avait croisé au camp militaire de la Courtine (département de la Creuse) un bataillon ukrainien en formation me disait que tous les hommes qui constituaient cette unité avaient été tués ou blessés après leur engagement sur le front. Les pertes ukrainiennes pour lesquelles les informations crédibles manquent, sont en tout état de cause considérable. Elles génèrent de nombreuses désertions. La victoire russe est inéluctable. La question demeure de savoir quels vont être les objectifs stratégiques de la Russie. Initialement, il s’agissait de priver l’Ukraine de sa capacité de frapper le Donbass et de contrôler la partie orientale russophone en assurant la liaison avec la Crimée. La Russie pourrait vouloir pousser ses pions plus loin en privant l’Ukraine de son accès à la mer par la jonction entre le Donbass et la Transnistrie en prenant le contrôle d’Odessa. Les buts de guerre pourraient évoluer pour obtenir des gages en vue de futures négociations.
La fragilité du régime russe
Selon les media occidentaux, la rébellion armée d’Evgueni Prigojine en juin 2023 a fait chanceler un régime affaibli par la guerre. Pour eux, les conséquences de cette crise seront profondes et durables. « Le système Poutine se fissure » titre le journal l’Opinion . « Le régime de Poutine est en état de décomposition » ajoute le général Yakovleff . La moindre manifestation comme celle qui a suivi la mort de l’opposant Navalny est rapportée comme un camouflet pour Vladimir Poutine. A écouter nos radios et nos chaines de télévision, son régime est contesté par une partie significative de la population. Il se maintient au pouvoir par la force et par la peur, par les assassinats et les élections truquées. La réalité est bien différente. Le président russe est populaire. Le taux d’approbation de son action se situe autour de 75%. Il est même supérieur aujourd’hui à ce qu’il était avant la guerre. Quel dirigeant occidental peut en dire autant ? Bien entendu, on mettra en cause des sondages falsifiés mais la réalité est là : la Russie soutient Vladimir Poutine, l’homme qui lui a redonné son honneur et sa grandeur après les années d’humiliation de la présidence Eltsine. Jamais les conditions de vie n’ont été aussi bonnes en Russie que sous Poutine. La façon dont le peuple soutient son armée et accepte les sacrifices de la guerre prouve la solidité du régime russe. Il n’est pas sûr que nos démocraties occidentales, confrontées à la guerre, connaissent la même stabilité. La seule véritable fragilité de la Russie se situe dans sa démographie. Son taux de fécondité est faible. Il se situe autour de 1,5 enfants/femme (proche de celui de l’Union européenne : 1,59). La politique soutenant la natalité est une priorité du régime mais la guerre est un obstacle à son développement et à sa réussite.
Les capacités militaires européennes
L’illusion concerne aussi nos propres capacités militaires. Les nations européennes ont depuis la chute du Mur réduit de beaucoup leur effort de défense, supprimé pour la plupart la conscription et professionnalisé leurs armées, le tout sur un horizon d’abandon des vertus propres au métier militaire. Difficile dans ces conditions, pour l’Union européenne, de prétendre s’immiscer dans une guerre classique dite de « haute intensité » qu’elle n’est pas capable de mener seule. Si l’armée française est la plus opérationnelle de toutes les armées du Vieux Continent, constituée de remarquables unités et disposant d’un grand spectre de capacités, elle n’en est pas moins « échantillonnaire ». Elle est « à l’os » disait le général de Villiers ; une armée « bonzaï » pour reprendre une image souvent utilisée. La France qui a réduit progressivement son armée comme une peau de chagrin, sous tous les gouvernements de gauche comme de droite, ne pourrait projeter qu’une vingtaine de milliers d’hommes. « On ne pique pas l’ours russe avec des coups d’épingle». Elle n’est donc pas en mesure de conduire un combat de haute intensité dans la durée. Elle l’est d’autant moins qu’elle a principalement participé, ces dernières décennies, à des opérations de maintien de la paix qui ne l’ont pas préparé à ce type d’engagement. Par ailleurs, la constitution d’une armée européenne qui est souvent défendue par quelques esprits utopiques est un leurre. « Il n’y a pas d’armée sans une autorité politique légitime, laquelle ne peut naître que d’un peuple établi en Nation et élisant ses responsables. Or, l’histoire comme l’actualité montrent que rien de tel à l’échelle du vieux continent ne paraît possible sauf à sombrer dans l’utopie… En outre, évoquer une armée européenne, c’est évoquer la dissuasion nucléaire, son emploi, par qui ? Comment ? » Compte-tenu des enjeux inhérents à la détention de l’arme atomique et même si une certaine discrétion doit entourer la définition de nos intérêts vitaux, il serait nécessaire et légitime que les allusions présidentielles à une extension de l’objet même de la dissuasion nucléaire soient débattues au Parlement.
