Le XVIe et le début du XVIIe siècle marquent en France le début d’une mutation de la conception du pouvoir, conception dont la France se fait le laboratoire et qui va gagner toute l’Europe. Le lien entre politique, morale et religion se brise ; la raison d’État, transgression par l’État des règles du droit et de la morale pour sauver l’ordre public, est théorisée et s’impose aux esprits.
Jusqu’au XVIe siècle, toute la littérature politique se fait moralisatrice et reste étroitement liée à la religion. C’est précisément parce qu’il brise ce lien que Machiavel (1469-1527), avec Le Prince, fait scandale. L’auteur florentin y étudie les moyens de conservation du pouvoir par le gouvernement et montre que “le prince” ne peut pas s’en tenir aux préceptes moraux s’il veut garder son pouvoir. Les moyens de la politique du bon prince incluent la ruse, la violence, le mensonge ou la crainte.
L’œuvre de Machiavel n’est traduite en français qu’en 1553 et suscite de l’intérêt au sein des milieux de Cour. Mais les œuvres politiques restent très liées à la religion : on s’appuie sur la la Bible pour délimiter les droits et pouvoir du roi. Quand Claude de Seyssel dans sa Grant monarchie de France (1519) promeut ses trois types de conseils royaux (assemblée de notables, conseil ordinaire et conseil secret), il le fait en s’appuyant sur l’entourage du Christ.
I. Les guerres de religion et le parti des Politiques
Cette conception du pouvoir va se trouver malmenée par les guerres de religion. En 1517, Martin Luther affiche ses 95 thèses à Wittenberg. En 1534 en France survient l’affaire des Placards (des affiches sont placardées partout dans le royaume, jusque sur la chambre du roi, avec des propos injurieux pour les catholiques et la personne du roi) qui révèle l’existence d’un réseau organisé de protestants. Les persécutions commencent (livres interdits, bûchers) mais ce n’est que 28 ans plus tard (1562) que débutent les guerres de religion avec le massacre de Wassy par François de Guise.
Dans les années 1560, la montée des tensions religieuses aboutit à la formation d’un groupe de catholiques modérés prônant le compromis avec les protestants. Surnommés les “Politiques”, ils ont une certaine idée de la nation et du roi qui leur font faire passer le maintien de la paix et l’unité du royaume avant les questions religieuses. On y trouve le chancelier Michel de L’Hospital, le duc d’Alençon (héritier du trône mort en 1584), l’avocat général au parlement de Toulouse Pierre de Belloy, des juristes comme Guy Coquille et un aristocrate protestant, François de La Noue.
Cette politique est celle menée par la monarchie au début des années 1560. Le chancelier Michel de L’Hospital, conseiller de Catherine de Médicis, considère que le roi, symbole de la nation, doit se placer au-dessus des querelles religieuses. Il explique son point de vue aux parlements assemblés à Saint-Germain en 1562 : si l’unité religieuse du royaume est toujours préférable, dit-il, l’insolence de “ceux de la nouvelle religion” ne permet pas de l’imposer sans faire courir le risque d’une grave guerre civile. D’où une idée très originale dans le contexte de l’époque : la question fondamentale “n’est pas le maintien de la religion mais le maintien de la république”.
Plusieurs livres et libelles sont rédigés pour défendre ce point de vue, dont l’Exhortation aux princes d’Etienne Pasquier (1561). Les Politiques échouent, et leur idée est abandonnée, car la monarchie ne parvient pas à contraindre les catholiques et les protestants au compromis. Mais l’idée que le salut de la France doit passer avant toute autre considération reste.
II. Une nouvelle théorie du pouvoir : Jean Bodin et Juste Lipse (fin XVIe)
Les guerres de religion favorisent l’émergence d’une conception nouvelle du pouvoir, celle d’un pouvoir renforcé et au-dessus des factions.
Jean Bodin
En plein cœur des guerres de religion, le théoricien Jean Bodin avait fait paraître les Six livres de la République (1576) qui rencontra un grand succès (le terme de “république” désigne alors dans un sens large toute organisation politique de la société, ne faisant pas référence à une nature du pouvoir). Grand érudit, humaniste, appartenant au parti des Politiques, il a assisté au massacre de la Saint-Barthélémy (1572) et participé activement aux états généraux de Blois (1576) en tant que député du Tiers. Il rejoignit la Ligue plus par prudence que par conviction avant de la quitter vers la fin des guerres de religion.
Développant les thèses des Politiques, Bodin explique que toute société doit être dirigée par un centre unique, lieu de la souveraineté suprême et absolue. Le “prince souverain” commande et ne doit pas être commandé, n’ayant de comptes à rendre qu’à Dieu. L’auteur se livre à une études des “républiques”, de l’ancienne Perse à la France moderne, pour étudier leur naissance, développement et déclin. Il y explique l’influence des astres, de certains nombres mystiques, du climat et du contexte géographique (montagnes, déserts, plaines,…) sur la destinée des peuples et des États. Il constate ainsi que les hommes du Nord préfèrent par tempérament les monarchies électives (forme de pouvoir que Bodin n’apprécie guère) tandis que les Suisses sont attachés à un État populaire. La forme de pouvoir la mieux adaptée à la France est en revanche la monarchie héréditaire, régime politique que préfère l’auteur.
