Cicéron dénonce Catilina ou Cicéron au Sénat accuse Catilina de conjuration, une fresque de Cesare Maccari, composée vers 1880. De Cicéron, on retient surtout I'art oratoire. À deux millénaires d'intervalle, ses harangues restent un modèle d'éloquence. Le penseur politique ne jouit pas d'une telle réputation, peut-être parce qu'il répugnait aux cités idéales.
Si l’Education nationale faisait son travail, elle mettrait au programme des lycées les classiques de la pensée politique, au même titre que les grands auteurs du patrimoine littéraire. L'homme deviendrait alors un animal politique. Ego Non, qui tient la chaine YouTube du même nom, nous offre plus qu'une session de rattrapage - une introduction à l'art de (se) gouverner.
L’attrait qu'exerce la philosophie antique ne s'est jamais démenti. Pourtant, quand on songe de nos jours aux origines de la philosophie, un penseur comme Cicéron est loin d’être le plus populaire, à coté des Grecs Platon, Aristote et Épicure ou des Romains Sénèque, Lucrèce et Marc Aurèle. Ceux qui ont étudié le latin l’école se souviennent principalement de Cicéron comme un auteur assez fastidieux sur lequel ils s'appliquaient à de nombreux exercices de version. En règle générale, on a souvent tendance à voir en lui un grand orateur, certes, un maitre de la langue latine, mais un philosophe sans grande originalité ni intérêt.
Une telle opinion aurait sans doute surpris nos ancêtres qui, jusqu’à Montesquieu, David Hume et Edmund Burke, voyaient en Cicéron un modele de sagesse pratique, d'humanisme et de finesse d'esprit. En fait, c'est au XIXé siècle, suite aux travaux de grands savants ou historiens allemands, comme Theodor Mommsen ou Wilhelm Drumann par exemple, que la réception de Cicéron changea. Obsédés qu'ils étaient par les Grecs, les Allemands dénièrent peu à peu toute profondeur à Cicéron, en qui ils ne voyaient plus qu'un pâle copieur de ces derniers - au mieux un passeur de culture. Hegel, dans son Histoire de la philosophie, le range même au simple grade de « vulgarisateur ».
S'il y a du vrai dans ce jugement, il n'en demeure pas moins grandement injuste. Sa philosophie est en effet bien moins spéculative que celle des Grecs, mais par sa manière même de penser, Cicéron nous rappelle que l'étude de la philosophie ne doit pas conduire à négliger la vie publique, qu'il n'y a aucun mérite à se retrancher de la vie sociale au nom dune prétendue recherche désintéressée de la Vérité. Toute réflexion relative au Bien moral doit comporter un enseignement pratique visant à améliorer sa conduite dans la société. Et c'est à cet égard que Cicéron est pour nous un éveilleur, un mentor nous mettant sur la voie du Bonus vir et honestus civis, la voie de I'homme bon et du citoyen honnête.
Le grand nombre et le petit nombre
Pour s'en convaincre, qu'on lise ce qui nous est parvenu de son ouvrage sur la République, le De Republica, un dialogue qui, s'il rappelle I’œuvre majeure de Platon par son titre, en est pourtant fort éloigné en ceci que c'est bien la république romaine elle-même qui fut l’objet de réflexion de Cicéron, et non une cité idéale. En effet, ce n'est pas dans les institutions théoriques de la république platonicienne qu'il faut chercher notre inspiration, mais dans celles de la république romaine du début du IIe siècle avant notre ère, c'est-à-dire à l’époque de Caton l'Ancien et de Scipion. Ce qui caractérise alors la République, note Cicéron, c'est son équilibre parfait et nuancé, un équilibre juste et ordonné des formes monarchique, aristocratique et démocratique de l’État.
Chacun connait en effet la classification traditionnelle des différents régimes politiques qui sépare théoriquement monarchie, aristocratie et démocratie, et Cicéron les passe successivement en revue dans son ouvrage afin de déterminer lequel de ces régimes est le plus conforme à l'idéal de la res publica, de la chose publique, qui est aussi la res populi, la défense du peuple et du bien commun. Toutefois, si chacun de ces trois régimes peut se défendre intellectuellement, en tant qu'archétype pur, il n'en demeure pas moins que chacun d'entre eux recèle des défauts. Même sous un roi très juste et sage comme Cyrus de Perse, il ne semble pas que son gouvernement puisse être réellement appelé « République », la chose du peuple, étant donné que nul autre que le roi n'a, dans la société, de mots à dire dans la confection des lois et dans les décisions a prendre. De plus, si l'on peut parfois avoir la chance d’être gouverné par un Cyrus, on doit bien souvent endurer le règne des pires despotes qui anéantissent bien vite tout idéal de République au profit de leur tyrannie personnelle. Mais il en va de même des deux autres régimes : quand l’élite est maitresse absolue du pouvoir, la masse du peuple n'a pas son mot à dire, et quand c'est le peuple qui mène les affaires de la cité, « même s'il fait preuve de justice et de modération, dit-il, l’égalité qui règne est inique parce qu'elle supprime toute échelle de dignités ».
