Quant à la géopolitique, elle raisonne en termes de zone d’influence, la zone d’influence étant « un moyen d’assurer à la métropole des ressources et des débouchés commerciaux, un certain poids dans les décisions concernant un ensemble régional, un rayonnement idéologique et culturel ». Intervenant sur le même thème dans un numéro ultérieur, P. Claval est parvenu aux conclusions qui suivent. La géostratégie traite de la dimension spatiale des rapports de force militaires et de la logique des armes. Schématisé par le regard du stratège, l’espace considéré devient alors théâtre d’opérations. Privilégiant distances et cheminements, le stratège ne retient de son hétérogénéité que les aspects favorisant ou gênant mouvements logistiques et manœuvres militaires : topographie, climat, répartition des populations, état des voies de communication.
Le champ d’étude est donc plus étroit que celui de la géopolitique, celle-ci prenant en compte l’ensemble des facteurs différenciant un espace donné pour peu qu’ils influent, en temps de paix comme en temps de guerre, sur les motivations (rêves, fantasmes et calculs) des acteurs. La géopolitique englobe la géostratégie qui, elle, fait le joint avec la géographie militaire, celle-ci prenant en charge les facteurs géographiques s’exerçant à l’échelon tactique (7). Une définition de la géostratégie comme savoir orienté vers l’agir militaire semble donc faire l’unanimité ; elle se retrouve sous la plume de Michel Foucher et celle de Jean-Paul Charnay.
Certains stratégistes, et non des moindres, se refusent pourtant à distinguer géostratégie et stratégie. C’est le cas de Lucien Poirier — « l’espace est l’une des catégories usuelles de la pensée stratégique, laquelle s’inscrit dans la dimension “géo”. Dire géostratégie est tautologique » — ou encore d’André Vigarié : « (la) géostratégie est l’ensemble des comportements de défense aux plus vastes dimensions et avec la plus grande variété des moyens d’action ». Conformément à une évolution amorcée avec la guerre froide, la stratégie s’évade ici du champ de bataille et intègre des moyens non-militaires. Il s’agit donc d’une stratégie dite “totale” (André Beaufre) ou “intégrale” (L. Poirier), élargie à l’ensemble de la planète, mondialisation oblige (8). Le débat, on le voit, n’est pas clos ; du moins a-t-il permis de préciser les choses.
Géopolitique et géo-économie
Les années qui ont suivi la fin du conflit Est-Ouest ont vu émerger la géo-économie ainsi définie par P. Moreau Defarges : « Cette démarche — comme son nom l’indique — examine les interactions entre l’homo economicus et l’espace : poids des facteurs spatiaux dans les productions, les échanges humains ; utilisation de l’espace par l’homme pour le déploiement de ses activités économiques» (9). À s’en tenir à cette définition, on pourrait voir en la géo-économie un néologisme pédant pour désigner la géographie économique d’antan. L’analyse qu’en fait P. Moreau Defarges montre qu’il n’en est rien. La vogue de la géo-économie s’explique, selon lui, par la conjonction de trois facteurs.
• Premier facteur : la mondialisation. Réseaux et flux dessinent une géographie économique fluide et évolutive.
• Second facteur : la fin du conflit Est-Ouest. L’affrontement entre les États-Unis et l’URSS subordonnait les questions économiques, notamment les différends commerciaux entre les trois pôles de la Triade (États-Unis, Union Européenne, Japon), aux logiques idéologiques, géopolitiques et stratégiques. Le naufrage du communisme a changé la donne. Dans un monde unifié par l’économie et la technique, le capitalisme est redevenu conquérant et le partage de la planète en trois mondes — monde libre, monde communiste et tiers-monde — est aujourd’hui caduc. Deux milliards d’hommes ont ainsi intégré ces dernières années les circuits économiques et financiers internationaux et les questions économiques et commerciales occupent une place croissante dans la politique extérieure des États. L’Administration Clinton par exemple pratique une véritable diplomatie de marché.