Mais ce qui l’intéresse davantage, ce sont les points communs entre ces différents types de régimes politiques. Il démontre ainsi sa théorie : tout État destiné à durer doit être fort, sa souveraineté une et indivisible. Les deux seules limites au pouvoir royal que Bodin pose sont le respect de la loi salique et l’inaliénabilité du domaine royal.
Justin Lipse
En 1589, Juste Lipse publie à la Haye ses Politicorum sive civilis doctrinae libri sex (Six livres sur la politique ou la doctrine civile) qui sont traduits en français l’année suivante et en 1594, et réédités plus d’une quinzaine de fois. Il y développe une vision très pessimiste du monde, et considère que l’État doit être suffisamment puissant pour empêcher les hommes de se livrer à leurs passions destructrices. Dans le contexte de la reconstruction de l’autorité royale après trois décennies de guerre civile, de pareilles idées rencontrent un grand succès tant auprès du gouvernement que des élites.
L’œuvre de Lipse ne fait que renforcer le diagnostic et les solutions proposées plus d’une décennie auparavant par Jean Bodin. Comment les élites pouvaient-elles rester sourdes à ce discours après que la France ait traversé l’un des plus grands drames de son histoire ?
Ces idées ne font évidemment pas l’unanimité. Ainsi, le jurisconsulte François Hotman publie en 1573 sa Franco-Gallia où il dénonce la tyrannie du roi Charles IX et demande le rétablissement de la tradition “gauloise” du pays. Il y explique qu’avant la conquête romaine, les chefs des tribus gauloises étaient élus et que ce principe avait été maintenu par les Francs qui choisissaient leur monarque par acclamation. Hotman écrit qu’il est nécessaire de rétablir cette coutume pour que les rois ne se conduisent plus “comme tyrans avec une puissance absolue, excessive et infinie”. Ceux qui prônent de telles idées (opposition à un pouvoir de type absolu) se réunissent au XVIe siècle dans le courant monarchomaque.
III. Les années 1630 : le triomphe de la raison d’État
L’expression de “raison d’État” s’étend partout en Europe au début du XVIIe siècle. Antoine de Laval dit qu’elle est devenue “fréquente en la bouche de tout le monde” (Desseins de professions nobles et publiques, 1612). La littérature étatiste fleurit avec Chapelain, Boisrobert, Guez de Balzac, Le Bret ou Jean de Silhon. Ce dernier écrit : “Qu’il [le ministre d’État] tienne pour certain que la plupart des princes n’ont ni haine, ni amitié que par bienséance et qu’il ne prennent point de passion que celle que leur intérêt leur donne. […] Ces belles passions de ressentiment, de bienfaits et de reconnaissance ne sont que pour les particuliers et le vulgaire. Elles ne naissent guère entre les princes : c’est un trafic et non pas un commerce d’amitié ce qui se pratique parmi eux : les lois de la marchandise entrent bien mieux dans leurs traités que celles de la philosophie : l’intérêt est le seul lien qui les serre, et d’autant que la raison d’État n’apprend pas à bien faire généreusement” (Le Ministre d’Estat, avec la véritable usage de la politique moderne, 1631).
Les années 1630 voit le triomphe de la raison d’État au sommet du pouvoir. Deux partis s’opposent alors depuis la fin des années 1620 : le parti des “bons catholiques” (avec Marie de Médicis, la reine-mère), ultra-catholique et pro-espagnol, qui rêve d’une croisade unissant toutes les forces de la Chrétienté contre les Ottomans ; et le parti des “bons Français” (avec Richelieu), anti-Habsbourg, très étatiste, centralisateur, héritier du parti des Politiques des années 1560-1570. Ce dernier parti fait passer l’intérêt de la France avant tout autre impératif, même s’il faut pour cela s’allier aux protestants ou aux Ottomans.
Lors de la journée des Dupes (10-11 novembre 1630), Louis XIII est sommé par Marie de Médicis de choisir entre ces deux partis, entre elle et Richelieu. Le roi faisant une réponse dilatoire, les “bons catholiques” pensent avoir gagné. Mais Louis XIII choisit en réalité les “bons Français” et renouvelle sa confiance à Richelieu, son principal ministre. La reine-mère est exilée et les bons catholiques éliminés. Cette journée marque symboliquement le triomphe de la raison d’État.
Si la France mène à l’intérieur du royaume une politique ultra-catholique (Louis XIII revient peu à peu sur les concessions de l’Édit de Nantes et appuie la Réforme tridentine), à l’extérieur, elle n’hésite pas à passer alliance avec les royaumes protestants (alliance de 1631 avec Gustave-Adolphe, roi de Suède, contre les Habsbourg).
Sources :
CORNETTE, Joël (sous la dir. de). La Monarchie. Entre Renaissance et Révolution, 1515-1792. Seuil, 2000.
GRENIER, Jean-Yves. Histoire de la pensée économique et politique de la France d’Ancien Régime. Hachette, 2007.
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