C’est un paradoxe apparent de l’histoire de voir comment un nationalisme précis (et particulièrement puissant) se déclare non seulement “prophétique” mais aussi universel, tout en se matérialisant dans de nombreux actes d’expansion ou d’interventionnisme. (Anders Stephenson) *
L’éminent juriste allemand Carl Schmitt a caractérisé l’idéologie de l’expansionnisme et de l’impérialisme américains comme une théologie politique, à la fois totalitaire, dogmatique et proclamée universaliste, et qui s’ingénie — avec le zèle et la ferveur d’un Torquemada — à rendre équivalents intérêt particulier international des États-Unis et intérêt du genre humain.
Hans Morgenthau (1904-1980) remarque que l’universalisme est une idéologie qui répond aux besoins de l’impérialisme et de l’expansionnisme. L’expansionnisme est sans cesse en opposition avec l’ordre international dominant et le statu quo existant. L’expansionnisme tend à prouver que le statu quo qu’il cherche à vaincre mérite d’être vaincu et que la légitimité morale qui, dans l’esprit de beaucoup, est attachée aux choses telles qu’elles sont, sera finalement obligée de céder face à un principe de plus grande moralité faisant appel à une nouvelle distribution de pouvoir (1).
« Dans la mesure où les idéologies typiques de l’impérialisme usent de concepts de droit, elles ne peuvent aisément faire référence de manière correcte au droit international positif, c’est-à-dire au droit international tel qu’il existe aujourd’hui. Dans le domaine du droit, c’est la doctrine du droit naturel, c’est-à-dire du droit comme il devrait être [et non pas tel qu'il est, ndt], qui répond aux besoins idéologiques de l’impérialisme… Lorsque la politique impérialiste expansionniste n’est pas dirigée contre un statu quo particulier résultant d’une guerre perdue mais fait fond sur un vacuum de puissance s'offrant à la conquête, l'arsenal idéologique moralisateur, faisant de la conquête un devoir inévitable, prend le relais d'une loi naturelle juste invoquée contre une loi positive injuste » (2).
La doctrine de la “Destinée manifeste”
L’objectif principal de l’idéologie impérialiste est d'identifier aspirations politiques d’une nation précise, d’une part, et lois morales qui gouvernent l’univers, d’autre part ; nous avons là une idéologie spécifiquement anglo-saxonne pour habiller les aspirations particulières et les actions impérialistes d’un objectif moral, qui correspondrait aux lois de l’univers. Cette idéologie a d’abord été typiquement britannique, mais elle a été perfectionnée et parachevée par les États-Unis.
« Le fait que savoir que les nations soient soumises à la loi morale est une chose, mais prétendre savoir avec assurance ce qui est bon et mauvais dans les relations entre les nations, est d’un autre ressort. Il y a un monde de différence entre la croyance que toutes les nations sont sous le couvert du jugement de Dieu, impénétrable au genre humain, et la conviction blasphématrice que Dieu est toujours de son côté et que ce que cette puissance alliée à Dieu veut pour elle-même ne peut pas connaître l’échec, parce que cette volonté est aussi celle de Dieu » (3).
L’exemple d’école d’un tel blasphème se retrouve dans l’assertion du Président McKinley [ci-contre] qui affirmait que l’annexion des Philippines (et la série de massacres de civils qui s’ensuivit) était un signe de la Providence divine. Cette conquête et ces massacres avaient été entrepris après que le président ait reçu un signe de la Providence. L’Amiral Dewey revendiquait le fait que la conquête des Philippines était un gage d’approbation divine. « Il me faut dire que la main de Dieu y prenait part » (4).
Les arguments avancés pour justifier la conquête des Philippines étaient centrés sur des thèmes religieux. « Ces thèmes s’exprimaient par les mots Devoir et Destinée. Selon le premier terme, refuser l’annexion des Philippines aurait signifié manquer de remplir une obligation solennelle. Selon le second terme, l’annexion des Philippines en particulier et l’expansion en général étaient inévitables et irrésistibles » (5). Ainsi entendu, l’expansionnisme impérial américain était une « Destinée manifeste » sous le signe de la Providence.
Une doctrine calviniste
La doctrine calviniste devint de facto une arme idéologique pour la guerre d’agression et l’expansionnisme. « Les victoires rapides gagnées par les forces américaines ont renforcé les positions psychologiques des impérialistes. L’impression de commettre un acte répréhensible ne se renforce que si l’action contestable est suivie de revers. Inversement, la mauvaise conscience diminue ipso facto si le projet est exécuté avec brio. L’échec s’interprète comme une punition de la Providence ; mais la réussite, telle que la décrit le schéma calviniste, est considéré comme le signe extérieur d’un état de grâce intérieur… »
« Le devoir, disait le Président McKinley, détermine la destinée ». Tandis que le devoir signifie que nous avons une obligation morale, la destinée signifie que nous allons certainement remplir cette obligation, que la capacité à le faire nous est inhérente. « Notre histoire a toujours été une histoire ininterrompue d’expansion ; notre pays était toujours parvenu autrefois à s’étendre, ainsi il était certain qu’il réussirait de la même façon dans le futur. La force d’expansion est un héritage national et "racial", une profonde et irréductible nécessité intérieure... La Providence a été si indulgente envers nous, en nous procurant une telle abondance de succès, que nous nous rendrions coupables si nous n’acceptions pas les responsabilités qu'elle nous exhorte à assumer » (6).
