[Ci-dessus : Arthur Koestler photographié par Fred Stein, 1937]
• DI : Monsieur Steuckers, vous voilà embarqué dans une tournée de conférences sur la vie et l’œuvre d’Arthur Koestler, un auteur quasi oublié aujourd’hui, peu (re)lu et dont les livres ne sont plus tous réédités. Pourquoi insistez-vous sur cet auteur, quand commence la seconde décennie du XXIe siècle ?
RS : D’abord parce que j’arrive à l’âge des rétrospectives. Non pas pour me faire plaisir, même si cela ne me déplait pas. Mais parce que de nombreuses personnes, plus jeunes que moi, me posent des questions sur mon itinéraire pour le replacer dans l’histoire générale des mouvements non conformistes de la seconde moitié du XXe siècle et, à mon corps défendant, dans l’histoire, plus limitée dans le temps et l’espace, de la “nouvelle droite”. Commençons par l’aspect rétrospectif : j’ai toujours aimé me souvenir, un peu à la façon de Chateaubriand, de ce moment précis de ma tendre adolescence, quelques jours après que l’on m’ait exhorté à lire des livres “plus sérieux” que les ouvrages généralement destinés à la jeunesse, comme Ivanhoé de Walter Scott ou L’Île au trésor de Stevenson, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Jules Vernes, ou à l’enfance, comme la Comtesse de Ségur (dont mon préféré était et reste Un bon petit diable) et la série du “Club des Cinq” d’Enid Blyton (que je dévorais à l’école primaire, fasciné que j’étais par les innombrables aventures passées derrière des portes dérobées ou des murs lambrisés à panneaux amovibles, dans de mystérieux souterrains ou autres passages secrets). Rien que cette liste de livres lus par un gamin, il y a 40, 45 ans, évoque une époque révolue… Mais revenons à ce “moment” précis qui est un petit délice de mes reminiscences : j’avais accepté l’exhortation des adultes et, de toutes les façons, la littérature enfantine et celle de la pré-adolescence ne me satisfaisaient plus.
Koestler m’accompagne maintenant depuis plus de 40 ans
Mais que faire ? Sur le chemin de l’école, tout à la fin de la Chaussée de Charleroi, à 30 mètres du grand carrefour animé de “Ma Campagne”, il y avait un marchand de journaux qui avait eu la bonne idée de joindre une belle annexe à son modeste commerce et de créer une “centrale du Livre de Poche”. Il y avait, en face et à droite de son comptoir, un mur, qui me paraissait alors incroyablement haut, où s’alignaient tous les volumes de la collection. Je ne savais pas quoi choisir. J’ai demandé un catalogue et, muni de celui-ci, je suis allé trouver le Frère Marcel (Aelbrechts), vieux professeur de français toujours engoncé dans son cache-poussière brunâtre mais cravaté de noir (car un professeur devait toujours porter la cravate à l’époque…), pour qu’il me pointe une dizaine de livres dans le catalogue. Il s’est exécuté avec complaisance, avec ses habituels claquements humides de langue et de maxillaires, par lesquels il ponctuait ses conseils toujours un peu désabusés : l’homme n’avait apparemment plus grande confiance en l’humanité… Dans la liste, il y avait Un testament espagnol d’Arthur Koestler. Je l’ai lu, un peu plus tard, vers l’âge de 15 ans. Et cet ouvrage m’a laissé une très forte impression. Koestler m’accompagne donc depuis plus de 40 ans maintenant.
Le Testament espagnol de Koestler est un chef-d’œuvre : la déréliction de l’homme, qui attend une exécution promise, les joies de lire dans cette geôle, espace exigu entre deux mondes (celui de la vie, qu’on va quitter, et celui, de l’“après”, inconnu et appréhendé), la fatalité de la mort dans un environnement ibérique, acceptée par les autres détenus, dont “le Poitrinaire”… À 15 ans, une littérature aussi forte laisse des traces. Pendant deux bonnes années, Koestler, pour moi, n’a été que ce prisonnier anglo-judéo-hongrois, pris dans la tourmente de la Guerre Civile espagnole, cet homme d’une gauche apparemment militante, dont on ne discernait plus tellement les contours quand s’évanouissait les vanités face à une mort qu’il pouvait croire imminente.
