Parmi les nombreux mythes qui embrouillent l’esprit politique moderne, aucun ne corrompt la compréhension ou ne maquille autant les faits historiques que le mythe voulant que les riches et les puissants de ce monde ne conspirent pas. C’est totalement faux.
Ils conspirent continuellement, couramment, effectivement et diaboliquement, à une échelle qui dépasse l’entendement. Nier cette conspiration, c’est nier des preuves empiriques irréfutables et le bon sens le plus élémentaire.
Il n’en demeure pas moins que pour l’observateur averti du « grand jeu » politique, c’est une source inépuisable d’étonnement que de tomber sur des exemples toujours plus stupéfiants de machinations monstrueuses que les élites riches et puissantes sont capables d’échafauder. C’est ce à quoi s’emploient les auteurs Docherty et Macgregor, dans un livre qui nous couple le souffle.
Ainsi, l’histoire officielle et sacralisée des origines de la Première Guerre mondiale, nous disent les auteurs, ne serait qu’un seul et même tissu de mensonges du début à la fin. Plus à propos encore est la thèse des auteurs voulant que – pour paraphraser ce qu’a dit plus tard Churchill, qui occupe d’ailleurs une place de choix dans cet ouvrage : « Jamais autant de personnes ont été tuées, de façon si injuste, pour assouvir les ambitions et la soif de profit d’un si petit nombre. »
En démolissant les nombreuses antiennes à propos des origines de la « Grande Guerre » (y compris la « responsabilité allemande », les « efforts de paix britanniques », la « neutralité de la Belgique » et « l’inévitabilité » de la guerre), Docherty et Macgregor pointent du doigt ceux qui sont vraiment à l’origine du conflit : des impérialistes britanniques formant une cabale plus ou moins secrète, dont les visées politiques pendant une quinzaine d’années consistaient à préparer une guerre européenne afin de détruire le nouveau concurrent commercial, industriel et militaire de la Grande-Bretagne qu’était l’Allemagne.
Pour résumer, Docherty et Macgregor soutiennent que « loin de se diriger aveuglément vers une tragédie mondiale, le monde qui ne se doutait de rien est tombé dans une embuscade tendue par une cabale secrète de bellicistes » qui ne se trouvaient pas à Berlin, mais bien « à Londres ».
J’avoue ici abonder dans le sens de cette thèse, aussi frappante soit-elle, ne serait-ce que pour le principe général. Après tout, il suffit de regarder la réalité politique d’aujourd’hui pour constater que nous nageons en plein délire orwellien. De plus, trente ans de journalisme indépendant m’ont amené non seulement à conclure que ce qu’on nous sert comme « nouvelles » n’a rien à voir avec la réalité, mais aussi que les écrits et les présentations historiques sont aussi bidons qu’un billet de trois dollars. Il faut tout de même que la thèse défendue repose sur un ou deux arguments crédibles. Voyons voir ceux que nous propose « Histoire cachée ».
Les joueurs
Avant de nous lancer tête première dans le vif du sujet, commençons par esquisser le portrait des principaux protagonistes de cette sombre histoire.
Au commencement, il y avait Cecil Rhodes, le premier ministre de la colonie du Cap qui, nous rappellent les auteurs, était « en réalité un opportuniste s’accaparant des terres », dont la fortune a été assurée à parts égales « en réprimant brutalement les habitants locaux et en veillant aux intérêts miniers de la maison des Rothschild ». Apparemment, Rhodes parlait depuis longtemps de créer une « société comme celle des Jésuites » au service des ambitions mondiales de l’Empire britannique. En février 1891, il est passé aux actes en s’adjoignant les services de ses proches associés William Stead, un journaliste bien connu, et Lord Esher, un proche conseiller de la monarchie britannique.
Deux autres personnes se sont jointes peu après au cercle restreint du groupe clandestin : Lord Nathaniel (Natty) Rothschild, de la fameuse dynastie de banquiers britanniques et européens, et Alfred Milner, un érudit administrateur colonial brillant qui deviendra rapidement l’infatigable génie organisateur et maître des cérémonies du groupe.
À ces quatre personnalités centrales se sont joints par la suite Lord Northcliffe, le propriétaire du « Times », qui épaulera Stead dans sa propagande visant à préparer le public britannique à une guerre contre l’Allemagne, Arthur Balfour et Herbert Asquith, deux futurs premiers ministres britanniques qui joueront de leur influence parlementaire, Lord Salisbury et Lord Rosebery, qui apporteront un lot additionnel de connections politiques, et Lord Edward Grey qui aura l’honneur, en sa capacité de ministre britannique des Affaires étrangères en 1914, d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil de la paix européenne.