L’impérialisme américain a développé une puissante théologie de l’élection. L’idée américaine d’élection historique ou providentielle, inhérente à la Doctrine de la Destinée Manifeste, fusionne Dieu et la géopolitique en un tout parfaitement instrumentalisable et apporte ainsi “légitimité” à la conquête et à l’expansionnisme.
Un charabia moraliste et religieux
Le charabia moral et religieux de la Doctrine de la Destinée Manifeste, si typiquement américain dans son profond primitivisme, est aisé à écarter tant il n’est qu’un bric-à-brac idéologique. Et pourtant, nonobstant sa nature de bric-à-brac, cet abominable bricolage est devenu l’assise de la théologie politique et de la politique étrangère américaines [s'accordant avec la vision américanocentrée du monde transmise par l'éducation au citoyen américain]. L’expansionnisme impérialiste se voyait élevé au rang d’obligation positive, de devoir. Plus l’expansionnisme était impitoyable, plus on le justifiait par une approbation divine. La volonté des impérialistes américains était d’égaler la volonté de Dieu. L’impérialisme devint « une vertu dérivée de l’appel de Dieu ». Rester en deçà équivalait à « rejeter la direction divine ». Le Sénateur Albert J. Beveridge déclara un jour que « Dieu n’a pas passé son temps pour rien durant un millier d’années à préparer les peuples anglophones pour qu’ils ne se livrent à rien d’autre qu’à une vaine et ridicule contemplation et à une auto-admiration. Non ! Il a fait de nous les maîtres-organisateurs du monde pour établir des systèmes ordonnés là où régnait le chaos. Il a fait de nous des virtuoses de la bonne gouvernance pour que nous puissions, le cas échéant, gérer la politique chez les peuples sauvages ou séniles » (7).
Pris dans la spirale du destin
Le thème de la Destinée était un corollaire du thème du Devoir. Il fut régulièrement déclaré que l’expansion était le résultat d’une “tendance cosmique”, que “c’était le destin”, que c’était “la logique inexorable des événements”, etc. La doctrine affirmant l’expansion comme inévitable était bien sûr depuis longtemps familière aux Américains ; nous savons tous ô combien la Destinée Manifeste fut invoquée au cours du XIXe siècle. Albert Weinberg souligne, toutefois, que cette expression prit un sens nouveau dans les années 90. Auparavant, Destinée signifiait, dans son sens premier, que l’expansion américaine, quand on le voulait, pouvait être contrecarrée par d’autres qui pouvaient se mettre en travers de notre chemin.
Au cours des années 90, elle en vint à signifier que « les Américains ne pouvaient pas, par leur propre volonté, refuser cette expansion », car ils étaient pris, qu’ils le veuillent ou non, dans la spirale du destin. Toute tentative de réticence se trouve réfrénée : « ce n’était pas tout à fait ce que nous voulions faire ; c’était ce que nous devions faire. Notre agressivité conquérante se voyait implicitement définie comme obligatoire, — le produit non de nos propres volontés mais de la nécessité objective (ou de la volonté de Dieu) » (8). La Destinée avait toujours une destination, cette dernière étant identifiée à l’expansionnisme géopolitique, et donc la source de l’impérialisme américain était la volonté de Dieu confiée aux élus en tant que Destinée.
La mythologie politique de la Doctrine Monroe
Kenneth M. Coleman définit le corollaire politique (et géopolitique) de la doctrine de la Destinée Manifeste, avatar de la doctrine Monroe, comme une mythologie politique : « Une mythologie politique a émergé parmi les Nord-Américains pour justifier la réalité de leur hégémonie dans les Amériques. La doctrine Monroe constitue un exemple de création d’un mythe politique qui a accompagné la création de l’empire américain. Il apparaissait nécessaire, à l’époque, de trouver un véhicule rhétorique qui suggèrerait non point une intention expansionniste mais une abnégation… Dès sa genèse, la doctrine Monroe a été un artifice rhétorique conçu pour réconcilier les valeurs proclamées de désintéressement et d'esprit de sacrifice des Américains avec leurs intentions expansionnistes réelles qui visent à réaliser leurs intérêts stratégiques et économiques majeurs. Ainsi la première caractéristique dans la définition d’une mythologie politique est son actualité… L’hégémonie, à l'instar d'un Empire, requiert la création d’une mythologie légitimante… Dans le cas d’un Empire, la mythologie doit faire raisonner les Américains comme suit : « Nous vous dominons parce qu’il est dans votre intérêt que ce soit nous qui le fassions »… Dans le cas d’une hégémonie, la mythologie doit générer la croyance que les relations existantes sont mutuellement bénéfiques aux partenaires et que ceux qui ne les perçoivent pas ainsi sont soit dans l'erreur soit malveillants… » (9).…
Le message normatif de la Doctrine Monroe
« La mythologie politique de l’hégémonie se distingue en ce qu'elle nie l’existence de la domination politique et économique. Elle rejoint néanmoins la mythologie de l’impérialisme en ce qu’elle affirme que les relations existantes sont justes, appropriées, inévitables ou encore normativement défendables ». La doctrine Monroe véhicule un message normatif selon lequel « les causes actuelles, défendues par l’Amérique, sont justes, moralement défendables, et en accord avec les principes les plus élevés d’un ordre politique supérieur à tout autre » (10) et pour lequel l’impérialisme américain sert un dessein moral plus grand : la Destinée Manifeste prédestinée par Dieu lui-même.
À suivre
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