En d’autres termes, s’agit-il de protéger plus que le sanctuaire national ? Ces interrogations sont aussi l’occasion de nous rappeler que la guerre nous a rarement trouvé prêts et si Emmanuel Macron affirme aujourd’hui : « Nous sommes prêts », souvenons-nous de Paul Reynaud affirmant : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts » ou du maréchal Leboeuf garantissant à la veille de la guerre de 70 : « Nous sommes prêts et archiprêts. La guerre dût elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats. » On connait la suite… Les Occidentaux pensent que plus ils fournissent d’armes et d’argent à l’Ukraine, plus ils rendent impossible la victoire russe et ce sur le fondement d’un slogan qui semble tenir de la méthode Coué : « Les Russes ne peuvent ni ne doivent gagner la guerre » et qui ne laisse rien penser de la profonde stratégie qui lui serait sous-jacente.
La récente évolution de la situation militaire prouve que ce raisonnement est faux. L’implication de l’Occident ne fait que prolonger la guerre aux dépends de la population ukrainienne qui meurt sous les bombes. L’action de l’Occident s’apparente à celle des pompiers pyromanes. La question débattue de la livraison de missiles allemands longue portée Taurus (500 km) qui pourraient cibler des villes russes ; l’engagement au sol de troupes de l’OTAN qu’Emmanuel Macron n’exclut pas, constitueraient, malgré les dénégations du chef de l’état français, une escalade qui pourrait déboucher sur un embrasement apocalyptique. La logique de la force quand elle n’est pas maitrisée et quand, de surcroît, elle ne semble pas résulter d’une fine connaissance de la doctrine d’emploi des forces de l’adversaire, peut conduire à une escalade mortelle. Les chefs d’état occidentaux l’ont bien compris. « Le président français a dressé contre lui la totalité des alliés à commencer par Washington et Berlin qui n’ont pas apprécié la leçon de “courage” venues de Paris . »
Le soutien américain
Le 3 février, les sénateurs américains sont parvenus à un accord pour envoyer 60 milliards de dollars d’aide à l’Ukraine après des mois d’âpres débats, mais le président républicain de la Chambre des Représentants, instance qui doit désormais valider ce projet pour le rendre définitif, a promis de l’enterrer malgré l’appel de Joe Biden à l’adopter rapidement. Ce retrait momentané des États-Unis pourrait devenir définitif si Donald Trump était élu en novembre prochain. Il est important de se souvenir que les Américains sont coutumiers du fait de renoncer à leurs engagements et de laisser leurs protégés face à leur tragique destin. Le Vietnam et l’Afghanistan en témoignent. Depuis le début du conflit, Moscou mise sur l’essoufflement de l’aide occidentale. Toute hésitation des pays soutiens de l’Ukraine, conforte donc les Russes dans l’idée que leur pari sera gagnant. Or, le possible retrait des États-Unis est déjà en train de créer un vide stratégique que les Européens doivent, bon gré, mal gré, occuper avec une France, seule puissance nucléaire de l’Union européenne, mais sans forces conventionnelles à la hauteur de la menace qu’elle définit dorénavant comme pesant sur l’Europe. L’Ukraine est confrontée à un risque majeur : le désengagement de son principal soutien qui en aucun cas ne peut être comblé par les états européens dont les opinions publiques n’appuieront pas une confrontation directe avec les Russes. Pour conclure sur les illusions, laissons la parole à François Fillon bon connaisseur de la Russie: « Aucune des prophéties des dirigeants occidentaux sur l’effondrement de l’économie russe, la défaite de son armée ou la fragilité politique de son régime ne s’est produite. Ces prédictions, qu’il était interdit de critiquer, ont révélé une méconnaissance de l’histoire et des réalités stratégiques ». Ce constat explique le bêtisier qui suit.
Le bêtisier
La revue trimestrielle Omerta dans son numéro 4 paru en février 2024 liste un certain nombre de déclarations choc, d’acteurs et de pseudo-experts. Elles prêteraient à rire si le sujet n’était pas aussi grave.
Nous avons déjà cité Bruno Lemaire, il inaugure ce florilège : – Bruno Lemaire, ministre français de l’économie : « On voit l’effondrement du marché, on voit également l’augmentation de l’inflation. Nous allons voir des queues de Russes qui cherchent à avoir de l’argent en liquide dans les banques ».
France Info, 1er mars 2022 – Alla Poedie, Franco-ukrainienne, consultante : « Aucune question ne se pose sur la victoire rapide et prochaine de l’Ukraine. »
13 mars 2022 sur C8 – Gina Raimondo, secrétaire au commerce des États-Unis : « Le matériel russe serait rempli de semi-conducteurs qu’ils ont sortis des lave-vaisselles et des réfrigérateurs. »
11 mai 2022 – Bruno Tertrais, politologue spécialisé dans l’analyse géopolitique stratégique : « Le scenario le plus probable est celui de l’effondrement progressif de l’armée russe. » 23 août 2022. – Général Michel Yakovleff, officier français, ancien vice-chef d’état-major du GQG de l’OTAN : « Je pense que le régime de Poutine va tomber »
28 septembre 2022. « Le régime de Poutine est en état de décomposition »
23 juin 2023 sur LCI. Visionnaire, le général ! – Bernard-Henri Lévy, « grande conscience internationale » : « Et si la stratégie de Zelensky et Zaloujny à Balhmout était : sortir de la ville pour mieux la reprendre…autrement dit le Cheval de Troie à l’envers ? »
21 mai 2023 sur X. Le même quelques semaines plus tard : « Quoi que dise la propagande russe, l’Ukraine est en train de gagner » Toujours aussi clairvoyant le BHL ! –
Nicolas Tenzer, géopolitologue, professeur à Sciences Po : « Si nous livrons beaucoup plus d’armes à l’Ukraine, elle va pouvoir non seulement résister à l’agression mais gagner la guerre. » 1 er janvier 2024
Volodimir Zelenski, président ukrainien : « Le fait que Poutine soit du côté des vainqueurs n’est rien d’autre qu’un sentiment. » 2 janvier 2024
La défaite de l’Occident
« Cette défaite est une certitude parce que l’Occident s’autodétruit plutôt qu’il n’est attaqué par la Russie ». Les Etats-Unis profitent de la crise en fournissant au prix fort des ressources énergétiques au Européens. Ceux-ci payent, ainsi, la rupture des sources d’approvisionnement en gaz russe qui nous était vendu à bon prix. La hausse du coût de l’énergie qui en découle met en péril notre industrie ou plutôt ce qu’il en reste. « Le solde commercial de la zone euro est passé d’une valeur positive de 116 milliards en 2021 à une valeur négative de 400 milliards en 2022. » Le retrait de Russie des filiales européennes qui y étaient implantées, touche fortement la France. Avant la guerre, 500 entreprises françaises étaient présentes sur le territoire russe. TotalEnergies y produit près de 17% de ses hydrocarbures et 30% de son gaz. On comprend les réticences de son président pour céder ses actifs en Russie. Politiquement, l’Occident voulait isoler la Russie mais c’est lui qui se retrouve isolé. Le reste du monde sommé de prendre parti a clairement choisi de soutenir la Russie.