Le prince Édouard (qui deviendra peu après le roi Édouard VII) était aussi un ajout important qui, malgré son image de séducteur, était en fait un acteur politique astucieux, dont les fréquentes incursions sociales à l’échelle internationale constituaient une couverture idéale pour contribuer à forger, souvent secrètement, des alliances militaires et politiques entre la Russie, la France, la Grande-Bretagne et la Belgique.
Cette garde prétorienne a ensuite étendu ses tentacules à toutes les sphères de la hiérarchie du pouvoir britannique (puis du monde) en recrutant activement dans son « Association of Helpers » toute une myriade de bureaucrates, banquiers, officiers militaires, universitaires, journalistes et hauts fonctionnaires plus bas dans l’échelle, dont bon nombre, il s’est avéré, provenaient des collèges Balliol et All Souls, à Oxford.
Enfin, le légendaire Churchill, gonflé à bloc par sa propre grandiloquence bien lubrifiée avec l’argent des Rothschild, allait finir par occuper la place sacrée qui lui revenait parmi les avides de guerre élus secrètement.
Premières aventures
La première incursion de cette cabale élitiste a eu lieu en Afrique du Sud, avec la fomentation délibérée de la (2e) guerre des Boers (1899-1902). On avait découvert de l’or dans la région du Transvaal en 1886 et les impérialistes britanniques étaient déterminés à s’en emparer. Après un certain nombre de machinations ratées de Rhodes visant à faire tomber les Boers, l’élite secrète a obtenu un as dans son jeu quand Alfred Milner a été nommé haut-commissaire de l’Afrique du Sud. Milner a aussitôt saisi le moment, sans passer Go, pour déclencher la guerre, imposer sa tristement célèbre politique de la terre brûlée et exiger une reddition sans condition, faisant ainsi valoir la philosophie martiale générale qui prévaudra plus tard contre l’Allemagne.
Après la défaite des Boers, Milner et ses acolytes (Rhodes est mort pendant les « négociations de paix ») ont rapidement investi les principaux organes de la gouvernance impériale britannique, dont les bureaux responsables des affaires étrangères, des colonies et de la guerre. Arthur Balfour est allé encore plus loin en créant, en 1902, le « Comité pour la défense impériale ». Ce dernier a joué un rôle considérable en court-circuitant presque entièrement le cabinet britannique dans les années, les mois et les jours précédant août 1914. Balfour était en fait l’un des deux seuls membres permanents de cette institution impériale d’importance majeure, l’autre étant Lord Fredrick Roberts, commandant en chef des forces armées et ami proche de Milner. C’est ce même Roberts qui, plus tard, nommera à leurs postes respectifs pendant la Première Guerre mondiale deux suivistes incompétents, Sir John French et Douglas Haig, qui mèneront des combats conduisant au massacre de centaines de milliers de soldats alliés.
L’année 1902 marquait aussi par l’établissement du traité anglo-japonais. La Grande-Bretagne craignait depuis longtemps que son empire en Extrême-Orient passe aux mains de la Russie et cherchait à amener le Japon à faire contrepoids. L’alliance a porté fruit lors du conflit russo-japonais de 1904-1905, au cours duquel la Russie a subi une défaite décisive. Sans jamais perdre de vue l’objectif à long terme (une guerre contre l’Allemagne), Milner et ses acolytes ont changé d’appât adroitement en courtisant aussitôt le czar Nicolas II, ce qui a abouti à la signature de la Convention anglo-russe de 1907. À la même période (1904), la Grande-Bretagne, avec l’aide cruciale d’Édouard VII, a mis fin à près de mille ans d’inimité avec la France en signant l’Entente cordiale avec son ancien rival.
À la même période (1905), un accord plus ou moins secret a été conclu avec le roi Léopold II, qui autorisait la Belgique à annexer l’État indépendant du Congo. Il s’agissait, à toutes fins utiles, d’une alliance entre la Grande-Bretagne et la Belgique qui, dans la décennie qui a suivi, s’est continuellement approfondie avec la conclusion de nombreux accords militaires bilatéraux (secrets pour la plupart, donc soustraits au regard du Parlement britannique) et de « protocoles d’entente », qui mettaient sans équivoque l’accent sur le fait que la Belgique formerait une sorte de partie « neutre » dans le conflit à venir avec l’Allemagne.
