lundi 4 septembre 2023

Le Japon dans la guerre des continents

 

la_gra10.jpg

Le japonologue russe Vassili Molodiakov a écrit de Tokyo à notre ami Douguine pour lui préciser certains faits géopolitiques relatifs au Japon. Cette lettre est parue dans le numéro 3 d'Elementy (sous-titrée Evraziskoïe obozrenie [L'Observateur eurasiste]), la revue théorique de la “Nouvelle Droite” russe.

Cher Alexandre Douguine,

J'ai lu récemment votre étude « La grande guerre des continents » [tr. fr. avatar, 2006] parue dans le journal Dyeïnn que je me fais envoyer au Japon par mes proches. Je voudrais vous exprimer mon admiration pour l'audace de vos constructions souvent fort complexes et qui au début, je l'avoue, m'ont plongé dans une certaine confusion et une certaine perplexité. Cependant, les ayant examinées tranquillement et en détail, je ne peux pas ne pas reconnaitre que ce modèle “conspirologique” explique effectivement bon nombre de faits de manière logique et n'est pas applicable seulement à l'histoire de la Russie et de l'Europe. J'aimerais exprimer ici quelques jugements personnels et apporter quelques compléments au sujet de “La guerre des continents” ; analyse dans laquelle, en particulier, le “front du Pacifique” n'est pas pris en considération alors que les événements qui s'y déroulaient n'étaient ni moins intéressants ni moins dramatiques que ceux auxquels on assistait en Europe. Je ne peux pour l'instant parler avec une assurance suffisante que du Japon (de formation, je suis japonologue et historien du Japon) et seulement de la période allant de 1936 à 1960. Au cours de cette période exceptionnellement importante du point de vue géopolitique, c'est précisément le Japon qui était au centre de tous les événements dans le Pacifique.

1. Conformément à l'opinion de Mackinder, le Japon est un Empire de type continental et eurasien, ce que confirme l'absence de distinction entre la métropole et les colonies : même au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Japonais se sont efforcés d'intégrer et de développer les territoires conquis et ne les ont pas considéré comme de simples “sources d'approvisionnement” (en matières premières ou en quoi que ce soit d'autre). L'impérialisme japonais est du même type que l'impérialisme russe ou germanique, ce que remarquait à juste titre Lénine (seul le mot-clef ne fut pas prononcé, et ne pouvait d'ailleurs pas être prononcé). Aux moments les plus forts de l'histoire japonaise, le “sol” l'emportait sur le “sang”. La prépondérance du “sang” n'aurait pu mener qu'à une catastrophe.

2. Jusqu'au début des années 30, les positions des atlantistes japonais étaient assez fortes ; néanmoins, ils ne jouaient pas de rôle-clef dans la politique. Leur leader, Sidehara, ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1927 et de 1929 à 1931 était d'orientation nettement pro-britannique et pro-américaine. Il fut écarté du pouvoir par les cercles militaires dont l'agressivité irréfléchie faisait souvent le jeu des atlantistes (rappelons-nous le putsch inspiré par le ministre de la Guerre, le général Araki, en 1932 ; ainsi que le putsch des officiers du 26 février 1936).

3. Le leader des Eurasiens était le prince Konoe, l'un des politiciens les plus en vue du Japon d'avant-guerre ; Premier ministre de 1937 à 1939 et de 1940 à 1941 ; ministre d'État en 1939 ; membre, en 1945, du cabinet du prince Hikasikuni (cabinet qui signa la capitulation et fut, presque dans son intégralité, arrêté par les Américains). Konoe était partisan de la plus grande intégration possible avec la Chine, de l'union avec l'Allemagne et était un adversaire résolu de la guerre contre l'Union Soviétique (le pacte de non-agression fut signé quand il exerçait les fonctions de premier ministre). Konoe haïssait les Américains et se suicida en automne 1945 à la veille de son arrestation. Aujourd'hui encore, il jouit d'une grande notoriété au Japon et sa personnalité suscite toujours le respect.

4. Le plus proche ami personnel, homme de confiance et conseiller de Konoe fut, durant de nombreuses années, Ozaki, politologue, journaliste, spécialiste de la Chine, reconnu comme tel à l'époque par la communauté scientifique japonaise et internationale, spécialiste aussi des relations sino-japonaises et, en même temps, compagnon de lutte de Richard Sorge. Konoe prenait en considération les opinions et les conseils d'Ozaki et lui confiait beaucoup de choses. Il y a des raisons de penser que Konoe savait pour qui travaillait Ozaki et souhaitait que sa voix fusse entendue à Moscou. Au fond, ils étaient tous les deux des eurasiens convaincus et s'aidaient mutuellement, même si ce n'était pas toujours de manière très claire.

5. Dans son livre Avec la mission diplomatique à Berlin (Moscou, 1965), Valentin Berechkov, interprète de Staline, mentionne le trouble, presque la panique et le désespoir de Ribbentrop lorsqu'il transmit la déclaration de guerre à l'ambassadeur soviétique Dekanozov (Berechkov était l'interprète de l'ambassadeur). Il déclara qu'il était toujours opposé à cette guerre et demanda de le faire savoir sans faute à Moscou. L'ambassadeur du Reich à Moscou, Schulenburg, était plongé dans un désespoir semblable. Tout cela complète par ailleurs le témoignage d'Arno Breker.

