Anthropologue, travaillant au CNRS, Florence Bergeaud-Blackler présente un ouvrage académique. Son sujet le frérisme. Exhaustif, très documenté, toujours sourcé (quarante pages de notes !) Elle y aborde de nombreux thèmes qui requièrent une lecture exigeante. Le lecteur sera conquis par la profondeur de l’analyse en dépit de la profusion de sigles.
Il faut lire ce livre car, comme le dit son préfacier Gilles Képel, c’est « le premier ouvrage portant sur l’histoire des idées de l’islamisme en Europe et qui devrait servir de base à un débat essentiel dans la société française ». Et l’on craint que ce ne soit le dernier et qu'elle ne puisse plus travailler comme naguère lorsqu'en1992, dans le cadre dune licence d'ethnologie, elle enquêtait en milieu musulman, dans les familles et dans les mosquées, en France et à l'étranger. L'islam est un sujet clivant, P'auteur le sait, qui déplore que les chercheurs aient abandonné l’islamologie au profit d'études fumeuses sur « l’islamophobie ». Il faut lire ce livre parce que Florence Bergeaud-Blackler est menacée de mort, sous protection policière, et voit - preuve qu'elle vise juste - ses conférences suspendues. En terroriser un, c'est en faire taire mille.
Travail académique, sans doute, mais l’impulsion donnée au livre, elle le dit dans son préambule, fut la plaidoirie de Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, et le refus des injonctions des djihadistes, qu'il traduit ainsi : « Ils nous disent de renoncer à la liberté parce qu'un couteau et un hachoir seront plus forts que soixante sept millions de Français, une armée et une police ». Ce n'est donc pas seulement une thèse qu'elle écrit, mais un livre suscité par une colère. On dira que les djihadistes n'ont rien à voir avec les frères musulmans. L'auteur démontre que les choses sont plus complexes.
Aux sources de l’idéologie frériste
L'historique du mouvement permet de comprendre cette complexité. La Confrérie des Frères musulmans nait en 1928, en Égypte sous domination britannique. D'abord entreprise caritative, puis entreprise de rectification religieuse, morale, sociale, elle apparait comme le premier mouvement décolonial et correspond au revivalisme vengeur depuis que, en 1924, Mustafa Kemal Atatürk a aboli le califat ottoman. Son inspirateur, Hassan El Banna, grand-père de Tarik Ramadan, définit l’islam comme « une organisation complète, qui englobe toutes les parties de la vie, c'est à la fois une patrie, une nation, un gouvernement, une culture et un ensemble de lois, le Coran est notre constitution ». Les djihadistes ? Ce sont des frères qui ont perdu ou n'ont pas cultivé la patience. La violence n'est pas récusée parce qu'immorale, mais parce qu'elle risque de faire échouer le plan.
Car la spécificité du frérisme, selon Bergeaud-Blackler, c'est le VIP : vision, identité, plan. La vision projette le passé glorieux de Médine et vise l’instauration d'une société islamique mondiale. Le frérisme veut rassembler tous les courants islamiques pour rétablir le califat.
Son identité est sans altérité, l’oumma est l’horizon définitif ou les dhimmis sont invisibilisés, ou, au mieux, un non-musulman n'est pas encore musulman mais le deviendra.
Le plan implique une économie de moyens selon le contexte, le lieu, le moment. Les frères ont choisi l’ Europe comme terre d’élection, parce qu'ils peuvent y instrumentaliser l’État de droit, les lois, et les retourner contre lui, comme au judo. « Avec vos lois, nous gagnerons, avec nos lois, nous gouvernerons », disait Qaradawi, principal inspirateur du mouvement frériste international. Florence Bergeaud-Blackler avait été sensibilisée à la dimension transnationale du frérisme par ses recherches sur le halal. (Le marché halal, 2017, Seuil). Le marché mondial des services et produits halal, en matière d'alimentation, mais aussi de mode et de tourisme, s'adresse à l’Europe aussi bien qu'aux Malaisiens, aux Mexicains, aux Marocains, en vue d'un commun "halal way of life".