L’alliance principale était dorénavant chose faite entre la Grande-Bretagne, la Russie, la France et la Belgique. Il ne restait plus qu’à obtenir la fidélité et l’obéissance des colonies britanniques. Pour y parvenir, Milner a organisé la conférence de presse impériale de 1909, qui réunissait une soixantaine de propriétaires de journaux, journalistes et rédacteurs provenant de l’ensemble de l’Empire, qui ont côtoyé 600 autres journalistes, politiciens et militaires britanniques dans une grande orgie de propagande guerrière. Le message martial a été ensuite dûment transmis aux multitudes coloniales inconscientes. Le succès de la conférence était particulièrement visible au Canada où, malgré les divisions extrêmes sur la question, plus de 640 000 soldats canadiens ont été envoyés dans les champs de la mort au nom d’une poignée d’impérialistes britanniques.
La « crise » marocaine
Docherty et Macgregor nous rappellent que l’historienne de renom Barbara Tuchman, dans son livre « Août 14 » (« The Guns of August ») qui a reçu le prix Pulitzer, « a précisé très clairement que la Grande-Bretagne était résolue à faire la guerre en 1911 et même avant. » En effet, les préparatifs de guerre étaient en cours depuis au moins 1906.
N’empêche que 1911 marque un tournant, lorsque l’élite secrète a tenté une première fois de déclencher une guerre contre l’Allemagne. Le prétexte était le Maroc. La Grande-Bretagne n’avait pas d’intérêts coloniaux directs au Maroc, mais la France et l’Allemagne en avaient. C’est alors que la cabale de Londres, avec Edward Grey au poste de ministre des Affaires étrangères, a mis dans le secret des dieux un ministre français clé, Théophile Declasse, ce qui lui a permis de monter ce qui était essentiellement une opération sous fausse bannière à Fez. La France a alors réagi en imposant une armée d’occupation. L’Allemagne s’est contentée de n’envoyer qu’une petite canonnière à Agadir, sauf que l’ensemble de la presse britannique, qui représentait les intérêts de « l’État profond » de la Grande-Bretagne, est tombé dans l’hystérie en condamnant les « menaces allemandes contre les voies maritimes britanniques », etc. Cette étincelle de guerre s’est éteinte à la dernière heure lorsque le premier ministre socialiste de la France (récemment élu), Joseph Caillaux, a entamé des pourparlers de paix avec le Kaiser. La guerre contre l’Allemagne devait donc être reportée.
Dans l’intervalle, la Grande-Bretagne, sous la direction de ses mandarins de l’ombre (presque toujours sans examen ou approbation du Parlement), poursuivait ses préparatifs de guerre. Par exemple, c’est à cette fin que Churchill, qui avait été nommé premier lord de l’Amirauté britannique en 1911, a redéployé sa flotte atlantique de Gibraltar à la mer du Nord et sa flotte méditerranéenne à Gibraltar. La flotte française a été redéployée simultanément de l’Atlantique à la Méditerranée pour couvrir le retrait de la flotte britannique. Ces manœuvres visaient stratégiquement la flotte allemande en mer du Nord. Les pions se mettaient en place sur l’échiquier.
En France, le premier ministre de gauche et partisan de la paix Caillaux a été remplacé en 1913 par l’un des « assistants » des élites britanniques, en la personne de Raymond Poincaré, un germanophobe enragé d’extrême-droite. Poincaré a eu tôt fait de remplacer l’ambassadeur de France en Russie George Louis, qui ne prônait pas la guerre, par le revanchiste Declasse. Pendant ce temps aux États-Unis, la cabale secrète poursuivait ses manigances, surtout par l’intermédiaire de la Pilgrims Society et des maisons Morgan et Rockefeller, afin d’assurer l’élection d’un démocrate inconnu mais malléable, Woodrow Wilson, contre le président Taft, qui était partisan d’une banque centrale sous contrôle public.
L’« État profond » anglo-américain a ainsi pu créer la Réserve fédérale américaine, une banque centrale privée qui s’est consacrée dès le départ au financement de la guerre contre l’Allemagne.
