Frédéric Le Moal est historien, docteur de l’Université Paris IV-Sorbonne pour une thèse dirigée par le prof. G-H Soutou (de l’Institut) et consacrée aux relations franco-italiennes dans les Balkans pendant la Première Guerre mondiale.
Depuis, il consacre ses travaux aux Balkans, à la papauté et à l’Italie et c’est dans ce cadre qu’il publie en ce mois d’Avril une « Histoire du fascisme » (PERRIN), qui renouvelle l’approche que les historiens avaient eu jusqu’ici sur ce mouvement né dans la première moitié du 20ème siècle.
Présentation de l’éditeur (notre chronique du livre sortira dans la foulée) :
Qu’est-ce que le fascisme ? Fut-il un mouvement réactionnaire, conservateur ou révolutionnaire ? Se situait-il à gauche ou à droite ? Et bien entendu : quelle place occupa Mussolini dans les débats idéologiques et dans le fonctionnement du régime ?
Le présent ouvrage donne non seulement des réponses à ces questions cruciales, mais porte sur le fascisme un regard nouveau et inhabituel chez les historiens français. Réaffirmant avec force le caractère totalitaire du régime, il replace l’idéologie qui le fonde dans sa nature révolutionnaire tout en la rattachant à la Révolution française et au socialisme. Si les fascistes cherchèrent à détruire par la violence la modernité libérale de leur temps, ce ne fut pas au nom d’un âge d’or révolu et dans une démarche passéiste, mais avec la volonté farouche de construire une société et un homme nouveaux. Cette ambition imprégnait aussi bien les pensées et les actes du Duce que ceux de ses disciples, y compris dans la radicalisation sanglante de la république de Salò. Pour toutes ces raisons, l’histoire du fascisme, ici racontée de la prise de pouvoir de Mussolini jusqu’à sa mort, est celle d’une révolution avortée.
Frédéric Le Moal – histoire du fascisme – Perrin
Interview de l’auteur :
Tout d’abord, qu’est-ce que votre histoire du fascisme prétend apporter de nouveau par rapport aux livres de De Felice, de Milza, ou de Gentile pour ne citer qu’eux ?
Frédéric Le Moal : Mon travail s’inscrit bien évidemment dans la filiation de ceux de Renzo de Felice et d’Emilio Gentile, historiens majeurs du fascisme et incontournables pour la compréhension de ce phénomène en vérité fort complexe. Ils ont démontré, chacun à leur façon, la nature totalitaire de cette idéologie. Mon objectif, en écrivant ce livre, était d’éclairer le public français d’une part sur les racines du fascisme dans les Lumières, la philosophie de Rousseau, la Révolution française dans sa phase jacobine, le Risorgimento et le socialisme ; et d’autre part – et en toute logique avec le premier point – sur sa nature révolutionnaire, sa volonté de créer un homme et un monde nouveaux, son projet d’éradication des traditions et du christianisme.
En lisant votre ouvrage, on est frappé de voir que loin d’être réactionnaire, le fascisme semble être une idéologie révolutionnaire. De quoi expliquer l’omerta qui a régné dans le rang des historiens engagés pendant des années ?
Frédéric Le Moal : C’est un effet un point capital. Dès l’entre-deux-guerres, la gauche a fait du fascisme, qui venait de ses rangs, un mouvement réactionnaire au service des classes bourgeoises et possédantes. Formidable manipulation politique quand on sait que Mussolini et ses fidèles ont toujours exécré ce monde qu’ils ont rêvé de détruire par leur révolution anthropologique. Car c’est là l’essence même du fascisme. On ne comprend rien à cette idéologie si on la classe, comme cela est toujours le cas, dans la catégorie des mouvements anti-Lumières et antimodernes. Si le fascisme a voulu détruire la modernité libérale, c’était au nom d’une autre modernité, alternative comme l’a écrit Emilio Gentile, cherchant à dépasser le capitalisme et le communisme et à détruire les structures traditionnelles au profit d’une société contrôlée par l’Etat et le Parti, où les individus seraient ramenés à une masse guidée par un chef charismatique. Le tout dans une atmosphère nationaliste incandescente.