• Troisième facteur : le poids des acteurs économiques du système-Monde, qu’il s’agisse de firmes transnationales, de holdings financiers, de sociétés de commerce, ou encore de fonds de pension et autres opérateurs des marchés financiers. Il est aujourd’hui avéré que les avis et les sautes d’humeur d’environ deux cents gérants des plus importants fonds d’investissement, anglo-saxons et japonais pour la plupart, exercent une influence majeure sur les politiques économiques des États. Aussi les analystes des banques de marché qui donnent le ton aux mouvements de capitaux — le Crédit Suisse, First Boston, Goldman-Sachs, Lehman Brothers, Merril Lynch, Morgan Stanley, Salomon Brothers — sont-ils accueillis dans les pays demandeurs de capitaux comme ne le sont pas toujours les ambassadeurs de grandes puissances. Les États ne sont plus les seuls maîtres du jeu mondial.
La géo-économie cherche à déchiffrer cet espace économique mondial complexe, agité et chaotique, un espace dont le “fonctionnement” ne saurait être expliqué à partir de la seule répartition d’éléments massifs comme les bassins miniers, énergétiques et industriels. Appréhendée sous cet angle, la géo-économie est en quelque sorte la géographie économique du XXIe siècle.
La géo-économie se substituera-t-elle à la géopolitique ? Kenichi Ohmae et les “régions-États”
À partir du fait indéniable que géographie économique et géographie politique ont partie liée, d’aucuns en déduisent que la géo-économie est appelée à se substituer à la géopolitique. C’est la thèse des géographes de Science Po — M.F. Durand, J. Lévy, O. Retaillé — selon lesquels “l’économie-monde” planétaire serait le support d’une “société-monde” naissante au sein de laquelle “l’administration des choses” finirait par l’emporter sur “le gouvernement des hommes” pour reprendre les termes mêmes de Saint-Simon (10). Autre adepte de l’économisme, le Japonais Kenichi Ohmae. Dans un article publié au printemps 1993 dans Foreign Affairs, il explique que les États nationaux céderont à terme la place à des “régions-États”. Celles-ci ne seraient pas de nouvelles entités politiques souveraines mais des “zones économiques naturelles” dont les limites seraient tracées “par la main adroite et invisible du marché” (11). P. Moreau Defarges a montré le caractère réducteur de ces thèses. Émancipées de la tutelle des États nationaux, ces “zones économiques naturelles” devraient bien faire face aux besoins collectifs de leurs populations et donc se doteraient des structures politiques adéquates.
Si on ne peut par ailleurs nier l’agilité et le dynamisme des petites entités qui inspirent K. Ohmae, comme Singapour et Hong-Kong entre autres exemples, ces plaques-tournantes du capitalisme mondial n’en sont pas moins incomplètes. La puissance est un tout et activer des réseaux ne peut éternellement suffire à pallier à la faiblesse diplomatique et stratégique. Leur vulnérabilité n’est pas sans rappeler celle des Cités-États d’antan — Gênes, Venise, Anvers — finalement subjuguées par les États territoriaux entre le XVIIe et le XIXe siècles. Méditons la proche intégration de Hong-Kong, le 1er juillet 1997, à la Chine populaire. Bref, la géo-économie, comme tout phénomène humain, finit par rencontrer le politique ; enjeux et pratiques géo-économiques sont une des dimensions de la géopolitique.
Les dangers du turbocapitalisme selon Edward Luttwak
La lecture du récent ouvrage d’Edward Luttwak, Le rêve américain en danger, permet de compléter la définition de la géo-économie donnée par P. Moreau Defarges (12). L’auteur nomme “turbocapitalisme” cette économie de marché globale et conquérante qui nous submerge. Généré par l’ultralibéralisme des années 80, l’informatisation et la rationalisation du secteur tertiaire, et la mondialisation — « l’unification des étangs, des lacs et des mers que forment les économies locales, provinciales, régionales et nationales en un seul et même océan économique global » —, le turbocapitalisme se révèle destructeur. Décrivant la réalité sociologique des États-Unis, E. Luttwak montre combien il ravage familles, villages et villes. L’insécurité matérielle et morale, et la destruction de toute socialité qui en découle menace la stabilité politique des démocraties de marché.
Aux États-Unis, les succès d’un Pat Buchanan lors des primaires de 1996 en témoignent et de ce côté-ci de l’Atlantique, E. Luttwak envisage l’arrivée au pouvoir d’« un parti fasciste modernisé qui proposerait la sécurité matérielle aux masses de travailleurs du tertiaire et aux fonctionnaires menacés par la recherche de l’efficacité maximale et par le chômage » (p. XV-XVI). Pour employer un langage politique plus adéquat, l’avenir appartiendrait au national-populisme.
À suivre
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