Considéré comme l’une des grandes figures intellectuelles de la droite conservatrice française, Patrick Buisson nous a quittés au lendemain de la Noël 2023. Outre ses livres d’histoire remarquables (sur l’Occupation, la guerre d’Algérie ou encore la Vendée), on lui doit quelques essais fulgurants sur l’état de la France contemporaine, notamment La cause du peuple (2016), un diagnostic socio-politique sans concession qui résonne comme un aveu de faiblesse vécu depuis les loges de la Présidence Sarkozy. Dans son dernier ouvrage, il décrit la « décandanse » française comme une sorte de déchéance de dancing, orchestrée en même temps que l’américanisation culturelle des Trente glorieuses à travers le « piège » d’une libération sexuelle programmée pour enterrer définitivement les valeurs traditionnelles sur lesquelles la morale et le mode de vie des familles françaises s’étaient construits. C’est, pour reprendre sa conclusion, le legs d’une « génération maudite », celle des boomers, la sienne.
De quoi parle-t-on précisément dans Décadanse ? L’objet est difficile à résumer, car les sujets s’entremêlent avec beaucoup d’intelligence, le long d’une enquête qui recoupe subtilement la presse de l’époque, les émissions télévisées, la chanson populaire et les déclarations du monde politique comme autant de symboles et de marqueurs d’une déconstruction discrète, mais qui s’avère finalement totale. Sur la place des femmes dans la société d’abord, Patrick Buisson rappelle comment la libération féminine (expression dont il questionne évidemment le sens) a invité celles qui rejoignaient le marché du travail à privilégier leur consommation autonome plutôt que l’accompagnement de leur mari, préférant voir leurs enfants élevés par d’autres plutôt que par elles-mêmes. Pour les y aider, l’incitation à la contraception chimique par le planning familial, puis la légalisation de l’avortement ont fondamentalement fait évoluer leur rôle au sein de la famille, tout en donnant un sens nouveau à l’acte sexuel et aux devoirs qu’impliquait jusqu’alors le don de la vie. Les conséquences ne tardent pas à se faire ressentir sur la sexualité, libérée elle aussi : pilule et avortement entraînent un déchaînement des passions, favorisant l’infidélité, généralisant la nudité féminine et la pornographie, normalisant la masturbation et l’homosexualité, jusqu’à l’expérience pédophile comme ultime espace de liberté. L’atomisation de la cellule familiale, fondement d’une organisation collective structurante pour la vie et la survie de la société, en constitue la suite inéluctable : le divorce, puis le mariage pour tous, jusqu’alors considérés comme un échec honteux ou un tabou condamnable, accèdent à un statut comparable à celui du mariage qui, d’engagement irrévocable, n’est plus qu’un contrat temporaire fondé sur des choix de jouissance strictement individuels.
L’enchaînement contient sa logique ; en l’espace de quelques années seulement, il conduit à une inversion quasi complète de la façon de considérer la vie, la famille et finalement la société, sur l’air un peu facile du « c’était mieux avant » (sous-titre du précédent livre de Patrick Buisson, La fin d’un monde, paru en 2021). De la part d’un auteur connu pour ses positions conservatrices, c’est tout aussi logique : en bon catholique (dans le sens théologique du terme), la référence de Patrick Buisson est bien celle de la France de la première moitié du XXe siècle et de son Église, qui avaient organisé en profondeur une vision rigide et très structurée des exigences socio-familiales. Fissurées par Vatican II, elles finiront par tomber en ruine. Mais la démonstration oublie que la longue histoire de l’Europe est loin de s’être toujours insérée dans ce prisme. Et elle perd un peu de son panache pour qui ne considère pas ce contexte spirituel plutôt étroit comme un absolu français. L’analyse reste en revanche tout à fait pertinente et convaincante quand Patrick Buisson dénonce le libéralisme économique qui a systématiquement profité de ces « libérations », jusqu’à suggérer qu’il les a provoqués. À chaque étape, sous le couvert d’un progressisme de gauche, le marché s’empare en effet d’un nouveau segment : celui du travail des femmes, de leur pouvoir d’achat, de leurs corps, puis de leur ventre. De ce point de vue, il n’est pas incohérent de dire qu’elles ont été dupées.
S’il est déjà conscient des grandes lignes de cette « décadanse », c’est-à-dire qu’il est attentif aux détails et aux symboles feutrés qui l’annoncent et qui la stigmatisent, le lecteur n’apprendra que peu de choses dans ce livre, qui porte froidement sur le constat, sans entrer dans l’espace délicat des propositions. En revanche, il en (re)découvrira l’histoire dans tous ses détails et ses anecdotes, au rythme d’épisodes qui se succèdent selon un scénario admirablement mis en scène. Pour couronner le tout, comme un pied-de-nez à la médiocrité qu’elle dénonce, l’écriture s’accommode avec un grand style des subtilités de la langue française, et confirme une fois encore que Patrick Buisson aura été l’une de nos plumes les plus riches.
Olivier Eichenlaub 06/02/2024
Patrick Buisson, Décadanse, Paris, Albin Michel, 2023, 528 p.
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