Faut-il brûler Jules Ferry (1832-1893) ou au contraire le vénérer ? Ce père fondateur de la Troisième république, le maître d’œuvre de l’instruction publique, l’initiateur des libertés publiques qui nous font vivre ensemble était aussi un colonisateur acharné. Haï de son vivant – il fut victime de deux attentats perpétrés le premier par un boulangiste et le second par un clemenciste -, pourfendu par Clemenceau, son rival et son ennemi juré, il a pourtant donné son nom à des milliers de bâtiments et d’espaces publics. En 2014, il incarne toujours l’école de la république, « obligatoire, gratuite et laïque ». Quant à son passif colonial, il est minoré au point que beaucoup l’ont oublié. Et pourtant il a doté la France du deuxième empire colonial européen, si l’on met à part l’expansion russe en Asie.
Ce court essai de Mona Ozouf, « Jules Ferry. La liberté et la tradition » (Gallimard) remet les pendules à l’heure. Avec un rare bonheur d’écriture (surtout dans la gent historienne), une concision qui souligne l’essentiel sans pour autant négliger les points d’érudition, l’historienne campe un Jules Ferry surprenant, critiquable forcément mais salutaire aussi. Jules Ferry n’est pas un homme de rupture, de table rase. Il veut refondre une France qui vient du « fond des âges » et Mona Ozouf d’ajouter : « …homme des attaches et des liens, chez qui règne la conviction d’appartenir à plus ancien que soi. Impossible, et du reste peu souhaitable, de trancher la touffe des racines du passé… »
Il est aussi un « hexagonal » pour lequel la nation prime sur tout. Il tient les disparités régionales, linguistiques, culturelles pour de véritables freins. Homme des Vosges, attaché à son terroir, grand marcheur, familier avec les gens du peuple, ce bourgeois nourrit donc une contradiction majeure qui se lit parfaitement dans son œuvre scolaire. D’une France largement paysanne, mosaïque de traditions, d’habitudes séculaires, il veut passer à une « patrie morale ». D’où l’importance qu’il accorde à l’éducation morale et critique. C’est à cette aune qu’aujourd’hui il faut apprécier son œuvre scolaire et non s’en tenir à une stigmatisation facile et sotte.
Sur les menées coloniales de Jules Ferry, on sent Mona Ozouf moins à l’aise au point de conduire une analyse un peu spécieuse. Il n’aurait pas été un colonialiste, mais un colonisateur, pour le bien des « races inférieures » affirmait-il. Car ce sont les mots employés et qui d’ailleurs, à l’époque, ne choquent personne. Rejoignant Rudyard Kipling, Ferry prend à charge le « fardeau de l’homme blanc ». Il couvre d’une onction morale des entreprises qui obéissent à l’esprit de conquête et de lucre. Pour le faire tomber, Clemenceau se sert de l’affaire de Lang Son (1885), le Dien Bien Phu de l’époque mais réparable celui-là. A la Chambre, il ridiculisera la « naïve suffisance » de Ferry : « Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. »
Au final, écarté de l’exécutif, Ferry échoue à donner à cette république « vagissante » des institutions solides. Probablement son plus grand échec. Mais, pour nous, il reste des pans entiers de son œuvre à prendre en compte. Bref, un « grand ancêtre ».
Jean Heurtin
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