Infiltrer plutôt que détruire
Les frères, plutôt que d'occuper brutalement le terrain, préfèrent l’entrisme, l’infiltration, le noyautage. Plutôt que de créer des partis, ils utilisent des « partis coucous, des nids dans lesquels comme la femelle coucou, ils déposent leurs œufs pour les faire nourrir et protéger par d'autres ». Et ils sont partout, dans les salons de beauté, dans les associations caritatives, à l’université. Ils ne veulent pas extraire l’individu de son milieu, mais l’endoctriner dans son environnement familial, professionnel, amical, politique, en exploitant ses compétences, afin qu'il essaime autour de lui la vision, l’identité, le plan.
Il faut approprier les moyens une fin radicale, telle que l’expriment les concepteurs de la DIUDH (déclaration islamique universelle des droits de l’homme) : « la charia est l’unique référence pour l’explication ou l'interprétation de l'un quelconque des articles contenus dans la présente déclaration ». Et la charia a pour critère non les notions de bien et de mal, inscrites dans le cœur de l’homme, et connues par le biais de la loi naturelle, mais les notions de licite et d'illicite connues de Dieu seul, interprétées par les juristes, rapportées par les muftis, les prédicateurs, les imams.
Pour fédérer les musulmans. L’arme des frères est double. Il leur faut un ennemi extérieur commun : ce sera l’Etat juif; « la cause palestinienne est la clé de voute de la renaissance historique », écrit l’auteur. Et il leur faut un ennemi intérieur l’État français. La plateforme LES (liberté, entraide, solidarité), s'insurge, à l'occasion de la loi sur le séparatisme, contre le régime français et son « offensive islamophobe ».
L'islamophobie, selon Bergeaud-Blackler, est une escroquerie. Mot apparu en 1925, comme « diffamation de l'islam », il est devenu en 1997, selon un rapport de musulmans britanniques, repris en 2008 par l’ONU, tout « moyen pour désigner la crainte ou la haine de l'islam, et par conséquent l'aversion pour tous ou la plupart des musulmans ». Définition englobante et floue qui désarme toute critique et toute recherche, les islamologues courant le risque d’être taxés d'islamophobes. En outre, l’auteur souligne l’importance du financement européen de la lutte contre I'homophobie au détriment des recherches sur l’islam.
L'euro-islam
Aux institutions européennes en quête d'interlocuteurs religieux, les frères fournissent la FOIE (Fédération des organisations islamiques en Europe) et ses multiples ramifications : Institut européen des sciences humaines, Conseil européen pour la fatwa et la recherche, FEMYSO (branche jeune), forum européen des femmes musulmanes, etc. La fédération regroupe près de cinq cents associations dans vingt-neuf pays européens. Le but étant l’Euro-islam, une Europe charia-compatible qui prenne en compte « les musulmans fiers de leur contribution au développement de la civilisation européenne ». L’auteur remarque leur discrétion sur leurs racines confrériques, à cause de leur culture du secret, et parce que les frères sont déclarés organisation terroriste en Égypte, en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, en Russie, en Autriche.
Mais leur vocabulaire et leur idéologie sont fréristes, en particulier la notion « d’Europe terre de contrat ». À la division classique du monde en terre d'islam (dar al-islam) et terre de guerre et de conquête (dar al-harb), les frères ajoutent la terre de contrat (dar al-ahd) c'est-à-dire l’Europe avec laquelle ils passent un contrat provisoire. Car, selon Qaradawi, « il ne faut pas tuer la monture qui va soutenir la conquête du monde, il faut la maitriser, l'apprivoiser ». La France est particulièrement vulnérable et propre a devenir cette terre de contrat, depuis que la gauche abandonnée par les « classes populaires », les a remplacées par les enfants de l’immigration et les minorités sexuelles.
