Si l’on procède à un tour d’horizon de la pensée européenne d’aujourd’hui, on s’apercevra que la pensée de Jürgen Habermas, représentant de la nouvelle génération de l’École de Francfort, constitue, en fait, une tentative du “marxisme fidèle à ses origines émancipatrices” de construire une théorie de la science qui échappe à la dichotomie usuelle “marxisme soviétique / sociologie positiviste occidentale”. Cette entreprise intellectuelle, qui prétend intégrer tous les éléments sur lesquels les philosophes antérieurs à Habermas ont basé leur pensée, englobe évidemment Friedrich Nietzsche, philosophe authentiquement rebelle et, par suite, difficile à cerner. Ce recours habermasien à Nietzsche est dû, bien sûr, au fait que l’on ne peut se passer de Nietzsche aujourd’hui si l’on prétend faire de la philosophie. Et cela, non seulement au niveau d’une critique de la métaphysique mais encore sur le pian de l’épistémologie ou, pour employer une terminologie appréciée des tenants de l’École de Francfort, d’une “sociologie de la connaissance”.
Quel est le programme de Habermas ? En quel sens Nietzsche peut-il préfigurer ses thèses ? Habermas veut poser une critique du développement philosophique qui s’est déployé depuis Hegel jusqu’à nos jours et s’efforce de trouver une relation entre la connaissance (philosophie, idéologie et/ou science) et l’intérêt de ceux qui cherchent. Cette relation, entre connaissance et intérêt, serait expliquée scientifiquement chez Marx et, si on revenait à la base mème du marxisme, c’est-à-dire à « l’intérêt à être libéré (désaliéné) », on pourrait accéder à une nouvelle compréhension du matérialisme historique, apport principal du marxisme à la science sociale. Ce processus historique, dans lequel apparaissent diverses écoles de pensée, Habermas l’a étudié dans son ouvrage Connaissance et intérêt (Gallimard, 1976). Dans La reconstruction du matérialisme historique, Habermas prétend jeter les nouvelles bases de la théorie marxiste “réformée”.
La connaissance n’est pas aussi neutre qu’on veut bien le croire
Qu’a à voir Nietzsche dans tout cela ? Nietzsche voit dans le développement méthodique des sciences contemporaines de l’esprit, le danger que tout savoir d’orientation de la conduite soit rejeté hors de son refuge. «L’historicisme — dit Habermas — est la forme par laquelle les sciences de l’esprit se libèrent de la praxis et dissolvent le dernier lien entre connaissance et intérêt» (in : La critique nihiliste de la connaissance chez Nietzsche, 1968). Ainsi, Nietzsche vit, tout comme Marx, que la connaissance n’était pas aussi neutre qu’on voulait bien le prétendre. La connaissance — la science — part du monde des valeurs dans lequel évolue la savant qui pose ses investigations. C’est à ce stade de raisonnement que Marx s’arrêta. L’idéologie était, disait-il, connectée à la classe sociale de l’individu. Pour Habermas, le positivisme a dissout non seulement tous les liens de classe, mais encore tous les liens essentiellement humains. La science nous apparaît ipso facto comme quelque chose de complètement extérieur à nous et d’aliénant. Nietzsche, lui aussi, se rendit compte de ce processus et réagit en conséquence.
Mais il est allé beaucoup plus loin : quels sont les raisons que nous aurions de croire que l’idéologie du prolétariat, fabriquée par des bourgeois, posséderait une meilleure objectivité que celle de la bourgeoisie ? Ce téléologisme peut-il être accepté sans plus ? Nietzsche ne fut jamais prêt à le croire. Le contraire photographique de ce téléologisme peut ipso facto apparaître pleinement objectif alors que, précisément, la voie du nihilisme nous mènerait droit à la négation de toute forme d’objectivité.
L’apport de Stirner
Max Stirner reprit les conclusions de ses amis néo-hégéliens : il avalise le renversement et la critique radicale de l’Idéalisme Absolu, et rejette simultanément l’idéal politique du communisme, accusant ses théoriciens de substituer la communauté socialiste à l’Idée Absolue de Hegel , qui, pour Stirner, était le Dieu antique conceptualisé. Tout idéal supérieur réduit l’homme à l’esclavage, toute vision de l’esprit qui se veut idéale et placée au-dessus de tout, désincarne l’homme lui-mème. Cette critique nihiliste, stirnérienne, impressionna fortement Nietzsche durant sa période de Bâle. Habermas remarque à ce propos :
« Nietzsche a dépossédé les traditions de la foi religieuse judéo-chrétienne de leur prétention théorétique ; il a procédé de la mème façon à l’égard de la philosophie grecque, la réduisant à des requêtes de la législation morale, à des appels à l’action ou à la consolidation normative du pouvoir. Les orientations générales, qui président à toute action, dépendent de “valeurs” qui, elles, feraient abstraction d’un noyau théorétique et, simultanément, de la possibilité mème de fondements critiques ; ici se situe précisément le scandale » (in : La critique..., op. cit.).