L’éperon balkan
Selon Docherty et Macgregor, le conte d’une simplicité trompeuse répété ad nauseam sur les circonstances entourant l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, serait aussi douteux que la version officielle de l’assassinat de JFK deux générations plus tard. En effet, les similitudes structurelles entre les deux – de l’absence flagrante de sécurité à la preuve manifeste de complicité de l’État (dans le cas qui nous intéresse, à partir de la Serbie, mais menant directement à Londres) – sont remarquables. L’assassinat a bel et bien causé un effet domino, sauf que les événements qui ont suivi n’étaient pas dus aux bas instincts des gens et à des forces inéluctables hors de tout contrôle humain, mais plutôt aux manigances conspiratrices d’esprits calculateurs.
Ainsi, tout de suite après l’assassinat, l’Autriche-Hongrie a bénéficié d’un soutien international généralisé, car elle était largement perçue comme la partie lésée. Mais les suspects habituels, après avoir aidé à mettre en scène le meurtre, ont réussi à renverser la vapeur de la propagande en défaveur de l’Autriche et de l’Allemagne en recourant à une ruse ingénieuse. Après avoir obtenu secrètement le contenu de la « note », qui énonçait les demandes de l’Autriche (raisonnables dans les circonstances) à l’endroit de la Serbie, la cabale secrète est arrivée à participer directement à la rédaction de la « réplique serbe ». La « réplique » devait bien sûr être inacceptable pour l’Autriche. Au même moment, le président français Poincaré s’est précipité à Moscou pour rassurer le czar et ses généraux que si l’Allemagne allait assumer ses responsabilités conformément à son alliance avec l’Autriche, la France soutiendrait la Russie dans le déclenchement d’une guerre généralisée en Europe.
La France savait évidemment que l’Angleterre, ou plutôt sa clique impérialiste élitiste, souhaitait tout autant la guerre. C’est d’ailleurs à ce moment opportun que Grey et Churchill se sont ligués pour acheter la Anglo-Persian Oil Company, assurant ainsi les approvisionnements pétroliers nécessaires à la marine britannique.
Pendant tout ce temps, le kaiser Guillaume et le chancelier Bethmann étaient les seuls hommes d’État qui aspiraient sincèrement à la paix. Leur diffamation subséquente par des hordes d’historiens pas très propres ont retenti dans les mêmes tons orwelliens que la diabolisation en cours par l’establishment des pays et des particuliers qui résistent à l’empire américain.
Grey gagne son pari
Après avoir attisé les flammes du feu allumé dans les Balkans de façon à ce qu’il embrase toute l’Europe, le ministre des Affaires étrangères britannique Grey et le premier ministre Asquith se sont employés à porter tous les sales coups possibles sur le plan diplomatique pour saboter toute possibilité de paix et rendre la guerre inévitable.
Par exemple, le 9 juillet, l’ambassadeur allemand à Londres, le prince Lichnowsky, a été rassuré à maintes reprises par Grey que la Grande-Bretagne n’était engagée dans aucune négociation secrète qui mènerait à la guerre. C’était évidemment un mensonge éhonté. Le 10 juillet, Grey a fait croire au Parlement que la Grande-Bretagne n’avait pas la moindre crainte que les événements de Sarajevo conduiraient à une guerre continentale. Au même moment, le premier ministre autrichien Berchtold était trompé de la même manière par les trois gouvernements de l’Entente, qui prétendaient que leur réaction à la « note » n’irait pas plus loin qu’une protestation diplomatique. Sauf que pendant la troisième semaine de juillet, ces mêmes gouvernements ont fait volte-face en disant qu’ils rejetaient entièrement la réponse de l’Autriche.
Le 20 juillet, comme il a été rapporté, le premier ministre français Poincaré s’est rendu à Saint-Pétersbourg pour réaffirmer les accords militaires respectifs de la France et de la Russie. Le 25 juillet, Lichnowsky s’est présenté sans être annoncé au ministère des Affaires étrangères britanniques pour relayer l’appel désespéré du gouvernement allemand implorant Grey d’user de son influence pour stopper la mobilisation russe. Ce qui est incroyable, c’est que personne n’était disposé à le recevoir. De toute façon, la Russie avait secrètement commencé à mobiliser ses forces armées le 23 juillet, pendant que Churchill faisait de même le 26 juillet avec la flotte britannique à Spithead.
