Avant qu’apparaisse une droite révolutionnaire, existait-il une gauche réactionnaire ? Par cette problématique singulière, Marc Crapez jette une lumière entièrement nouvelle sur l’existence, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d’un mouvement républicain ultra-révolutionnaire, archi-égalitaire et résolument athée dont les arguments, voire le langage, sont à la fin du siècle repris par la droite nationaliste, antisémite et xénophobe. Son étude porte en effet sur un courant méconnu et peu étudié : l’extrême gauche sans-culotte, petite-fille spirituelle d’Hébert et des Enragés écrasés en mars 1793 par Robespierre après avoir demandé une accentuation de la Terreur. On y apprend que, dès 1848, des admirateurs du Père Duchène refont paraître le célèbre journal afin de développer dans ses colonnes, puis dans d’autres journaux du même acabit, une opinion favorable à un égalitarisme social absolu, et opposée aux « gros ».
En distinguant avec soin le jacobinisme du « sans-culottisme », M. Crapez montre comment émerge, sous l’action concomitante d’un scientisme exacerbé et de nouvelles conditions politico-économiques, un « social-chauvinisme » dont certains aspects vont participer à la genèse du national-populisme. En deux cent cinquante pages, il guide le lecteur à la rencontre d’idées qu’on qualifiait alors de « partageuses » et qui se retrouvent, vers 1900, accaparées par l’extrême droite. L’auteur voit même en Louis-Ferdinand Céline - le « dernier communiste de droite » - l’aboutissement de cette translation idéologique. M. Crapez ne manque pas de rappeler que Gustave Tridon, Augustin Chirac ou Georges Vacher de Lapouge sont des socialistes révolutionnaires, et non des traditionalistes réactionnaires. Ainsi, les « extrêmes » de l’échiquier politico-intellectuel partagent l’antisémitisme, l’antimaçonnisme ou l’aspiration à un gouvernement autoritaire et centralisé, revanchard après 1871...
L’auteur mentionne également la grande part que prennent Blanqui et ses partisans. Auparavant, l’historiographie percevait surtout le blanquisme comme un marxisme-léninisme « primitif » qui aurait échoué. Les monographies restaient en revanche discrètes sur les liens noués entre les blanquistes et les boulangistes. Preuves à l’appui, M. Crapez met ces relations en évidence et démontre que l’exaltation sans-culotte envers le peuple, voire la plèbe, vire tendanciellement à l’apologie de la race entendue dans son acception purement biologique.
Soucieux de pousser plus loin sa recherche, l’auteur adjoint à son ouvrage une longue annexe judicieusement titrée « Vieilles gauches et nouvelles droites », dans laquelle il élabore une typologie novatrice de douze axes politiques structurants, conséquences de la subdivision en « deux compartiments rivaux » de chacune des trois gauches et des trois droites qu’il a préalablement déterminées. Cette nouvelle « géographie des courants politiques » renouvelle le vieux classement de René Rémond, intègre les travaux (contestés) de Zeev Sternhell et dépasse la distinction éculée entre les « Li-Li » (libéraux-libertaires) et les « Bo-Bo » (bonapartistes-bolcheviks). L’intérêt général de sa thèse réside finalement dans la généalogie du « national-gauchisme ». L’auteur offre ainsi à d’autres chercheurs la possibilité de mieux expliciter les origines hébertistes du poujadisme, du frontisme ainsi que de certaines tendances trotskystes. Car l’esprit sans-culotte continue de hanter la vie politique française.
• Marc Crapez, La gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race dans le sillage des Lumières, 1997, Paris, Berg International, 339 p., préface de Pierre-André Taguieff.
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