mardi 24 octobre 2023

Loi Le Chapelier : La grande casse sociale de 1791

 

Dès le début de la révolution, les coalitions ouvrières, associations occasionnelles de défense des droits, manifestent de manière de plus en plus virulente pour obtenir des augmentations de salaires et de meilleures conditions de travail. Les charpentiers, surtout, réclament un salaire journalier minimum. Ils ont élaboré une sorte de contrat collectif et demandent à la municipalité de Paris de le faire accepter par leurs employeurs. La municipalité refuse et réclame l’intervention de l’assemblée constituante. C’est dans ce climat agité de revendications sociales que le 14 juin 1791 s’engagent, devant cette même assemblée, les débats qui précèderont l’adoption de la loi dite Le Chapelier, du nom de son rapporteur, avocat Rennais au parlement de Bretagne puis député aux États généraux de 1789.

Proscrivant le régime général d'exercice collectif des métiers ouvriers (les corporations), ainsi que toutes les réglementations sociales particulières, et par conséquent le régime de dérogation des manufactures privilégiées, cette loi réduit à néant les corps et communautés de métiers, laissant la place à l’individualisme et la cristallisation des rapports sociaux en un affrontement entre les ouvriers et leurs patrons, affrontement qui tournera de façon dramatique, à l’avantage des seconds jusqu’à la veille de la Grande Guerre.

Inspirée par Rousseau et le libéralisme et ignorante des réalités du monde du travail et à l’opposé de ses objectifs annoncés, la loi Le Chapelier va provoquer une aggravation importante des inégalités et l’isolement définitif d’un ouvrier rendu, par la loi, incapable de défendre ses droits. Ses effets en seront désastreux pour le monde ouvrier naissant durant tout le XIX siècle.

Parmi les effets néfastes de cette loi, la destruction de l’apprentissage et de la formation professionnelle qui ont fait la grandeur de l’artisanat français sous l’Ancien Régime. En clair, la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde, en supprimant les corporations, provoquent la remise en cause de l’apprentissage qui ne cessera de se dégrader tout au long du XIXème siècle, laissant place à l’esclavage des enfants jusque dans les années 1880. Le contrat d’apprentissage a disparu et ne réapparaîtra qu’en 1851 avec la première loi sur l’apprentissage, et encore, de manière balbutiante. Ce n’est qu’avec la loi du 4 juillet 1919, dite loi Placide Astier, que l’apprentissage s’organisera véritablement avec plus de 40 000 apprentis.

Quant à la formation professionnelle et en dépit des incantations de Condorcet, le droit à la formation sera absent pendant toute la première moitié du XIXème siècle. Limitée à quelques initiatives (1815, classes d’adultes de Guizot ; 1819, création du C.N.A.M. ; 1825, création d’un cours de géométrie et de mécanique à destination des chefs et sous-chefs d’ateliers ; 1831, apparition de cours d’adultes dans les mairies de Paris), la formation a presque totalement disparu. Pourtant, au XIXème siècle, les innovations techniques sont majeures et entraînent des bouleversements dans l’organisation et les techniques de travail. Le chemin de fer apparaît puis l’industrie chimique, gazière, la production pétrolière et, plus tard, la construction automobile. Dans ces conditions, l’adaptation des ouvriers à l’évolution de leur travail est indispensable et urgente. Elle est pourtant inexistante. La spécialisation est absente, la qualification demeure faible, la dépendance à l’égard de la machine est totale.

La sécurité se dégrade considérablement : l’usine est insalubre, la machine dangereuse, les produits toxiques, les ouvriers livrés à eux-mêmes. Les maladies et accidents professionnels se multiplient. Devant cette dégradation constante des conditions de travail, il faudra attendre la loi du 8 novembre 1892 pour voir érigées des mesures en matière de sécurité au sein des établissements faisant travailler des femmes et des enfants et celle, fameuse, du 9 avril 1898 portant sur la responsabilité des employeurs dans les accidents du travail liés à la multiplication des machines ainsi qu’à la concentration des hommes dans des locaux inadaptés.

Supprimant toutes les communautés d'exercice collectif des professions, la loi Le Chapelier a pour effet de détruire les guildes, corporations et groupements d'intérêts particuliers, mais aussi, du même coup, les usages et coutumes de ces corps. A la suite de la mise en place massive d’un prolétariat industriel, caractéristique de l’évolution sociale du XIXème siècle, les rapports entre les patrons et les ouvriers sont profondément modifiés. Le contrat qui unit l’employeur au salarié ne connaît aucune définition légale et, devenu tout-puissant, le patron peut alors, s’il l’entend, opprimer l’ouvrier et cela d’autant plus facilement que ce dernier est isolé par une loi qui le prive de toute capacité d’action et de réaction pour faire entendre ses revendications et se défendre. Au lieu d’atténuer les effets de la révolution industrielle, la loi va, au contraire, en augmenter les effets, dévastateurs en matière sociale.