Bien entendu, rien de ce qui précède ne s’est fait dans le cadre d’un processus démocratique. Pour reprendre les propos de Docherty et Macgregor :
« Pour ce qui était de la population [britannique], rien de fâcheux ne se passait. C’était juste un autre week-end d’été. »
Le 28 juillet, l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie, même si elle n’était pas en mesure de l’envahir avant une quinzaine de jours. Pendant ce temps, le ministère des Affaires étrangères britannique commençait à faire circuler des rumeurs voulant que les préparatifs de guerre de l’Allemagne étaient plus avancés que ceux de la France et de la Russie, alors qu’en réalité, c’était exactement le contraire. Les choses se précipitaient dangereusement hors du contrôle de Guillaume.
Le 29, Lichnowsky a de nouveau imploré Grey d’empêcher la mobilisation russe à la frontière de l’Allemagne. Grey a répondu qu’il allait écrire quatre dépêches à Berlin qui, à la lumière des analyses d’après-guerre, n’ont jamais été transmises. Les dépêches ne faisaient partie que d’une mascarade pour faire croire que la Grande-Bretagne (et surtout lui, Grey) faisait tout en son pouvoir pour éviter la guerre. C’est aussi le 29 en soirée que Grey, Asquith, Churchill et Richard Haldane se sont réunis pour discuter de ce qu’Asquith appelait « la prochaine guerre ». Docherty et Macgregor soulignent de nouveau que ces quatre hommes étaient pratiquement les seuls en Grande-Bretagne au courant de la calamité qui s’annonçait, à l’insu des autres membres du Cabinet, des députés du Parlement et des citoyens britanniques. Ils en étaient en fait les architectes.
Le 30, le Kaiser a transmis au czar Nicolas un appel vibrant à une négociation de la prévention des hostilités. Touché par ce plaidoyer, Nicolas a dépêché à Berlin son émissaire personnel, le général Tatishchev, pour négocier la paix. Malheureusement, Tatishchev ne s’est jamais rendu à Berlin, car il a été arrêté et emprisonné cette nuit-là par le ministre des Affaires étrangères russe Sazonov qui, comme les auteurs l’expliquent de façon convaincante, constituait depuis longtemps un atout dans le jeu de la cabale de Londres. Sous la pression constante des hauts gradés de son armée, Nicolas a fini par céder et a ordonné la mobilisation générale dans l’après-midi du 30 juillet.
L’annonce officielle de la mobilisation russe a sonné le glas à toute possibilité de paix. Se rendant compte qu’elle avait été bernée et qu’elle allait être attaquée sur deux fronts, soit à l’ouest par la France et à l’est par la Russie, l’Allemagne a ordonné la mobilisation générale à son tour le 1er août. C’était la dernière puissance occidentale à le faire, ce qui en dit long. Mais l’Allemagne a commis alors une erreur tactique cruciale après l’annonce de la mobilisation générale, en prononçant une déclaration de guerre officielle et tenue par l’honneur contre la France. Ce faisant, elle sautait à deux pieds dans le piège tendu par Grey et cie, qui n’avaient cessé de manigancer pour que la guerre se déclenche sans être perçus comme en étant les instigateurs officiels.
Mais il restait une dernière carte dans le jeu de Grey, qu’il devait jouer pour amener un cabinet et une Chambre des communes pas très portés à la guerre d’abandonner leur bon sens et de foncer tête première dans une guerre totale paneuropéenne. Tout comme le mythe des « armes de destruction massive » a servi de prétexte à l’agression impérialiste étasunienne, le mythe de la pauvre et inoffensive « Belgique neutre » a servi de porte-étendard aux visées de l’impérialisme britannique.
Le discours qui a scellé le sort de millions de gens
Le 2 août 1914, le premier ministre Asquith a convoqué une réunion du cabinet spéciale pour discuter de la crise (montée de toutes pièces). Bien que les membres du cabinet étaient peu enclins à approuver la participation britannique à une guerre continentale, ils ont tôt fait de subir des pressions et d’obtenir des révélations à propos d’un « ensemble complexe d’obligations [militaires et politiques] qu’on leur avait déjà garanti comme n’étant pas des obligations, [et] qui s’étaient tissées autour d’eux pendant qu’ils dormaient ». Fait crucial, Grey s’est gardé de leur dire que l’ambassadeur allemand Lichnowsky avait, la veille même (1er août), proposé de garantir la neutralité belge. D’ailleurs, la supercherie de Grey n’aurait jamais été connue si le chancelier Bethmann n’avait pas fait état de la proposition au Reichstag le 4 août.