Toute constitution est perpétuellement sur une pente dangereuse, voisine d’un abus, et, en conséquence, d’une révolution. Si l’on prend la démocratie, par exemple, son avantage sur les deux autres formes est l’insistance qu'elle place sur la liberté. La liberté n'est si grande que dans une nation démocratique et c'est en effet un attrait puissant de ce régime. Mais la licence sans frein doit tôt ou tard condamner tout régime démocratique qui dit Cicéron, n'arrive plus à établir la concorde entre ses citoyens en imposant un même but à tous, car chacun y va de sa licence privée. Nous sommes donc partagés entre l’insuffisance du pouvoir d'un seul et l’irréflexion de la multitude qui ne peut gouverner à long terme.
Ainsi, les trois formes de constitution dont il est question ici pêchent par les vicissitudes inhérentes à leur forme, mais sont attractives aussi par certaines dimensions qui font leur spécificité : la royauté nous attire par l’unité de commandement qui réside au sommet de l’État, l’élite par sa sagesse supérieure et par la reconnaissance du principe hiérarchique, et la démocratie par la liberté. Toutefois, remarque Cicéron, il existe une quatrième forme de gouvernement qui mériterait, elle, plus d'approbation, c'est le régime qui résulte de la combinaison et du mélange des trois régimes précédents. La meilleure constitution pour un peuple, dit-il, est celle qui est composée de ces trois formes simples (royauté, aristocratie et démocratie), tempérées les unes par les autres et formant dans leur réunion un juste équilibre qui maintient dans l’État assez de majesté, d'intelligence et de liberté. Il n’y a de stabilité que dans l’harmonie des diverses forces naturelles que présente une nation. Hors de cette condition parfaite, les sociétés sont soumises à des vicissitudes fatalement déterminées, qui les font passer de la licence à la tyrannie, et de la tyrannie à la licence, et dont il est presque impossible d’arrêter le cours.
Mais même pour l’esprit le plus élevé de Rome, toutes ces considérations ont le grand défaut d’être purement abstraites, de laisser la pensée se perdre dans une région idéale qui n'a en définitive que peu de liens avec la vie pratique. Cicéron se hâte donc de faire redescendre la philosophie sur terre, en cherchant parmi les sociétés humaines un modele qui puisse se rapporter à ses préceptes, qui en contrôle la justesse et qui lui fournisse cette expérience indispensable aux bons raisonnements sur la politique. Ce modèle, c'est Rome, bien naturellement. Le livre II du De Republica s'inscrit donc dans une analyse historique de la ville de Rome depuis ses origines, et c'est principalement ce qui fit la grande originalité de cet ouvrage dans l'Antiquité à coté des philosophes grecs. « J’atteindrai plus aisément le but que j'ai en vue en vous montrant notre république à sa naissance, dans sa croissance, son âge adulte et enfin sa pleine vigueur, que si comme Socrate dans Platon, je forgeais un État idéal. »
Le pays réel ou la cité idéale
Ainsi Cicéron retrace-t-il le développement de Rome depuis ses origines avec Romulus pour montrer comment la ville s'est progressivement et organiquement développée de façon mixte. L’instauration de la République offre donc un nouvel équilibre des pouvoirs qui remplace le régime à dominante monarchique : les trois dimensions royale, aristocratique et populaire du pouvoir sont donc conservées à travers les consuls, le Sénat et les tribuns de la plèbe.
Si le De Republica est certes incomplet, et s'il peut même être assez frustrant de le lire dans un état si fragmentaire, il n'en offre pas moins une orientation générale très stimulante sur la conduite à adopter et, surtout, sur le bon sens dont il faut faire preuve. Cette insistance sur le caractère mixte du pouvoir nous rappelle que les théories politiques, pour ne pas se transformer en nuisances idéologique, doivent prendre en compte le réel et accepter d'intégrer des nuances. Si nous critiquons aujourd'hui, par exemple, l'excès de l’individualisme libéral et sa fausse conception de la liberté (qui n'est en vérité que la licence absolue des mœurs faisant fi de toute réflexion sur le bien commun), il ne s'agit pas pour autant de nier l’attrait réel et juste que la liberté exerce sur nous. Il faut faire attention à ne pas devenir notre propre caricature, et Cicéron est un bon mentor en ce domaine. L’opposition aux principes libéraux et égalitaires ne doit pas nous pousser à soutenir le despotisme pour autant. Nous ne vivons évidemment plus sous la République romaine et nous avons connu depuis de nombreux autres développements historiques et sociaux, mais il n'empêche que cet ancien modèle politique et social peut se révéler, à travers la description qu'en fait Cicéron, une source d'inspiration.
Pour aller plus loin : Cicéron, De la République - Des lois, Flammarion, coll. GF.
Par Ego Non éléments N°198 Octobre -novembre 2022
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