Si l’on part du postulat que la droite correspond à la défense des traditions et de la nature inaliénable de l’homme, alors le fascisme n’appartient pas à ce monde. Par contre, il découle de la gauche révolutionnaire et partage avec elle un certain nombre de points : culte du progrès, aspiration à transformer l’homme, anticléricalisme, républicanisme, soumission de l’économie à la politique, remodelage de l’individu. Les fascistes voyaient dans l’être humain une sorte de cire molle que l’on peut transformer à souhait. C’est en cela qu’ils furent les héritiers des Lumières (la première révolution anthropologique) et des Jacobins français. Je cite dans le livre plusieurs expressions de révolutionnaires de 1793 qu’on retrouve dans les discours fascistes. Bref, le fascisme fut bel et bien un socialisme national aux racines jacobines, risorgimentales et garibaldiennes, alliant révolution et nation, ennemi implacable du libéralisme.
On comprend dans ces conditions que cette réalité fut et reste difficile à admettre par l’historiographie française, longtemps marquée par le marxisme, et toujours attachée à dissocier la Révolution française des totalitarismes du XXe siècle dont elle fut pourtant la matrice.
Vous dites que Mussolini ne peut pas se dissocier du fascisme, mais que le fascisme peut se dissocier de Mussolini. Pourquoi ?
Frédéric Le Moal : Pour la simple raison que le fascisme exista avant que Mussolini n’en devînt le chef, qu’il fut traversé par des courants très divers, depuis les fascistes monarchistes jusqu’aux républicains purs et durs, depuis les modérés jusqu’aux ultras parfois assez proches du communisme et dont je parle beaucoup dans le livre. Mussolini batailla pour s’imposer comme Duce du fascisme et trouva toujours sur sa route des hiérarques contestant moins son leadership que sa ligne idéologique pragmatique pour ne pas dire brouillonne. Ce fut d’ailleurs une fronde interne au groupe dirigeant qui contribua à sa chute en juillet 1943.
Par contre, on ne peut dissocier Mussolini du fascisme et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord il construisit une dictature personnelle de type césariste qui le conduisit à rabaisser au maximum les pouvoir du PNF au profit de l’Etat dans lequel il était Premier ministre. Ensuite, le culte de la personnalité imposa sa figure au sein des institutions et jusque dans la vie même des Italiens. Enfin, il y eut une vraie cohérence dans son parcours politique – malgré bien des oscillations – qu’on a trop tendance à sous-estimer : socialiste comme fasciste, Mussolini poursuivit toujours un but qui ne varia jamais et qui consistait à refaire l’homme et à combattre la bourgeoisie.
Quid de l’aspect « révolution culturelle » du fascisme (l’esthétisme, l’art, la culture intellectuelle liée à ce régime) ?
Frédéric Le Moal : Il y eut, de la part du régime fasciste, une très grande politique culturelle qui fit de l’Italie de cette époque un pays d’avant-garde, ce que ne fut pas le nazisme. Ecrivains, penseurs, architectes trouvèrent dans la dictature un espace de relative liberté et des possibilités de création autour d’une néo-romanité dont le fascisme se voulait l’incarnation. Bien sûr cette créativité restait imprégnée d’idéologie mais ne croyons pas que le fascisme fut l’ennemi de la culture bien au contraire. Plusieurs de ses chefs avaient été voire continuaient d’être des journalistes et des hommes de plume (Farinacci, Bottai).
Le sport fut aussi très choyé car servant à remodeler le corps des Italiens dans une perspective hygiéniste et guerrière. Tout cela avait une grande cohérence : l’idéologie fixait les objectifs, l’architecture offrait un décor et le stade un lieu pour engendrer l’homme nouveau.
Sur la fin du règne de Mussolini, n’est-ce pas là finalement que l’essence révolutionnaire du mouvement a progressivement disparu ?