Les promoteurs de la « laicité ouverte » ont scellé leur alliance avec les frères en novembre 2019, lors de la marche contre I'homophobie : fréristes, avec LFI et les Verts, aux cris de Allah akbar ! Sous le nom charmant de « créolisation », ils abandonnent le modèle universel français et se soumettent : "islam", veut dire "soumission". Pour faire comprendre la spécificité du frérisme, Bergeaud-Blackler analyse deux notions : la da ' wah et le wasat. La première, c'est la mission, l’invitation à se convertir à l’islam, par soft power plutôt que par la violence. Le second, c'est « l’islam du juste milieu » que les occidentaux interprètent à tort comme un islam modéré, et qui est en réalité la volonté de rassembler, de réunir modérés et radicaux, d'englober djihadistes et réformistes.
L'auteur se désole de l’aveuglement des sociologues européens qui se contentent de constater l’échec de la prise de pouvoir des frères au Maroc, en Tunisie, en Égypte, et parient en Europe pour un post-islamisme, un islam cool incarné par les jeunes femmes voilées au téléphone portable, converties au consumérisme. FBB dénonce « la grande force » de l’islam cool, ou les frères auraient abandonné leur projet califal transnational, au profit d'un projet sociétal : le contrôle des moeurs.
Trop souvent, les chercheurs craignent, en étudiant une autre culture, de pécher par ethnocentrisme et essentialisme, sentiments nourris par la culpabilité post coloniale. La rigueur scientifique et le souci de la compréhension du monde, qui exigent recul et objectivité, disparaissent au profit d'un subjectivisme, théorisé par Talad Asad, anthropologue américain d'origine syrienne : radicalisant le discours post moderne : il juge impossible de comprendre une société et une religion avec des concepts forgés à partir d'une autre. Et donc, seuls les musulmans interprètent correctement l’islam. L'anthropologue peut bien sur, rapporter le discours du musulman, à condition de n’être que son scribe. Et Bergeaud-Blackler, sur France-inter, se désolait : « Nous ne sommes plus qu’une poignée de chercheurs à travailler sur l'islamologie ».
Résister
Dans son étude magistrale, l’auteur a bien compris l’enjeu : le frérisme a profité de I'inexorable déclin de l’Occident pour remplir son vide existentiel, en se réappropriant le savoir de l’Occident qui a permis sa supériorité intellectuelle et technique, tout en échappant a la dérive matérialiste et nihiliste qui a suscité son déclin.
Ainsi, l’Université qatarie propose de rééduquer les étudiants passés par les institutions occidentales, pour qu'ils puissent remettre en question leur formation en gardant ce qui est utile et laissant de coté le récit dominé par l’Occident : ce que les frères appellent eux-mêmes « l’islamisation de la connaissance ».
La conclusion éclaire les intentions de l’auteur : dessiller les yeux des aveugles volontaires. Contre le frérisme, « le remède est simple : ne plus le croire mais le voir, ne plus le nourrir mais le réduire ». Elle demande donc d'armer le droit français en lui permettant de sanctionner les agissements hors la loi ; elle demande à l’Europe de cesser ses financements financements auxquels contribuent aussi, entre autres, l’Arabie saoudite et l’Open Society de George Soros.
Elle demande que la "cancel culture" disparaisse des universités, et que dans ces universités, premières cibles de l’entrisme frériste, la critique des théories des frères puisse s'exercer librement.
Face a ceux qui ne voient dans l’islam que « le christianisme des Arabes », Bergeaud-Blackler n'écrit pas seulement un livre académique, mais une œuvre de résistance par la connaissance objective et la critique. On peut cependant regretter qu'elle ne dise rien de l’enjeu essentiel. La confrérie opère par VIP, vision, identité, plan. On aimerait que l’Occident opère aussi par VIP. C'est-à-dire par la réappropriation et la transmission de I'héritage gréco-romain et judéo-chrétien. On ne supprime bien que ce que l’on remplace.
Florence Bergeaud-Blackler. Le frérisme et ses réseaux, l’Enquête, ed. Odile Jacob 416 p., 24.90 €.
Danièle Masson Monde&Vie 30 juin 2023
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