Si l’on observe de nombreuses manifestations d’entités relevant du divin, du sacré ou du folklore lors du cycle du solstice d’hiver, il n’existe pas ou peu de divinités spécifiquement liées au jour du solstice.
La déesse romaine Diua Angerona fait exception, sa fête était célébrée le jour du solstice d’hiver. Nous savons peu de choses sur le culte, ou sur les festivités appelées Angeronalia, qui lui était rendu par le collège des pontifes, à l’exception du lieu dans la curia accaleia sur l’autel du Sacellum dédié aussi à une autre divinité nommée Volupia.
Mais c’est surtout la représentation, pour le moins inhabituelle, qui a retenu l’attention vis-à-vis de cette déesse.
Selon les figurations existantes, Pline l’a décrite comme portant un bandeau scellé sur la bouche et Macrobe comme ayant l’index de la main gauche posé sur les lèvres.
Cette attitude ou cette posture traduit ostensiblement l’observation d’un silence, qu’il soit subi ou volontaire.
C’est d’ailleurs sur ces deux modes du mutisme qu’il convient de s’interroger.
On imagine mal une déesse, maîtresse du moment clef de l’année, contrainte par une autre divinité ou par elle-même à un bâillonnement liberticide.
La double représentation d’Angerona alternativement ou conjointement selon un mode passif (le bâillon) et un autre actif (le doigt levé obturant la bouche) révèle une convergence de signifiances. C’est toute la trame symbolique du solstice d’hiver qui va nous éclairer.
Mais commençons par le nom même de la déesse. Georges Dumézil, dans son ouvrage sur la religion romaine archaïque, relève le radical ang traduisant le resserrement et l’étroitesse qui fait d’Angerona la déesse du temps étroit. Louis Deroy, pour sa part, dans un article pertinent paru dans la revue L’Antiquité classique (tome 18, fasc. 1, 1949, pp. 93-94), traduit Angerona par la déesse qui se tient des deux côtés. Les deux explications sont cohérentes au regard de la période solsticiale.
Le rôle dévolu à la divinité est d’assurer le franchissement, la transition d’un cycle à l’autre, situant le solstice comme point pivot.
Citons Dumézil qui évoque « la puissante opération du silence par laquelle la déesse réussissait pour la première fois à élargir le temps solaire, sans cesse diminué. Ce silence n’était pas une preuve de discrétion, mais la condition extérieure d’une intense activité mentale ».
Dumézil explique également, en se référant à d’autres mythes indo-européens :
« Une des intentions du silence, dans l’Inde et ailleurs, est de concentrer la pensée, la volonté, la parole intérieure, et d’obtenir par concentration une efficacité magique que n’a pas la parole prononcée. Les mythologies mettent volontiers cette puissance au service du soleil menacé. »
Le silence n’est pas qu’une absence de parole. Il est de nature principielle. Il traduit l’inexprimable, l’état de potentialité indéfinie spécifique à l’origine d’un cycle, le mythe primordial, le mystère d’avant la manifestation. En effet, les mots « mythe » et « mystère » se rattachent directement à l’idée de silence par la même racine grecque puis latine mu donnant muthos, mustêrion et mutus. Ajoutons le terme mustès qui renvoie à l’initié dont le premier pas sera l’apprentissage du silence.
Les expressions populaires sont ici de circonstance : motus et bouche cousue, si la parole est d’argent le silence est d’or, celui qui parle ne sait pas alors que celui qui sait ne parle pas…
Notons au passage que si le bandeau de la déesse empêche la parole articulée il ne bloque pas le murmure, le son du mantra AUM, ou l’invocation des runes comme ordonnatrices de l’univers.
Parallèlement au silence, l’obturation buccale provoquée par le bandeau tend à suspendre le souffle à l’instar de l’intermède entre l’inspire et l’expire. Ce bref instant sépare les deux phases du cycle respiratoire. Nous sommes bien en présence d’un symbolisme de transition cyclique assurée par la déesse.
Un autre symbolisme similaire accompagne la fin d’un cycle de plus vaste ampleur dont le dernier âge, celui de Kali, est nommé Ragnarök dans l’espace nord-européen. Durant cet épisode, encore qualifié de Grand Hiver, le soleil est avalé par le loup Fenrir. Avant de disparaître, l’astre diurne donne naissance à sa fille qui assurera pour le nouvel âge d’or la permanence du principe lumineux. Cette continuité sous forme de mort et de renaissance est rendue possible par l’acteur majeur de cette tragédie, en la personne de Vidar, fils d’Odin, qualifié d’Ase silencieux.
Représentant la puissance originelle non entachée des vicissitudes et des empreintes des temps historiques des dieux, Vidar, encore nommé « celui qui règne au loin », possède la qualification pour abattre le représentant des forces de dissolution, le féroce Fenrir. Son silence est l’expression de son retrait du monde de la manifestation, aucune souillure du temps ne l’a atteint. Il a conservé intact le legs des origines. Grâce à son épée, symbole axial, et sa chaussure magique, symbole du passage transcyclique, Vidar écrasera la mâchoire du loup, productrice du hurlement, son terrifiant que domine le silence du dieu. Signalons encore que la période solsticiale, à travers ces douze jours, est qualifiée de « temps du loup ». Tout se relie dans le symbolisme.