Mais en posant une telle assertion, Habermas nous cache le fond mème de cette critique nihiliste nietzschéenne. Il cache ce fondement parce qu’il heurte de plein fouet le marxisme en osant affirmer que la connaissance est fondée sur des “valeurs”.
“Physiologie” niétzschéenne et soupçon anti-biologique du marxisme
Malgré cette dissimulation plus ou moins volontaire, Habermas explicite correctement la pensée du philosophe de Sils-Maria, qu’il rejettera pourtant à la fin de sa démonstration. Mais Nietzsche donne évidemment un fondement très distinct aux valeurs, fondement qui n’est pas du tout celui que leur accorde Marx. Les valeurs trouvent leur fondement, chez Nietzsche, dans un substrat “physiologique”. Nous cheminons donc le long d’un itinéraire qui part de la théorie de la connaissance et aboutit à la morale et conduit de la morale à la biologie. Notre objet n’est pas ici de discuter de ce que Nietzsche entendait par “physiologie” ni des relations que peut ou pourrait avoir cette “physiologie” avec la biologie actuelle. Nous voudrions surtout mettre en évidence un changement de niveau au sein d’une même problématique et révéler que l’intentionnalité, “l’intérêt” de Nietzsche est opposé à “l’intérêt” de Habermas.
Et cette opposition se situe justement dans un espace devenu douloureux. Le marxisme, dès le départ, souffre d’un handicap “anti-biologique” ; or, la biologie actuelle s’annonce comme la science-clef d’un futur qui n’est plus très éloigné. Nietzsche est le précurseur, qu’on le veuille ou non, des spéculations contemporaines relatives à l’éthologie ou la sociobiologie.
Mais Habermas, malgré son insertion volontaire dans la tradition marxiste, a eu recours à la biologie, pour “reconstruire” le matérialisme historique. Dans les pages de son ouvrage le plus important, nous trouvons une tentative d’adéquation des sciences sociales par rapport aux acquis des sciences biologiques et aussi le désir d’inclure un Konrad Lorenz, par exemple, dans le corpus d’un matérialisme historique rénové. La critique de cette tentative de biologisation du discours marxiste/marxisant pourrait faire l’objet d’un travail vaste et profond qu’il ne nous est malheureusement pas possible d’entamer ici.
Contentons-nous d’attirer les attentions sur un fait : comment Habermas a-t-il éludé la réponse nietzschéenne, com pénétrée de “physiologisme” ? Rappelons que Nietzsche ne se complaît nullement dans le nihilisme. Jamais il n’a prétendu s’y être complu. Il se demande simplement — question problématique s’il en est — s’il arrivera ou non à le dépasser.
Si Nietzsche eut donné une réponse plus “maniable”, il est certain que personne ne l’aurait éludée. Nietzsche est un penseur terrible et, lorsqu’il se trouve face à ce qu’il considère être une grande vérité, il ne la cache pas, que soit molestée ou non la “conscience des bien-pensants”. La subjectivité des évaluations nous offre par elle-même quelques pistes pour sortir du nihilisme.
Obscur Habermas et limpide Nietzsche
Il est facile de voir ce que Habermas dit ou ne dit pas de Nietzsche : « ... les actes de connaissance sont insérés dans les réseaux de sentiments de manière à ce qu’ils constituent nécessairement et d’emblée une praxis vitale, tant dans le parler que dans l’agir » (La critique nihiliste...). Praxis vitale ? Le parler ? L’agir ? Ce langage de l’École de Francfort demeure invariablement obscur. Soit dit en passant, que dirait Nietzsche du style d’un ouvrage tel que Dialectique de la Raison ? C’est finalement Nietzsche lui-même qui nous éclaire par ses écrits sur ce que Habermas veut dire, car il parie sans déguiser son langage, sans détours et sans fard : « Les suggestions qu’exercent certaines fonctions grammaticales sont inséparables, en dernière analyse, de celles qui découlent de certains jugements de valeur physiologiques et de certains traits raciaux. — Ceci dit pour réfuter les vues superficielles de Locke concernant l’origine des idées » (Par-delà le bien et le mal). « Ici se situe précisément le scandale » , dit Habermas (op. cit.).
Bartolomé Prohens, Orientations n°9, 1987
(traduction française de Rogelio Pete ; texte paru dans Fundamentos n°4, Madrid, 1985)
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