mardi 5 décembre 2023

Mort de Henry Kissinger : un réaliste au pays des idéalistes

 

Mort de Henry Kissinger : un réaliste au pays des idéalistes
 

1923-2023 : Henry Kissinger fut un homme-siècle. Il restera comme celui qui dirigea la diplomatie américaine sous Richard Nixon – avec qui il forma un duo aussi paradoxal qu’indissociable : « Nixinger » – et Gerald Ford. Au pays du messianisme puritain, il fait figure de corps étranger. Sa finesse, son brio intellectuel, son cynisme juraient sur le tableau d’une Amérique tragiquement impériale, évoquant bien plutôt le conservatisme des chancelleries de l’Ancien Régime. À l’heure de la montée aux extrêmes au Proche-Orient, Israéliens et Palestiniens seraient bien inspirés de se souvenir de ses leçons de diplomatie « réaliste ».

On ne peut régner innocemment, lançait, accusateur, Saint-Just lors du procès de Louis XVI. Le conventionnel en connaissait un rayon. On se gardera donc de le contredire : rien de moins innocent que le pouvoir. Alexandre Dumas ne s’y est pas trompé, qui fit de d’Artagnan, et non de Richelieu, son héros. Au mousquetaire, la ferveur des jeunes gens romantiques – et les faveurs des jeunes filles. Henry Kissinger eut beau multiplié les conquêtes féminines, c’est la politique du cardinal qu’il adopta : la realpolitik, par-delà le bien et le mal. Sa popularité en prit un coup.

Au tribunal de l’histoire, il n’a jamais manqué de procureurs disposés à l’envoyer aux enfers. La gauche pacifiste le tient pour un criminel de guerre, la droite anticommuniste pour un agent soviétique, les cinéphiles pour l’un des modèles du docteur Folamour, les Juifs pour un antisémite et les antisémites pour l’instigateur d’un complot juif mondial. Il n’est pas jusqu’à la justice qui ne se soit intéressée à son cas. Des magistrats argentins, espagnols et français n’assignèrent-ils pas à comparaître celui qui fut le conseiller tout-puissant (1969), puis le secrétaire d’État (équivalent de notre ministre des Affaires étrangères) de Richard Nixon et Gerald Ford (1973-1976) ? En 2001, le juge chilien Juan Guzman lui soumettra même une avalanche de questions sur sa relation avec le général Pinochet et sa part de responsabilité dans la chute d’Allende, en 1973. En vain.

La leçon de diplomatie

« Dear Henry » n’en demeure pas moins le diable en personne, aussi fascinant que l’un de ses plus illustres devanciers dans la « carrière », boiteux celui-là, Talleyrand. Méphistophélique, c’est l’impression qu’il laissa au raffiné Gore Vidal, écrivain androgyne proche des Kennedy. Un jour, au cours d’une réception très sélecte à la chapelle Sixtine, Vidal heurta un Kissinger plongé dans la contemplation des damnés précipités en enfer dans la fresque du Jugement dernier de Michel-Ange. « Regardez, dit Vidal à un ami, il cherche un appartement. » L’écrivain voulait dire : un point de chute où loger sa noirceur présumée, quelque part entre les huitième et neuvième cercles de l’enfer où croupissent les rusés et les fourbes.

À la vérité, Kissinger ne mérite pas tant d’opprobre, ni tant d’honneurs du reste, lui qui se vit décerner en 1973 le prix Nobel de la paix pour les accords de Paix de Paris, qui n’empêchèrent pourtant pas la guerre du Vietnam de se poursuivre encore deux ans. Il faut lire à ce sujet la biographie-fleuve de Charles Zorgbibe (Bernard de Fallois, 2015). Aussi chaleureuse que fouillée, elle se lit comme le roman d’une vie et la chronique du XXe siècle. Une leçon de diplomatie.