La dérèglementation du marché du travail, conséquence directe de la Loi Le Chapelier, ouvre en grand le travail des enfants. Quelques rappels suffiront à décrire l’innommable traitement infligé à ceux qui sont les plus faibles parmi les plus faibles : Dès l'âge de 4 ans, l’usine exploite les enfants aux travaux que les machines ne peuvent exécuter à cette époque. Le travail est encouragé par les patrons : les enfants sont de petite taille, ils sont habiles et surtout rémunérés trois à quatre fois de moins que leurs parents dont, bien souvent, les salaires ne sont déjà pas suffisants pour vivre. Les conditions de travail de ces enfants sont inhumaines. Ce n’est qu’en 1841 que la loi du 22 mars interdit le travail des enfants de moins de huit ans et doit limiter la journée de travail à huit heures pour les 8-12 ans ainsi qu’à douze heures pour les enfants de 12 à 16 ans. Le travail de nuit (9 heures du soir-5 heures du matin) est interdit aux moins de 13 ans et pour les plus âgés, deux heures comptent pour trois. Jusqu’en 1851 en France, la journée de travail d’un enfant peut, en toute légalité, dépasser 12 heures. Jusqu’en 1891, la durée maximum de travail dépasse 10 heures quotidiennes à 13 ans, 60 heures hebdomadaires entre 16 et 18 ans et les enfants pourront légalement exécuter des travaux dangereux jusqu’au décret du 21 mars 1914.

Aggravant la loi martiale, la loi Le Chapelier criminalise le mouvement ouvrier, livré maintenant à l’oppression croissante d’un certain patronat. Placés dans l’impossibilité de défendre collectivement leurs intérêts, les ouvriers majoritaires quantitativement demeureront minoritaires socialement face à une coalition de patrons imposant leur politique libérale. Du coup, repoussant le mouvement ouvrier dans la clandestinité, la loi Le Chapelier aura pour conséquence funeste de le contraindre à la radicalisation tout en favorisant la collusion entre le pouvoir politique et le patronat.

Comme si cela ne suffisait pas, la loi sera complétée par toute une série de textes : la loi des 26-27 juillet-3 août 1791 sanctionnant les attroupements contre la liberté du travail et de l’industrie ; le décret du 29 nivôse an II autorisant l’arrestation des ouvriers coalisés. Le 12 avril 1803, la loi sur la réglementation du travail dans les manufactures et les ateliers renouvelle l’interdiction des coalitions ouvrières. Le 1er décembre 1803, le livret ouvrier permettant à la police et aux employeurs de connaître la situation exacte de chaque ouvrier. Tout ouvrier voyageant sans son livret est réputé vagabond et condamné comme tel. De son côté, le délit de coalition est réaffirmé dans les articles 414 et 415 du Code pénal de 1810. Toute coalition ouvrière tendant à la cessation du travail ou à la modification des salaires est réprimée très sévèrement.

Parce qu’affectée de failles profondes dès son origine, dictée par les circonstances, cette loi ne pouvait être promise à autre chose qu’à sa disparition comme son auteur principal d’ailleurs, lui-même tristement guillotiné sous la terreur, dès 1791 non sans avoir, au préalable, pris position en faveur de l’attribution du droit de vote aux seuls propriétaires et s’être opposé à l’abolition de l’esclavage, soutenant ainsi les négriers de Lorient et de Nantes.

La loi Le Chapelier a été abrogée en deux temps : le 21 mars 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui légalise les syndicats et le 25 mai 1864, par la loi Ollivier qui abolit le délit de coalition. « Loi terrible » pour Jean Jaurès, « erreur fondamentale » pour Emile Ollivier, la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 a profondément marqué le syndicalisme et les relations sociales en France et ce n'est qu'en 1884, soit presqu'un siècle plus tard, que l’interdiction qu’elle posait sera levée. Malgré tout, le droit de grève demeurera interdit et la cessation concertée du travail, un motif de résiliation unilatérale du contrat de travail pour faute et de répression pénale. Le syndicalisme français ne se remettra pas de la loi Le Chapelier : il ne sera jamais vraiment reconnu comme interlocuteur valable par des employeurs, eux-mêmes peu organisés, qui avaient pris l'habitude de ne traiter qu'avec des individus…

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