Pour moi — et cette approche surprend ou choque certains Païens — le Paganisme est non seulement associé à une esthétique de la “nature menaçante”, à une vision des divinités comme entités empreintes d’une certaine brutalité, d’une sauvagerie vengeresse (la “Chasse sauvage” entourée d’une aura de sortilèges et d’imprécations, le fantastique roman de Machen, Le Grand Dieu Pan où les Dieux antiques resurgissent, transfigurés et vengeurs, en pleine Angleterre moderne), mais aussi au déchaînement prométhéen de l’hubris technoscientifique — il ne s’agit pas ici d’en parler d’un point de vue socio-idéologique — qui m’a toujours semblé porteur d’une part majeure de l’âme païenne (qu’on songe à Vulcain-Hephaïstos, le Dieu des forges) dans la mesure où par la “technique-de-puissance”, à distinguer de la “technique-de-confort”, l’homme européen a toujours voulu inconsciemment concurrencer la puissance divine et se l’approprier.
D’ailleurs la tradition judéo-chrétienne ne s’y est pas trompée : l’homme y est sommé par Dieu de ravaler son “orgueil de puissance”, de ne pas approcher l’arbre de la connaissance, de ne pas créer d’artifices concurrents de la nature immuable et parfaite conçue par le créateur. D’ailleurs, reprenons le nom des fusées ou programmes spatiaux américains du temps où Von Braun les baptisait : Thor, Atlas, Titan, Jupiter, Delta, Mercury, Apollo… Aucune ne s’appelait “Jesus”, “Peace and Love” ou “Bible”. Et ce, dans un pays où le Christianisme est, de fait, religion d’État. De même, la fusée européenne est Ariane, les missiles nucléaires de l’armée de terre française, Pluton et Hadès, et celui de l’armée indienne, Agni. Les navires de guerre britanniques portent traditionnellement des noms de même origine : Hermès, Ajax, Hercules… Il existe donc bien un lien, un fil mental entre les réminiscences de la mythologie païenne et cette “technoscience-de-puissance”.
Dans les sonoramas, les émissions de radio, puis la bande dessinée Avant Guerre, j’ai procédé à une véritable divinisation allégorique de la technoscience, notamment militaire, spatiale et biologique. Cette démarche est constante dans la science-fiction, notamment chez l’Américain Philip K. Dick (ouvertement païen), immense auteur, bien plus connu en Europe que dans son pays. De même, on remarquera l’opposition constante des mentalités christianomorphes à l’ingénierie génétique, aux biotechnologies (comme jadis à la recherche et aux interventions médicales). Ces dernières leur apparaissent comme une profanation de l’œuvre de Dieu. Expliquons-nous. Pour le Judéo-Christianisme comme pour l’Islam, l’univers est divisé entre sacré et profane. Le sacré ne réside qu’en Dieu. La nature, domaine de l’immanence profane, ne peut être modifiée que par Dieu, et non par l’homme. Si l’homme en vient à se modifier lui-même (ingénierie génétique), il commet le pire des péchés : le péché d’orgueil, évidemment, en prétendant “améliorer” ce que Dieu a créé et en ne se soumettant pas à la prédestination. Il commet un second péché, un péché contre l’anthropocentrisme. L’homme a été créé à l’image (imparfaite, mais à l’image quand même) de son Créateur, radicalement séparé du reste de la nature, plantes et animaux, considérés comme de simples mécanismes biologiques instrumentaux. Où va-t-on si l’homme se décrète créateur de lui-même, manipulateur de sa propre vie ? Il commet une double faute : il s’assimile lui-même à un animal, reniant son âme et sa filiation divines en s’immergeant dans le flux biologique ; il se décrète semblable au reste du vivant (c’est le péché d’incarnation) ; et, pis, il s’adjuge le droit de toucher à sa propre nature intime, qui est la propriété du Dieu-Père, et de s’élever, de s’améliorer ; c’est le péché d’assomption.
Le refus de ces deux sacrilèges a été constant dans les monothéismes dualistes : de l’allégorie du Golem (la créature artificielle et diabolique créée par l’homme), à la lutte contre les théories évolutionnistes, ils ont toujours dénié à l’homme le droit de devenir démiurge. Ils l’ont toujours pensé comme immuable et créé d’un bloc, soumis. Pour des Païens, cette position est incompréhensible : la nature est sacrée par elle-même, elle n’est pas l’œuvre profane d’un esprit sacré qui règne dans les nuées. Elle est incréée et le divin est partout. L’homme n’est pas immuable, mais immergé dans le torrent du devenir. Il n’existe aucune opposition entre le “naturel” et l’artificiel humain, puisque tout est naturel, même l’artifice. La “sur-nature” engendrée par la science humaine est toujours de la nature. La question, pour un Païen, est de savoir si tel artifice (notamment biologique) est positif ou non, concrètement, ou s’il est nuisible ; mais certainement pas de condamner l’Artifice dans son ensemble en tant que principe métaphysique. C’est pour cela que l’écologisme radical défendu par certains est profondément judéo-chrétien.