Parti de rien, Kissinger a conquis l’Amérique. Étonnant destin que le sien. Né Heinz Alfred Kissinger en 1923 dans l’évanescente République de Weimar, il émigra aux États-Unis, nouvelle Terre promise pour les Juifs d’Allemagne. En 1938, la famille trouva refuge à New York dans un quartier peuplé de réfugiés que les nouveaux venus appelaient le « Quatrième Reich ». En 1943, le jeune Heinz devint Henry et suivit une formation d’ingénieur militaire avant d’être incorporé dans l’armée. Sous les drapeaux, il se liera d’amitié à Fritz Kraemer, un incorrigible Prussien passé à l’ennemi, autant par anticommunisme que par antinazisme, mais qui mettait un point d’honneur à cultiver un fort accent germanique pour se démarquer du commun des « Yankees ». Une rencontre déterminante. « Après vingt minutes d’entretien, confiera Kraemer, j’ai compris que ce petit réfugié juif de vingt ans, qui n’avait jamais parlé de politique internationale avec sa famille, avait l’oreille historique comme d’autres ont l’oreille musicale. Il était accordé musicalement à l’histoire. » En attendant, Kissinger participe aux combats autour d’Aix-la-Chapelle, ce qui lui vaudra la médaille de bronze. Il n’a pas 22 ans qu’il est nommé administrateur militaire d’une cité industrielle de 200 000 habitants non loin de Düsseldorf.

« Nixinger » : Nixon et Kissinger

Automne 1947, il s’inscrit à Harvard, dont il deviendra l’un des piliers du département des études gouvernementales. Mais d’emblée il veilla à ne pas se laisser enfermer dans sa tour d’ivoire. Théoricien certes, mais aussi praticien. Il se choisit d’abord pour grand homme Nelson Rockefeller. Une erreur. Trop patricien, le riche et brillant héritier échouera dans sa quête de la magistrature suprême. C’est d’ailleurs Nixon qui le battra à la primaire républicaine de 1968, débauchant pour l’occasion Kissinger.

À eux deux, ils formèrent un couple détonnant – « Nixinger ». Le fils d’épicier quaker et le réfugié juif allemand. L’homme qui maudissait les coteries académiques de la côte Est et l’universitaire de haut vol. Le premier ricanait en privé sur son « boy juif », le second traitait en petit comité son employeur de « fou entouré de fous ». Tout les opposait. La presse adorera Kissinger, elle brûlera Nixon, qui se renfrognait à la vue des plumitifs, alors que Kissinger s’armait de son sourire, distillait des petites phrases et médusait ses interlocuteurs par son charme de professeur détaché et cynique.

Si les deux hommes ne s’aimaient guère, ils se reconnaissaient une égale ambition fondée sur une même conception de l’action politique, résolument schmittienne et décisionniste, sur fond de mépris pour les ronds-de-cuir du Pentagone et les procédures de contrôle des démocraties parlementaires. Une conviction profonde les animait, remarque justement Zorgbibe, celle « d’être des “révolutionnaires blancs” – comme Bismarck pour Kissinger ou Disraeli pour Nixon –, c’est-à-dire des conservateurs qui ont dérobé aux révolutionnaires la “foudre” du changement… afin de contribuer à un monde plus stable ». S’ils ne parvinrent pas à se dépêtrer du bourbier vietnamien, ces deux anticommunistes associèrent la Chine de Mao au jeu diplomatique, brisant le système bipolaire hérité de Yalta, tout en œuvrant à la détente avec l’Union soviétique. Un vrai coup de maître.

Tout au long de sa carrière, Kissinger donnera le sentiment d’être devenu américain par inadvertance, campant un personnage sorti d’un roman d’Henry James. Rien, chez lui, du rêve wilsonien d’un monde régenté par une conception moralisatrice du droit international. Il ne manquera d’ailleurs jamais une occasion de brocarder le « syndrome de Wilson ». La paix ne naît pas du pacifisme, mais d’un principe de légitimité reconnu par tous. Le modèle restant à jamais le Congrès de Vienne (1814-1815) – auquel il consacrera sa thèse, en 1954 –, qui, loin d’exclure la France vaincue, l’enchaînera pour ainsi dire à la table des négociations.

Un homme d’Ancien Régime

Il est nostalgique d’un ordre international révolu, qui le rattache à cette Europe classique et au conservatisme avisé des chancelleries de l’Ancien Régime. Ses grands hommes ont pour nom Metternich et Castlereagh. Parmi les contemporains : de Gaulle. Au pays du messianisme puritain baigné d’idéalisme, il fait figure de corps étranger. Sa finesse, son brio intellectuel, son chic mondain pouvaient à la limite séduire les salons de Park Avenue, pas l’Amérique profonde. C’est la raison pour laquelle son tandem avec Nixon fut si redoutable. Le couple « Nixinger » sortit un temps la politique étrangère de l’Amérique de ses dilemmes moraux et de ses prêches humanitaires qui oscillent toujours entre le livre des Psaumes et les récriminations de Tartuffe.