Frédéric Le Moal : Tout dépend du moment où vous situez la fin du règne de Mussolini. En fait, pour arriver au pouvoir, le pragmatique Mussolini avait dû faire de nombreuses concessions à ses alliés politiques dont la principale était de normaliser son mouvement, ce qu’il fit dès le soir du 30 octobre 1922 après la marche sur Rome. Pendant les vingt ans de son régime, il tint la bride à ceux que j’appelle les « gardes noirs de la révolution fasciste », lesquels ne pouvaient avaliser ces compromissions avec les forces politiques et sociales traditionnelles. D’où cette impression d’une stabilisation, voire d’un essoufflement de l’élan révolutionnaire de 1919. Or, à y regarder de plus près, on perçoit très bien un crescendo dans la construction d’un totalitarisme (système par définition révolutionnaire) tout au long des années 1920 et 1930. La république de Salò entre 1943 et 1945 porta à son sanglant paroxysme le caractère révolutionnaire du fascisme républicain et jacobin. A cette époque, Mussolini parla même de l’obligation d’avoir sa Vendée !
Vous semblez parler du fascisme comme d’une sorte de « révolution manquée », tout en affirmant en conclusion que « le fascisme est mort ». Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Frédéric Le Moal : « Révolution manquée » car elle n’accoucha pas de l’homme nouveau dont les fascistes ne cessèrent de rêver. Les Italiens, aussi attachés furent-ils à la personne de Mussolini, ne furent jamais fascisés en profondeur. Dès que le régime s’allia avec le Troisième Reich et entraîna le pays dans les terribles catastrophes de la Seconde Guerre mondiale, ils s’en détachèrent dans leur immense majorité. Mais il y avait aussi une raison plus profonde à cet échec : la nature même de l’homme qui ne peut pas être remodelée même par un Etat puissant.
Aujourd’hui le fascisme est mort en tant que mouvement de masse porteur d’une rédemption politique de l’humanité et d’une religion séculaire. Il fut une expression effrayante de la modernité révolutionnaire qui depuis les Lumières et 1789 cherche à refaire l’homme par la violence mais elle resta intrinsèquement liée à la crise de la modernité de la fin du XIXe siècle, à la Grande Guerre et à la violence de l’après-guerre. Or, ce contexte a aujourd’hui complètement disparu.
Quid des mouvements qui – et ils existent en Italie, je pense à Casapound – se revendiquent héritiers de ces périodes tout en évoquant un « fascisme du 3ème millénaire » ?
Frédéric Le Moal : Certes, des mouvements politiques peuvent très bien se réclamer du fascisme – et notons qu’ils le font en référence au programme de la république de Salò qui était très socialiste. Et le cas que vous citez est très intéressant quand on regarde sa porosité avec certains thèmes d’extrême-gauche. Pour autant, ils restent groupusculaires et ne peuvent être comparés à ce que fut le mouvement des chemises noires. J’insiste : le contexte qui a permis l’avènement du fascisme s’est évanoui après 1945. Avec la sempiternelle expression du retour du fascisme, on joue soit à se faire peur soit à manipuler. Soit les deux.
Dernière question, plus personnelle : quels sont les livres ou films sortis récemment et qui vous ont particulièrement plu au point de les recommander ?
Frédéric Le Moal : Le film Les heures sombres m’a particulièrement frappé par l’interprétation magistrale de Gary Oldman bien sûr et par la très belle reconstitution des heures fiévreuses de mai 1940, des séances à la Chambre des Communes, du rôle de George VI. J’ai trouvé que la division au sein de l’establishment britannique était très bien décrite tout comme le patriotisme des Anglais qui refusent de voir le drapeau nazi flotter sur Buckingham Palace. Pour autant, je regrette que la figure de Halifax soit ramenée à celle d’un défaitiste – ce qu’il ne fut jamais – voire à celle d’un futur collaborateur – ce qu’il n’aurait jamais été. Sa position était en vérité très complexe comme le montre la biographie d’Andrew Roberts hélas non traduite en français. C’est le drame du caractère manichéen du cinéma qui a besoin d’un héros et d’un anti-héros.
Propos recueillis par Yann Vallerie
Crédit photos : DR
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