Autrement dit, à la question : “est-ce que les clonages ou les incubateurs, les organismes génétiquement modifiés, la technologie nucléaire, sont éthiques ou non ?”, question posée par la conscience monothéiste, il substituera une autre question plus pratique et proche du réel : “est-ce que telle intervention sur le génome ou la structure de la matière peut être nuisible ou bénéfique ?”. Dans la pensée païenne, les idées sont instrumentales. On voit donc que la mentalité païenne se garde de toute métaphysique et qu’elle reste “physique”, tout simplement parce qu’elle est persuadée que rien ne pourra jamais désenchanter la nature. On peut ainsi estimer, ce que j’ai essayé d’expliquer dans mon essai L’Archéofuturisme, qu’en matière de biotechnologies (qui vont, liées avec l’informatique, provoquer un cataclysme au cours du XXIe siècle), les mentalités judéo-chrétienne et islamique ne pourront pas assumer éthiquement, théologiquement et culturellement la technoscience à venir, d’essence titano-prométhéenne. Seule, à mon avis, la mentalité païenne pourra l’assumer. D’ailleurs, on remarque déjà, signe prémonitoire, que les trois aires culturelles qui n’ont pas été innervées par le monothéisme, l’Inde, le Japon et la Chine, considèrent l’ingénierie génétique comme parfaitement naturelle.
Je ne puis parler ici que de manière sibylline, lapidaire et symbolique, en lançant des pistes. Il existe pour moi, un “soleil noir” du Paganisme, un foyer incandescent et souterrain, ce que Heidegger appelait le deinotatos, le “plus risqué”, c’est-à-dire l’essence même du tragique et du défi jeté à la face du destin. La technoscience liée à la volonté-de-puissance ; le surhumanisme, la synergie entre l’esthétique et l’appel à ce qu’on pourrait appeler “l’auto-affirmation”, les tentatives de se faire Dieu, tout cela fait partie d’un univers mental qu’il est impossible de nommer clairement, qui doit rester dans l’ombre, « l’ombre propice » comme disait Ovide. Mais cette dimension démiurgique appartient en propre au Paganisme européen ; il l’innerve toujours, comme une braise qui ne s’éteint jamais et qui peut, à tout moment, devenir volcan. Elle s’exprime avec une grande force dans le roman de Erle Cox, La Sphère d’or, qui m’a beaucoup impressionné. Ces intuitions ont été développées dans l’émission de radio de science-fiction Avant-Guerre, réalisée avec feu le peintre Olivier Carré, dont les textes existent, qui seront sans doute un jour publiés, mais qui sont encore trop brutaux pour être bien compris. Ce que nous appelions le retour des dieux transfigurés. Il y a un secret de famille dans le Paganisme européen, que toutes les vieilles mythologies — jusqu’au cycle arthurien — évoquent bien sans en dévoiler la nature, un secret dont le cœur (le Graal ?) est à mon avis l’impensable, un secret que Heidegger avait pressenti et dont il s’était effrayé. Dans son texte fondamental, Holzwege (traduit en français par Sentiers qui ne mènent nulle part), Heidegger, à mon avis savait parfaitement que ces sentiers menaient bel et bien quelque part… J’avais exprimé cette interprétation dérangeante dans un numéro de la revue Nouvelle École consacrée au philosophe allemand. Heidegger a eu peur de sa propre lucidité. Il a noyé ses intuitions dans le silence. Et puis, on l’a tellement récupéré, neutralisé, défiguré… Où mène le sentier (c’est-à-dire le cheminement de notre histoire) ? Vers la possible victoire des Titans et de Prométhée. Zeus, je sais, m’en voudra, mais cette victoire, je la souhaite, fût-elle éphémère, sera une explosion esthétique, le couronnement des démiurges, l’instant éternel, dont parlait Nietzsche. Lui qui, précisément, effrayait tant Heidegger qui l’avait trop bien compris et non pas sottement lu.
• Mais comment vivre cette tension, cet assaut ?
En Europe, le Paganisme — qui fut, de manière protéiforme, son ancienne religion — est présent de multiples manières : un Paganisme “folklorique” (sans connotation péjorative), surtout celto-scandinave, qui ne s’accompagne d’aucune croyance envers des Dieux personnifiés mais relève d’un panthéisme traditionaliste et ethniste ; on trouve aussi, surtout avec le recul massif du culte catholique, le retour à un Paganisme populaire diffus, dont la célébration en hausse des cycles saisonniers et des solstices, ainsi que la reprise de la fête celtique des morts (Halloween) — dont il existe évidemment comme pour Noël une récupération commerciale — sont de bons exemples. Rappelons que la “repaganisation” de Noël, fête contre laquelle l’Église a constamment lutté, qui date du début du XXe siècle (avec remplacement de la crèche par l’arbre) et qui constitue, plus de 1500 ans après la réponse du berger à la bergère à la christianisation médiévale du solstice d’hiver, fut un signe avant-coureur absolument capital d’une régénération spontanée et populaire du Paganisme ancestral.
À suivre
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