samedi 26 août 2023

Don et Génie

 

fantasy

[Ci-dessus : Essentia Exaltata par Madeline von Foerster, 2005]

On a tant écrit sur le génie qu’il convient de dissiper quelques malentendus. Il faut d’abord démarquer le génie du talent. On considère souvent le génie comme un degré supérieur du talent ou comme une abondance de talents particuliers. Cette vue est absolument fausse. S’il y a bien différents degrés de génie, aucun de ces degrés du génie n’a quoi que ce soit à voir avec ce qu’on est convenu d’appeler le “talent”. On peut avoir un grand talent mathématique, qui fait qu’on digérera sans peine les chapitres les plus difficiles de cette science, sans avoir de génie, qui veut dire originalité, individualité et vocation à une production personnelle. De grands génies ont pu ne pas développer de talent (Novalis ou Jean-Paul).

Le génie n’est donc pas un superlatif du talent, il en est séparé par un monde, il lui est hétérogène. On hérite du talent, et le talent peut appartenir en commun à une famille (les Bach), le génie n’est pas transmissible, il n’est pas général, mais individuel (Jean-Sebastien Bach).

Beaucoup de gens prompts à s’éblouir et en particulier les femmes croient aussi qu’être génial signifie avoir de l’esprit. Les femmes sont, quoi qu’il y paraisse, insensibles au génie ; n’ayant d’ambitions que sexuelles, peu leur importe par quoi un homme se distinguera extérieurement du commun des hommes, et une extravagance, pour elles, en vaut une autre ; elles ne font pas de différence entre le comédien et l’acteur, le virtuose et l’artiste. Le type même du génie est pour elles Nietzsche. Or l’esprit, au sens où l’on dit “avoir de l’esprit”, est sans rapport avec la véritable grandeur. Les grands hommes prennent les choses et eux-mêmes trop au sérieux pour montrer de l’esprit autrement qu’occasionnellement. Les hommes qui ne sont que des hommes d’esprit sont des hommes non-religieux, qui ne sont pas pénétrés par les choses et ne prennent pas à elles un intérêt véritable et profond. Ils se soucient de ce que leur pensée brille et étincelle, non de ce qu’elle mette en lumière un contenu ! Ils épousent des idées comme il arrive qu’on épouse des femmes, parce qu’elles plaisent aux autres. Ou leur déplaisent : Nietzsche lui-même, dans ses derniers écrits, semble s’être souvent davantage intéressé à ce que ses idées pouvaient avoir de choquant qu’à ces idées elles-mêmes. Il est souvent le plus futile où il paraît le plus grave. Vanité du miroir, qui se complaît dans le refus des complaisances.

Que d’inquiétude, de haine, d’envie, de malveillance et de dénigrement systématique le phénomène du génie n’a-t-il pas suscité ! À quelle incompréhension ne s’est-il pas heurté ! Et que d’imitateurs il a fait naître ! “Voyez comme il toussote et comme il crache…”.

C’est facilement que nous distinguons le génie de ses faux airs. Mais la richesse même, infinie et inextricable, de ce qu’il est fera constamment apparaître le point de départ choisi pour le définir comme arbitraire. Y a-t-il une qualité fondamentale entre toutes celles qu’on est tenté de lui associer ? Essayons de le voir et songeons tout d’abord à la facilité avec laquelle le grand poète parvient à s’identifier à d’autres êtres que lui. Considérons la quantité de caractères différents qu’un Shakespeare ou un Euripide ont peints, ou l’incroyable diversité de personnages qu’on trouve dans les romans de Zola ; que Penthésilée et Catherine de Heilbronn ont été imaginées par une même tête, de même qu’un seul homme a sculpté la Léda et la Sibylle de Delphes, et que si peu d’hommes sans doute ont été aussi peu des artistes que Kant et Schelling, ce sont cependant eux qui ont écrit sur l’art les plus choses les plus profondes et les plus justes. 

Pour pouvoir représenter ou connaître un homme, il faut le comprendre, et pour le comprendre il faut lui ressembler, l’avoir en soi, c’est-à-dire être lui. Seul le fripon comprend le fripon ; l’homme innocent n’y arrive jamais, car il ne peut saisir le caractère et les pensées que d’un homme aussi naturellement bon que lui. De même que le poseur, voyant en tout des poses, démasque le poseur, tandis que l’homme qui ne pose pas en est incapable, car l’un ne croit pas à l’autre. On voit déjà par là que l’homme de génie sera plus complexe, plus riche, qu’il rassemblera davantage d’hommes différents en lui, que l’homme moyen. L’idée de l’artiste génial est de vivre de la vie des êtres, de se perdre en elle, d’émaner au sein de la multiplicité, du philosophie génial de reconnaître en lui les hommes, d’en penser l’unité dans l’unité de sa propre personne.

Cette nature protéenne, cette “capacité” d’esprit, du génie, pas plus que tout à l’heure la bisexualité, ne se révèlera dans une simultanéité. Son développement suivra celui de l’être entier. Il semble qu’on ait ici aussi une sorte de périodicité, mais dans laquelle chaque période ne répéterait pas seulement les précédents, mais les intensifierait. Il n’y a pas deux moments de la vie de l’individu qui soient absolument les mêmes : la fin d’une vie se rapporte à son commencement comme le point le plus haut d’une spirale à son point le plus bas. Aussi bien, on retrouve une périodicité de ce genre chez tout homme et le génie ne se distingue que par “l'amplitude” des variations par lesquelles il passe, et qui affectent jusqu’à sa physionomie. Qu’on compare les portraits qui nous sont parvenus de Goethe, de Beethoven, de Kant ou de Schopenhauer à différents moments de leur vie ! Le nombre de visages différents qui se succèdent chez un homme au cours d’une vie peut être considéré comme un véritable critère physionomique de l’éminence et de l’exceptionnalité des dons (j'emploie ces expressions pour éviter autant que possible le mot “génie”, entendant désigner par là une disposition dont le génie constitue simplement le degré le plus haut).