Une question va retenir son attention : comment éviter que la confrontation d’États souverains ne plonge le monde dans le chaos ? En bon réaliste, il tient que la paix ne peut être assurée que par un équilibre des forces entre les principaux acteurs. Jamais un État ne doit être si puissant que ses voisins coalisés ne soient en mesure de se défendre contre lui. En guise d’exemple, l’ex-secrétaire d’État cite toujours la politique britannique sur le continent, tournée tour à tour contre les Habsbourg et les Bourbons, avant qu’elle ne dégénère, bon gré mal gré, en « monarchie universelle », à la fin du XIXe siècle, à l’instar de Rome et de l’empire espagnol, minés par leur expansion sans fin. Une leçon de realpolitik.

« Le réalisme naît d’une dépréciation de la politique, consigne Charles Zorgbibe, avec des accents qui n’auraient pas déplu à Julien Freund. Une dépréciation qui surgit chez Augustin dans sa fresque sur La Cité de Dieu et la cité terrestre. Selon l’évêque d’Hippone, il n’y aurait qu’une différence de degrés entre l’État et une entreprise criminelle, deux organisations fondées sur la contrainte, sur l’usage de la force à des fins injustes : “Là où la justice est absente, que sont les royaumes, sinon de grandes bandes de brigands ? Et que sont réellement de telles bandes, sinon des royaumes rudimentaires ?” »

Détachée de son contexte théologique, cette vision sombre se retrouvera chez Machiavel. Kissinger la fera sienne, se réclamant de la tradition de la raison d’État et de l’autonomie de l’exécutif, contre laquelle les Pères fondateurs de la Constitution américaine avaient voulu prémunir leur nation. « La politique conduit à équilibrer des risques, l’administration à éviter de s’écarter des normes », tranche-t-il. Rien ne doit faire obstacle au fait du Prince. Mais à trop manigancer dans l’ombre, Nixon et Kissinger commirent des imprudences – et quelques coups tordus. Quand éclatera le scandale du Watergate – une minuscule affaire d’écoutes clandestines du Parti démocrate, qui ne fournirait même pas le prétexte d’une d’intrigue pour une comédie sur Broadway (songeons qu’aujourd’hui, c’est la NSA qui espionne le monde entier !) –, leur manie du secret se retourna contre eux, Nixon s’enferrant dans ses mensonges, jusqu’à devoir démissionner.

La realpolitik contre la « république impériale »

En choisissant de présidentialiser le régime, Nixon prêtait le flanc à la critique, surexposant la Maison-Blanche. C’est sous son mandat et celui de Gerald Ford, son vice-président devenu son successeur, que la « république impériale » s’est largement renforcée. Les États-Unis vont intervenir, directement ou indirectement, dans quantité de pays, au lieu de s’en tenir au rôle de « joueur de réserve » sur l’échiquier international, auquel Kissinger tenait tant. L’historien de sensibilité démocrate, Arthur Schlesinger, collègue de Kissinger à Harvard, a retracé l’ascension de la « présidence impériale », datant son avènement de l’entrée en guerre, en 1941, un choix de Roosevelt contre une opinion publique globalement isolationniste. La guerre froide concentrera encore plus le pouvoir dans les mains de l’exécutif, qui se trouva dès lors en première ligne.

Il n’empêche : Nixon mérite mieux que son surnom de « Dick the cheat » (Dick, diminutif de Richard, « le tricheur »). Dans sa monumentale biographie parue en 2013 chez Fayard, Antoine Coppolani a réhabilité sa politique si décriée. C’est lui qui prit l’initiative du rapprochement sino-américain. Kissinger n’en fut que l’artisan. Pas toujours sans maladresse. On l’a vu après le 11-Septembre, quand il s’est découvert une subite proximité avec le wilsonisme botté des néo-conservateurs. Un moment d’égarement.

Au final, le monde s’est « désaméricanisé », selon le vœu de Kissinger. Il est redevenu multipolaire, quand bien même il ressemble plus à ce « huit clos planétaire » décrit par René-Jean Dupuy, le maître de Charles Zorgbibe. Si l’Europe semble avoir renoncé à la realpolitik, les pays émergents, ou plutôt « réémergents », désormais tout-puissants, de la Chine à la Russie, en ont fait l’axe de leur politique étrangère. Ainsi la conception de l’ordre international chère à Kissinger triomphe-t-elle à Pékin et Moscou, pas à Washington, encore moins à Paris. Nul n’est prophète en son pays.

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