« L’Occident a découvert qu’on ne l’aime pas ». On se dirige vers « une bipolarisation du monde avec d’un côté l’Occident américain – avec Israël dans ce bloc- et en face le reste du monde : la Russie, la Chine, l’Amérique latine, les BRIC qui d’une façon générale sont anti-occidentaux.28 » Il faut ajouter l’Afrique à cette liste. La guerre en Ukraine aura révélé que l’Occident se retrouve seul contre tous, alors que les experts de plateau ne cessent de pointer du doigt l’isolement de la Russie. Le monde occidental conserve certes encore une puissance économique et financière considérable mais il ne pèse plus grand-chose démographiquement et ses prétentions à l’universalisme se retournent contre lui. Les BRIC représentent près de la moitié de la population mondiale et les deux tiers de sa croissance contre moins de 10% pour le G7 qui connait un taux de fécondité très bas (ce qui est aussi le cas de la Russie comme nous l’avons mentionné). Le modèle de société occidental est exécré.
Nos injonctions moralisatrices pour imposer la libéralisation des mœurs (théorie du genre, activisme LGBT) constituent un élément fondamental de ce rejet. Vladimir Poutine l’a parfaitement compris qui ne cesse de dénoncer la décadence occidentale. Ce discours rencontre un grand écho en Afrique où les autorités apprécient que la Russie respecte l’identité africaine et n’impose aucune contrainte sociétale, politique ou économique. On ne cesse de dénoncer l’entrisme des Russes en Afrique mais il est d’abord le fait de notre inconséquence. Bernard Lugan, le grand spécialiste de l’Afrique met le doigt où cela fait mal : « C’est un réflexe d’infantilisme total que d’attribuer à l’autre ses propres échecs. Les Russes se sont engouffrés dans le vide… On ne peut pas reprocher aux Russes de se servir de notre nullité. Nous leur faisons la guerre en Ukraine et quand ils nous font la guerre en Afrique, nous trouvons que ce n’est pas moral.»
La France rompt avec sa vocation historique
Emmanuel Macron utilise le grave sujet de la guerre en Ukraine à des fins de politique intérieure. Il veut faire de ce conflit un objet de discrimination intérieure où seraient rejetés dans le camp du mal tous ceux qui estiment que la négociation ne serait pas déraisonnable. Il peut s’agir aussi de faire oublier son mauvais bilan et son impopularité mais plus encore, de faire son auto-promotion pour asseoir son destin « d’homme providentiel » qui marquera l’histoire. Au début du conflit, il affirmait qu’il ne fallait pas humilier la Russie et se présentait comme le médiateur qui allait ramener Vladimir Poutine à la raison. Aujourd’hui, il a endossé le treillis du combattant, adopté un discours guerrier pour créer le mythe du président qui ne recule devant rien pour défendre le camp du bien. Il veut être reconnu comme le plus ferme soutien de Zelinski et l’ennemi n° 1 de Vladimir Poutine. « Jupiter » est de retour. Il s’agit aussi de maintenir le peuple dans la peur. Après le coronavirus, le péril russe. En envisageant, de façon improvisée, l’éventualité d’un déploiement militaire français sur le sol ukrainien, Emmanuel Macron mais aussi tous ceux qui soutiennent son discours, ministres, élus, commentateurs et experts de plateau télé jouent avec le feu. Ils le font avec désinvolture comme s’il s’agissait d’un fait banal alors que la vie de millions d’hommes est en jeu. Henri Guaino dénonce ces apprentis sorciers : « On est en face d’une défaillance intellectuelle et morale. On raisonne de façon tout à fait manichéenne. Il y a le camp du bien et le camp du mal. On est en train de fabriquer une politique sans conscience. Puisque je suis le bien, je peux tout me permettre ».