On rejettera peut-être avec indignation ce premier essai de définition du génie, lui reprochant de supposer à un Shakespeare la trivialité de Falstaff, la fourberie de Iago et la grossièreté de Caliban. Or c’est l’inverse qui est vrai. Zola, qui connaît si bien les mobiles du crime sadique, eut été incapable d’en commettre un, cette tendance s’opposant chez lui à d’autres tendances. C’est cette diversité de tendances qui fait que le peintre du crime, sachant ce qu’est le crime, sait aussi le reconnaître, en lui, ce qui veut dire ne pas le commettre. Chez les grands hommes, l’instinct criminel est spiritualisé, il devient thème artistique comme ici, ou ailleurs idée du “mal radical” dans la nature.

Cela nous ramène à la théorie de l’hénothéisme. Non seulement on ne comprend, mais on ne perçoit en dehors de soi que ce qu’on a en soi-même, c’est-à-dire que ce qu’on est. Cependant, c’est à la condition d’être plus que cela. La condition de l’aperception [perception accompagnée de réflexion] et de la compréhension est la dualité, principe de la conscience éveillée. Aucun homme ne se comprend lui-même. On ne peut comprendre qu’autrui, à la condition certes de lui ressembler, mais également et dans une aussi large mesure d’être non seulement différent de lui, mais opposé à lui.

De ce qu’il est nécessaire qu’il y ait chez un même homme des couples d‘opposés pour que cet homme puisse prendre conscience d’un seul des éléments du couple, la théorie de la sensation colorée telle qu’elle se fait dans l’œil fournit maintes preuves. Je ne veux citer que ce phénomène connu qui est que le daltonisme s’étend toujours à deux couleurs complémentaires, de sorte que celui qui ne voit pas le rouge ne voit pas non plus le vert et que celui qui ne voit pas le jaune ne voit pas non plus bleu [ou plutôt indigo]. Cette loi est également valable dans le domaine de l’esprit. Plus un homme réunira en lui de types humains avec à chaque fois leur contraire, moins la signification des faits et gestes chez autrui lui échappera, mieux il saura démêler ses véritables pensées, sentiments et désir. Il n’y a pas d’homme génial qui ne soit en même temps grand connaisseur de l’homme.

Mais ces hommes différents qu’il a en lui entretiennent eux-mêmes des rapports avec le monde, ayant des intérêts et des inclinations, l’homme de génie sera l’homme le plus puissamment relié non seulement à l’humain, mais à toutes choses, l’homme le plus sensible, au sens non pas de la sensibilité externe (où le peintre verrait mieux et le compositeur entendrait mieux), mais à celui de la sensibilité interne, de la capacité de distinction de l’esprit.

La conscience du génie est ainsi la plus éloignée qui soit du stade de l’hénotéisme [culte d'un seul dieu chez un peuple, chaque peuple pouvant avoir le sien, par opposition à monothéisme qui exprime qu'il n'y a qu'un seul Dieu], la plus claire et la plus lucide. C’est bien parce que le génie se présente déjà là, si l’on rapproche cette conclusion de cette du chapitre précédent, comme une sorte de masculinité supérieure que F NE PEUT ÊTRE GÉNIAL. De là vient également qu’il n’y a de génie QU’universelL’homme de génie est celui qui SAIT tout sans avoir rien APPRIS. Ce “tout” ne comprend bien sûr ni les noms et les dates de l’Histoire, ni les théories scientifiques. Ce n’est pas par l’étude de l’optique que l’artiste acquiert la connaissance des couleurs que prend l’eau selon que le ciel est clair ou troublé et ce n’est pas en “anthropologue” qu’il connaît l’homme. L’idée qu’il y aurait des “génies” limités à un seul domaine provient, encore une fois, de ce qu’on confond le génie et le talent. Les talents sont divers, mais il n’y a qu’UN génie : le don, comme d’ailleurs le tempérament et la vision du monde d’un créateur, ne connaît pas de frontière des arts. 

On verra mieux encore plus loin combien, de ce génie, la femme ne peut qu’être dépourvue, et elle n’en a même pas conscience, sauf de la personne même vivante dans laquelle il s’incarne. L’homme, au contraire, en a en lui ce sentiment profond que Carlyle a dépeint de manière si belle dans son livre sur le culte du héros [On heroes]. Ce qui s’exprime encore une fois dans le culte du héros chez l’homme, c’est que le génie est attaché à la masculinité, qu’il est une masculinité idéale, une masculinité supérieure (*). La femme n’a pas de conscience par elle-même et emprunte la sienne à l’homme : or le génie est le comble de la conscience.

Otto Weininger, Sexe & Caractère, II, ch. 4. (tr. fr. D. Renaud, l'Âge d'homme, 1975)

* : Le don (non le talent) et le sexe lui-même sont les deux seules choses chez l'être humain qui ne soient pas héréditaires, mais qui semblent apparaître chez lui en quelque sorte spontanément. Cela seul suffirait à laisser penser qu'il y a un lien entre le génie, ou l'absence de génie, d'une part, et le caractère masculin ou féminin d'un individu.

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