Une fois le cabinet suffisamment confondu, trompé et dupé (Asquith avait déjà donné des ordres de mobilisation à l’armée et à la marine sans que le cabinet ne l’approuve ou ne le sache), il ne restait plus qu’à berner le Parlement. Ainsi, le 3 août, Sir Edward Grey a pris la parole pour entamer ce qui allait être un panégyrique épique sur les folies de la paix et les vertus de la guerre. L’auditoire n’était pas particulièrement réceptif là non plus, mais le sermon a réussi à gagner en force.
En commençant par dire que la paix en Europe « ne peut être préservée », Grey s’est lancé dans une litanie incroyable de mensonges et de déformation des faits à propos des accords militaires complexes en vigueur depuis longtemps entre l’Angleterre, la France, la Russie et la Belgique. Grey niait leur existence. Qu’en était-il de l’écheveau complexe des accords diplomatiques ? Il n’y avait pas d’accords, pareils enchevêtrements n’existaient pas. Le Parlement était « libre » de voter en pleine conscience, d’exercer son mandat démocratique, tant qu’il ne vote pas en faveur de la paix bien sûr.
Tout ce qui précède n’était que le préambule de la pièce maîtresse du discours de Grey : la neutralité de la Belgique. Cette imposture flagrante n’a été surpassée en duplicité que par l’omission volontaire de Grey de parler au cabinet, puis au Parlement, de la garantie offerte par l’Allemagne concernant le point litigieux qu’était la neutralité de la Belgique. Grey a préféré montrer, pour faire plus d’effet, un télégramme émouvant du roi de Belgique implorant de l’aide au roi Georges. Il ne pouvait y avoir de moment mieux choisi pour qui l’aurait rédigé délibérément pour l’occasion, ce qui était d’ailleurs le cas. Les appels en faveur de la guerre des chefs des partis d’opposition qui ont suivi ce sermon étaient eux aussi prévus. Churchill les avait tous sondés et ralliés à la cause avant la session du jour. Seul Ramsay MacDonald, le chef du Parti travailliste, a nagé à contre-courant de la vague bien orchestrée « d’inévitabilité » qui revenait constamment dans la péroraison martiale de Grey.
La session du jour s’est terminée sans débat. Asquith ne l’avait pas permis, bien que le président de la Chambre l’ait pressé d’autoriser la reprise les travaux en soirée. Entre-temps, Grey a scellé le sort, c.-à-d. la guerre, en lançant un ultimatum à l’Allemagne, la sommant de ne pas envahir la Belgique, tout en sachant que l’invasion avait déjà commencé. Pour reprendre les mots de Docherty et MacGregor, c’était un « coup de maître ». La guerre était dorénavant inévitable. La session du Parlement tenue en soirée a eu beau faire l’objet d’un débat vigoureux et substantiel qui a démoli en grande partie la position de Grey, les jeux étaient faits. Au moment opportun, Arthur Balfour, « ancien premier ministre conservateur et membre du cercle restreint de l’élite secrète, s’est levé, menaçant. Il en avait assez. » Jetant tout le poids de son autorité de magistrat, il a condamné, ridiculisé et rejeté les arguments contre la guerre, les qualifiant de « lie du débat ». La Chambre des communes ayant ainsi été muselée, la dernière chance de paix en Europe était perdue.
Plus ça change…
Ce qui frappe encore et encore en lisant « Histoire cachée », c’est le son de la vérité qui retentit de chaque page, de chaque révélation. Apprendre qu’un groupe si restreint de membres d’une élite, faisant fi de tout contrôle démocratique, puisse sceller le sort – et la mort – de millions de personnes, a de quoi nous révolter. C’est vrai, mais cela ne nous surprend pas, parce que le même phénomène est en train de se produire sous nos propres yeux. En effet, l’état actuel de la « guerre permanente » est ni plus ni moins la condition inconsciente de la modernité même.
Docherty et Macgregor apportent une belle contribution ici. Ils vont beaucoup plus loin que ceux que David Irving a si justement qualifiés « d’historiens de cour », en parlant des historiens prostitués de l’élite et de l’establishment qui reprennent le consensus établi. Docherty et Macgregor nous donnent un aperçu de ce que signifie vraiment écrire l’histoire. S’il y a une leçon – ou plutôt une contre-leçon – à tirer de cet ouvrage, c’est que nous serons condamnés à répéter l’histoire aussi longtemps que nous écouterons ceux qui se consacrent à l’obscurcir et à la fausser, autrement dit, ceux qui nous mentent.
Antony C. Black
Quand les canons détonnent, l’argent raisonne
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