Venons-en maintenant à la deuxième allégorie du silence, en l’espèce le doigt posé sur la bouche.
Cette fois, sans aucun doute, le signe est actif et volontaire de la part de la déesse.
Macrobe dans les Saturnales III 9 4 précise qu’Angerona, par ce geste, demande le silence. L’intention est d’entraîner l’assistance à respecter le silence pour favoriser la renaissance du soleil, comme expliqué ci-dessus.
Dans le même ordre symbolique, citons la marque de l’ange.
Avant la naissance et l’apparition du nouveau-né, l’ange gardien pose son doigt sur les lèvres du fœtus in utero pour imposer à l’âme incarnée de ne pas révéler les mystères du monde d’avant.
Cette imposition laisse sur tout être humain la marque de la pression du doigt allant du centre de l’arc de cupidon au bout du nez en séparant le cartilage des ailes et en imprimant le philtrum.
On notera que ce langage angélique fait d’ailes et de chérubin nous transporte dans l’univers des sphères célestes, dont chaque nouvel enfant porte le sceau, empreinte de mutisme dont l’étymologie latine du mot « enfant » témoigne (infantem : celui qui ne parle pas !).
L’apogée de ce symbolisme unissant l’enfant, le nouveau soleil, le solstice d’hiver, le silence, le geste angélique et même le pied nous conduit vers l’ancienne Égypte, patrie solaire, témoin des premiers âges.
Tous les symboles évoqués ci-dessus blasonnent, en effet, avec le jeune dieu Harpocrate.
Plutarque nous dit qu’il naît d’Isis et d’Osiris. On l’appelle Horus-jeune ou Horus-enfant en complémentarité avec l’Horus mature, souvent associé au solstice d’été.
Son vrai nom égyptien est Arphochrat. Il signifie faible des membres inférieurs et du pied, boiteux.
Arrivé avant terme au moment du solstice d’hiver, le jeune dieu symbolise l’aspect balbutiant encore hésitant du nouveau soleil. Son iconographie le révèle toujours comme portant l’index à la bouche.
Si l’antiquité gréco-romaine en fait un dieu invitant au silence, surtout après les écrits de Varron au Ier siècle av. J.-C., on doit garder à l’esprit que pour l’Égypte cette affirmation n’est pas la plus éminente, car Harpocrate est avant tout l’enfant-soleil né au solstice d’hiver.
Pour clore ce chapitre consacré à la déesse Angerona, évoquons, sous toutes réserves, une hypothèse à prolongement social et révolutionnaire propre à satisfaire les adeptes de l’anarchie au sens strict et étymologique du terme.
Nos propos s’inscrivent à la suite de ceux tenus dans le chapitre dédié à Saturne.*
Sans rien retirer de l’analyse faite sur le silence comme état impératif à la renaissance solaire, nous pensons effectivement que le bandeau muselant la déesse relève aussi d’une volonté humaine et d’un acte de rébellion en vue de s’affranchir de la tutelle des dieux. La période solsticiale soustrait au monde l’ordre jupitérien, pour rétablir celui de Saturne, roi de l’âge d’or où domine l’égalité de tous, non dans la confusion et le métissage universel comme dans notre société moderne, mais à l’instar du pyramidion, point doré unifiant les contraires, dans l’esprit d’unité, de vérité et d’harmonie universelle. Arrivé à la fin du cycle descendant de la lumière solaire, l’ordre du collège des dieux, devenu ancien, n’est plus apte à assurer la nécessaire revivification d’un nouvel ordre solaire et civilisationnel. Il importe donc de se libérer du carcan fatal des dieux épuisés, image qu’illustre parfaitement l’imposition d’un bandeau sur la bouche d’Angerona.
Philippe Costa
*Ce texte de Philippe Costa est extrait de son livre Symbolisme du Solstice d’Hiver, mythologies, symboles et rites, The Book Edition, octobre 2022
Dépasser les clivages religieux entre le Noël chrétien et le Sol Invictus païen, expliquer le sens profond des festivités de fin d’année, révéler l’origine stellaire de la crèche, la signification solaire de l’Épiphanie, de la Saint-Nicolas (6 décembre) et de Sainte-Luce (13 décembre), comprendre l’orientation des édifices sacrés ou le rôle des 12 nuits… tels sont quelques-uns des objectifs de cet essai.
Cette vaste étude aborde le solstice d’hiver sous l’angle des mythologies, de l’astronomie et de la science des symboles.
Une place importante est donnée à la description et l’analyse d’un très ancien rituel du feu, encore pratiqué aujourd’hui en pleine nature.
Dans l’esprit de la Tradition Primordiale, cet essai établit un parallèle entre la grande nuit solsticiale et la fin du présent cycle de l’humanité, le Kali Yuga.
C’est en retrouvant nos mythes solsticiaux et les pratiques ancestrales oubliées que nous pourrons réenchanter ce monde devenu vétuste et sans joie. Ce livre, qui constitue désormais une référence, y contribue.
Commande auprès de costaphilippe@orange.fr
Photo : Vienne, parc du château de Schönbrunn, figures en marbre de Sterzing au grand rez-de-chaussée, n° 6 : Angerona. Sculpteur : Wilhelm Beyer (ou Atelier). Source : Wikimedia, Herzi Pinki
https://institut-iliade.com/une-deesse-du-solstice-dhiver-angerona/
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