Le Président de la République, le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères n’ont pas fait leur service militaire. Ils ne connaissent rien au métier des armes, à la condition du soldat. Sans expérience, ils n’ont rien appris ; sans enfants, ils n’ont rien transmis. Ils parlent de courage sans connaitre le sens de ce mot. Ils font de grandes envolées lyriques sans mesurer la portée de leur paroles . « Malheur à toi, pays, dont le roi est un enfant». En agissant comme ils le font, ils trahissent la mission historique de la France dont la vocation est d’être une puissance d’équilibre et d’apaisement.
CONCLUSION : QUE FAIRE ?
Dans notre relation avec la Russie comme dans bien d’autres domaines, nous n’avons pas de vision à long terme. Nous n’inscrivons pas notre action dans le temps long avec un objectif final recherché. Nous ne faisons pas l’effort de chercher à « comprendre la carte mentale de celui auquel nous sommes confrontés. Nous ne sommes pas capables de rentrer dans son histoire, ses frustrations, ses souffrances »
Plus grave encore, nous nous trompons d’ennemi. « Dans la hiérarchie des menaces auxquelles sont confrontées les Occidentaux – au premier rang d’entre eux les Européens – le totalitarisme islamique arrive en tête, loin devant la question russe, avec la compétition économique et politique avec la Chine. En effet, le totalitarisme islamique menace directement l’Europe en raison de notre proximité avec le Moyen-Orient, de nos liens avec l’Afrique et de l’écho qu’il rencontre dans une partie significative de nos populations ».
Cette affirmation de François Fillon sonne juste même si on peut déplorer que nous ayons fait de la Russie une menace alors qu’elle aurait dû constituer face à l’islamisme, un allié naturel. On se souvient du soutien spontané de la Russie aux Américains lors des attentats du 11 septembre. La Russie apparaissait alors comme un partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme islamique. L’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN est porteuse d’un risque majeur en raison de l’article 5 qui stipule que si un pays appartenant à l’organisation est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué. Ainsi, le moindre problème sur la frontière entre la Russie et l’Ukraine pourrait dégénérer en guerre nucléaire. C’est la raison pour laquelle l’Ukraine doit rester neutre et constituer une zone tampon. Ce pays, avant 1991, n’a été indépendant que pendant cinq courtes années de 1917 à 1922. Auparavant, il était partagé entre l’Empire russe et l’empire d’Autriche.
L’Ukraine a le droit et le devoir de défendre son indépendance et son originalité mais en tenant compte de son héritage historique. La négociation apparaît comme la seule voie raisonnable. Les conditions sont loin d’être réunies pour y parvenir dans un bref délai. En attendant, le peuple ukrainien continue de souffrir et l’europe de danser au bord du gouffre. La guerre en Ukraine est révélatrice du nouveau monde qui est en train de naître. Dans ce monde, l’Europe devra retisser le lien avec la Russie pour assurer sa survie et constituer une véritable force dans la compétition sans merci qui se jouera à l’échelle de la planète. La question est de savoir dans quelle mesure la France y contribuera au regard de ses positions actuelles en rupture avec la tradition d’amitié franco-russe. C’est pourtant une nécessité dictée par l’histoire et la géographie qui pourrait nous réconcilier avec le monde orthodoxe et amener l’Europe occidentale à redécouvrir son caractère chrétien pour faire face aux assauts de l’Islam. Dans les circonstances présentes, un tel objectif peut sembler totalement utopique. Il s’agit d’une espérance que nous pouvons confier dans nos prières à Notre-Dame de Fatima.
Général (2S) Marc Paitier
Illustrations : Pixabay (cc)
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