6. En octobre 1941, les militaristes renversèrent Konoe (à la même époque, Sorge et ses compagnons d'arme étaient à leur tout arrêtés). Tojo, ancien ministre de la guerre et, par le passé, général du corps des gendarmes, devint premier ministre. Tojo était un eurasien honnête, mais borné, qui haïssait conjointement le Komintern, les USA et les atlantistes, mais qui n'eût jamais la force de venir à bout de sa mission historique. Il est possible que les atlantistes, même s'ils ne le manipulaient pas, profitaient largement de toutes ses erreurs.

7. Tojo fut “renversé” en juillet 1944 par le ministre du Commerce et de l'Industrie, adjoint du ministre de l'Armement de son cabinet, Kishi, chef du “département des munitions” japonais durant les années de guerre et l'un des leaders les plus importants des eurasiens. Mais il était déjà tard. À Yalta, Staline avait acheté l'Europe de l'Est aux Alliés anglo-saxons, leur laissant le soin de dépecer à leur profit le Japon.

8. Dès le début de l'occupation américaine, Sidehara, extrait de la naphtaline, devint le premier Premier ministre sous tutelle US (d'octobre 1945 à mai 1946). C'est durant la période de son gouvernement que furent arrêtés les “criminels de guerre”, que furent prises, sous la dictée des Américains, les premières lois “démocratiques”, et que débuta l'américanisation totale et une hâtive refonte d'inspiration atlantiste.

9. Lors du procès de Tokyo, Tojo fut considéré comme le principal responsable, condamné à mort et pendu. Konoe se suicida avant son arrestation. Kishi fut condamné à la prison à perpétuité. les Américains fire pendre les généraux mais non les hommes politiques.

10. Esida, dans le passé diplomate, et qui n'était pas lié aux cercles militaristes, devint premier ministre de 1946 à 1954 (avec quelques interruptions). Il servit les atlantistes tout en étant lui même plutôt eurasien. Les principales réformes “démocratiques” américaines furent réalisées sous son gouvernement, néanmoins Esida s'efforca de conserver la plus grande part possible du Japon ancien, d'avant-guerre et traditionnel. Il est l'un des politiciens les plus respectés actuellement au Japon (en tenant compte du dégoût persistant des Japonais pour la politique et les politiciens). En 1952, il fit sortir de prison les “criminels de guerre”.

11. Kishi, libéré en 1952, s'engagea activement dans la politique. En 1955, le Parti libéral et le Parti démocratique, tous deux au pouvoir, se fondent en un parti libéral-démocratique unique (qui gouverne aujourd'hui encore). Kishi en devint le premier secrétaire général. En 1956, le premier-ministre Kamoyama, politicien de petite envergure, convenant à toutes les factions et n'ayant pas de passé militaire, rétablit, sans aucun doute au l'assentiment et le consentement de l'influent Kishi, les relations diplomatiques avec l'URSS. En 1956, Kishi devint ministre des Affaires Étrangères et, quelques mois plus tard (en 1957), tout en conservant un certain temps ce ministère, Premier ministre. Il fit une tournée en Europe et intensifia les activités de la diplomatie japonaise à l'ONU qui venait d'admettre l'Empire du Soleil Levant. Par la suite, il faut mentionner une tournée en Afrique du Sud et le rétablissement des relations avec la majorité des pays conquis par le Japon durant la guerre.

Kishi commença la restauration des temples shintolstes et c'est sous son gouvernement que furent posées toutes les bases de ce que l'on appelle communément le “miracle économique japonais”. En 1960, il signa, en dépit des protestations des “démocrates” qui menèrent le pays au seuil de la guerre civile, le “Pacte sur la sécurité”, pacte historique s'il en est, qui, juridiquement, rendait les deux nations, la japonaise et l'américaine, égales en droit (contrairement à l'Accord de San-Fransisco de 1951). Pour cette raison, Kishi fut contraint de prendre sa retraite et n'occupa plus de postes gouvernementaux importants, restant toutefois député au Parlement et chef de l'une des fractions du Parti Libéral-Démocratique.

12. Il subsiste une question territoriale entre le Japon et l'URSS (la Russie). Pour parvenir à un accord pacifique et à la possibilité d'une union eurasienne, Khrouchtchev aurait dû, en 1956, céder deux îles, ce qu'il ne fit pas en raison de son atlantisme. Qui l'empêcha de faire ainsi définitivement la paix avec le Japon ? Quoi qu'il en soit, céder ces deux îles aujourd'hui n'arrangerait rien, il est en effet fort tard.

13. Sorge, comme tous les membres de son groupe, était un eurasien privilégiant le “sol” par rapport au “sang”. Il était en outre analyste et collaborateur de la revue géopolitique de Haushofer, ce qui est ignoré par la majorité des sources occidentales et par l'ensemble des sources soviétiques. En dépit de toute son orientation globale pro-atlantiste, il existait, dans le Komintern, un lobby eurasien. Sorge était l'un de ses représentants.

Bien sûr, je n'aligne ici que de courtes thèses, qui pourront servir ultérieurement de canevas pour une enquête plus vaste. Votre méthode est non seulement applicable au Japon mais, de surcroît, lui ouvre de nouvelles possibilités. Mais n'oublions pas que les tendances pro-eurasienne et pro-atlantiste étaient déjà parfaitement perceptibles dans bien des travaux anciens de nos chercheurs. Personnellement, j'adopte votre théorie comme “modèle”.

Avec tous mes respects,
Vassili MOLODIAKOV

Vassili Molodiakov, Vouloir n°101-104, 1993. (tr. fr. : Sepp Staelmans)

http://www.archiveseroe.eu/recent/75

Aucun commentaire: