C’est dans ce contexte mondial que la géo-économie, définie comme forme nouvelle de rivalité entre États et groupe d’États, s’impose : « Dans cette géo-économie, les capitaux investis ou drainés par l’État sont l’équivalent de la puissance de feu ; les subventions au développement des produits correspondent aux progrès de l’armement ; la pénétration des marchés avec l’aide de l’État remplace les bases et les garnisons militaires déployées à l’étranger, ainsi que “l’influence diplomatique”. Ces diverses activités (…) sont également le lot quotidien des entreprises privées qui les exercent pour des motifs purement commerciaux. Mais quand l’État intervient, lorsqu’il encourage, assiste ou dirige ces mêmes activités, ce n’est plus de l’économie “pur sucre”, mais de la géo-économie » (p. 34). Cette discipline est donc plus qu’une simple géographie économique du XXIe siècle. Elle étudie les formes économiques et commerciales prise par les logiques conflictuelles inter-étatiques et le même terme désigne les mesures prises dans le cadre du combat planétaire pour la suprématie technico-économique. On distinguera donc la géo-économie-méthode de la géo-économie-pratique ou utilisation diplomatico-stratégique de l’économie.
Géo-économie : un retour du mercantilisme ?
L’utilisation diplomatico-stratégique de l’économie à l’encontre d’États concurrents et adverses n’est pas sans rappeler le mercantilisme des XVIe et XVIIe siècles. Les politiques économiques préconisées par Jean Bodin et Antoine de Montchrétien en France, Thomas Mun et William Petty en Angleterre, ne dissociaient pas économie, diplomatie et stratégie. Pour paraphraser Clausewitz, ces auteurs considéraient le commerce comme étant la continuation de la guerre par l’introduction d’autres moyens, tout comme le nationalisme économique de l’Américain Alexander Hamilton et de l’Allemand Friedrich List au XIXe siècle. E. Luttwak s’emploie pourtant à amplifier les différences objectives existant entre la géo-économie des démocraties modernes et le mercantilisme des monarchies d’ancien régime. Les rois absolus, explique-t-il, poursuivaient des objectifs politiques — sécurité militaire, grandeur de l’État, gloire du roi — alors que les buts de la géo-économie sont économiques : drainage des capitaux, maximisation de l’emploi, et suprématie technico-industrielle. Mais ce sont-là des objectifs intermédiaires, le but final étant d’obtenir la position la plus haute dans la hiérarchie internationale du pouvoir, afin de garantir la sécurité globale de l’État. Les moyens peuvent varier mais la fin poursuivie est éminemment politique.
Assurément, la géo-économie contemporaine n’est pas un retour pur et simple au mercantilisme des Temps Modernes : le point de vue mercantiliste était celui du Prince ; la géo-économie est l’expression de toute la nation. Entre démocraties de marché, l’économie est un instrument de pouvoir plus usité que la guerre, devenue à tort ou à raison impensable ; les monarchies d’ancien régime n’hésitaient pas à passer du commerce à la guerre. La géo-économie est donc un néo-mercantilisme.
Pour une géopolitique appuyée par des images satellitales
Les rapports entre signifiants-signifiés précisés, la connexité de ces champs disciplinaires n’en est pas moins frappante et c’est par des échanges entre les uns et les autres que la géopolitique se renouvelle. On sait cette discipline traditionnellement centrée sur les rapports interétatiques — le Monde est appréhendé comme collection d’États souverains —, sur les grandes masses — l’échelle planétaire est indûment privilégiée —, et attachée à une définition en termes diplomatico-stratégiques de la puissance. La géo-économie met par contre en évidence la diversité des acteurs du système-Monde et le renouvellement des bases de la puissance. Pour sa part, la géographie privilégie une approche fine, multi-scalaire et systémique des réalités terrestres naturelles (topographie, géologie, climatologie, hydrographie, biogéographie) et artificielles (les établissements humains), qui fait défaut à une géopolitique parfois trop classique, olympienne et génératrice de vastes synthèses souvent hâtives. La géostratégie a pour elle une approche rigoureuse des données spatiales fondée sur le recours aux techniques de pointe — télédétection et analyse des images satellitaires notamment — indispensable à la maîtrise cognitive des territoires.
On remarquera à ce propos la rareté des atlas géopolitiques-géostratégiques comportant des images satellitales. C’est en se mettant à l’école de ces disciplines voisines que la géopolitique reformulera ses problématiques, ses thématiques, ses concepts et ses méthodes.
Louis Sorel, Vouloir n°137-141, 1997.
Bibliographie complémentaire :
- Jean-Paul CHARNAY, Stratégie générative : De l’anthropologie à la géopolitique, PUF, 1992.
- Marie-Françoise DURAND, Jacques LÉVY, Denis RETAILLÉ, Le monde : Espace et systèmes, Fondation nationale des sciences politiques-Dalloz, 1992.
- Michel FOUCHER, Fronts et frontières : Un tour du monde géopolitique, Fayard, 1988.
Notes :
1. La révolution balistico-nucléaire, c’est à dire la possibilité de projeter une violence hyperbolique à des vitesses hypersoniques, a en effet contracté l’espace-temps stratégique. Bien vite, on s’est cependant aperçu que l’on ne pouvait réduire la stratégie au calcul des trajectoires balistiques. La dissuasion nucléaire n’étant crédible que pour les conflits existentiels — seule une menace absolue peut justifier l’emploi d’une arme absolue — son champ de validité se limite à la défense du territoire et des intérêts vitaux des puissances nucléaires. Énoncée par les concepteurs de la stratégie nucléaire française (Lucien Poirier et Pierre-Marie Gallois notamment), cette thèse que les États-Unis ont longtemps réfutée — ils prétendaient couvrir l’Europe occidentale de leur parapluie nucléaire — est aujourd’hui démontrée. Dans un conflit de haute intensité comme l’a été la guerre du Golfe en 1991, les États-Unis ont exclu l’emploi de l’arme nucléaire. Hors des sanctuaires donc, la servitude millénaire du nombre et les impératifs géographiques demeurent.
Sur la thèse de la géopolitique complice, via K. Haushofer, de l’hitlérisme, on se reportera à la préface de Jean Klein ainsi qu’à l’introduction de Hans-Adolf Jacobsen in : Karl Haushofer, De la géopolitique, Fayard, 1986. Voir aussi Michel Korinman, Quand l’Allemagne pensait le monde, Fayard, 1990. N’en déplaise à Claude Ralfestin (Géopolitique et Histoire, Payot 1995), cette thèse est aujourd’hui réfutée.
2. La définition donnée par Pascal Lorot est extraite de son Histoire de la géopolitique, Economica, 1995, p.71 . La terminologie qui suit est empruntée à Michel Foucher, Fronts et frontières, Fayard, 1988, p. 438-442.
3. Cf. Yves Lacoste, « Chorématique et géopolitique », in : Hérodote n°69-70, 2° et 3° trimestre 1993, ainsi que le n°76 de cette même revue (1er trimestre 1995), intégralement consacré à cette question.
4. Cf. Paul Claval, Géopolitique et géostratégie, Nathan, 1994, p. 3-4.
5. Cf. le préambule d’Yves Lacoste au Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993.
6. Cf. Stratégique n°2/1991, FEDN.
7. Cf. Paul Claval, Géopolitique et géostratégie, op. cit., p. 5-6.
8. Cf. André Vigarié, La mer et la géostratégie des nations, Economica / Institut de stratégie comparée, 1995, p. 7.
9. Philippe Moreau Delarges, Introduction à la géopolitique, Points/Seuil, 1994, p. 155.
10. J. Lévy résume ces thèses dans « Vers un village planétaire », in « Les nouveaux nouveaux mondes », Sciences Humaines hors-série n°1, février 1993.
11. Cf. P. Moreau Defarges, Introduction à la géopolitique, op. cit., p. 178.
12. Edward N. Luttwak, Le rêve américain en danger, Odile Jacob, 1995.
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