En 1973, nous nous retrouvâmes en voyage scolaire, sous le plomb du soleil d’août en Grèce. Marcel nous escortait ; il avait troqué son éternel cache-poussière contre un costume léger de coton clair ; il suivait la troupe de sa démarche molle et avec la mine toujours sceptique, cette fois avec un galurin, type bobo, rivé sur son crâne dégarni. Un jour, alors que nous marchions de l’auberge universitaire, située sur un large boulevard athénien, vers une station de métro pour nous amener à l’Acropole ou à Égine, les “non-conformistes” de la bande — Frédéric Beerens, le futur gynécologue Leyssens, Yves Debay, futur directeur des revues militaires Raids et L’Assaut et votre serviteur — tinrent un conciliabule en dévalant allègrement une rue en pente : outre les livres, où nous trouvions en abondance notre miel, quelle lecture régulière adopter pour consolider notre vision dissidente, qui, bien sûr, n’épousait pas les formes vulgaires et permissives de dissidence en cette ère qui suivait immédiatement Mai 68 ? Nous connaissions tous le mensuel Europe-Magazine, alors dirigé par Émile Lecerf. La littérature belge de langue française doit quelques belles œuvres à Lecerf : inconstestablement, son essai sur Montherlant, rédigé dans sa plus tendre jeunesse, mérite le détour et montre quelle a été la réception de l’auteur des Olympiques, surtout chez les jeunes gens, jusqu’aux années de guerre. Plus tard, quand le malheur l’a frappé et que son fils lui a été enlevé par la Camarde, il nous a laissé un témoignage poignant avec Pour un fils mort à vingt ans. Lié d’amitié à Louis Pauwels, Lecerf était devenu le premier correspondant belge de la revue Nouvelle école. Beerens avait repéré une publicité pour cette revue d’Alain de Benoist qui n’avait alors que 30 ans et cherchait à promouvoir sa création. En dépit de l’œuvre littéraire passée d’Émile Lecerf, que nous ne connaissions pas à l’époque, le style journalistique du directeur d’Europe-Magazine nous déplaisait profondément : nous lui trouvions des accents populaciers et lui reprochions trop d’allusions graveleuses. Nous avions soif d’autre chose et peut-être que cette revue Nouvelle école, aux thèmes plus alléchants, allait-elle nous satisfaire ?
Koestler et la “nouvelle droite” : le lien ? La critique du réductionnisme !
Le conciliabule ambulant d’Athènes a donc décidé de mon sort : depuis cette journée torride d’août 1973 à Athènes, je suis mu par un tropisme qui me tourne immanquablement vers Nouvelle école, même 20 ans après avoir rompu avec son fondateur. Dès notre retour à Bruxelles, nous nous sommes mis en chasse pour récupérer autant de numéros possible, nous abonner… Beerens et moi, après notre quête qui nous avait menés aux bureaux du magazine, rue Deckens à Etterbeek, nous nous sommes retrouvés un soir à une séance du NEM-Club de Lecerf, structure destinée à servir de point de ralliement pour les lecteurs du mensuel : nouvelle déception… Mais, dans Nouvelle école puis dans les premiers numéros d’Éléments, reçus en novembre 1973, un thème se profilait : celui d’une critique serrée du “réductionnisme”. C’est là que Koestler m’est réapparu. Il n’avait pas été que cet homme de gauche romantique, parti en Espagne pendant la guerre civile pour soutenir le camp anti-franquiste, il avait aussi été un précurseur de la critique des idéologies dominantes. Il leur reprochait de “réduire” les mille et un possibles de l’homme à l’économie (et à la politique) avec le marxisme ou au sexe (hyper-problématisé) avec le freudisme, après avoir été un militant communiste exemplaire et un vulgarisateur des thèses de Sigmund Freud.
À mes débuts dans ce qui allait, cinq ans plus tard, devenir la mouvance “néo-droitiste”, le thème majeur était en quelque sorte la résistance aux diverses facettes du réductionnisme. Nouvelle école et Éléments évoquaient cette déviance de la pensée qui entraînait l’humanité occidentale vers l’assèchement et l’impuissance, comme d’ailleurs — mais nous ne le saurions que plus tard — les groupes Planète de Louis Pauwels l’avaient aussi évoquée, notamment avec l’appui d’un compatriote, toujours méconnu aujourd’hui ou seulement décrié sur le ton de l’hystérie comme “politiquement incorrect”, Raymond de Becker. En entrant directement en contact avec les représentants à Bruxelles de Nouvelle école et du “Groupement de Recherches et d’Études sur la Civilisation Européenne” (GRECE) — soit Claude Vanderperren à Auderghem en juin 1974, qui était le nouveau correspondant de Nouvelle école, Dulière à Forest en juillet 1974 qui distribuait les brochures du GRECE, puis Georges Hupin, qui en animait l’antenne à Uccle en septembre 1974 — nous nous sommes aperçus effectivement que la critique du réductionnisme était à l’ordre du jour : thème majeur de l’Université d’été du GRECE, dont revenait Georges Hupin ; thème tout aussi essentiel de deux “Congrès Internationaux pour la Défense de la Culture”, tenus, le premier, à Turin en janvier 1973, le deuxième à Nice (sous les auspices de Jacques Médecin), en septembre 1974. Ces Congrès avaient été conçus et initiés, puis abandonnés, par Arthur Koestler et Ignazio Silone, dès les débuts de la Guerre Froide, pour faire pièce aux associations dites de “défense des droits de l’homme”, que Koestler, Orwell et Silone percevaient comme noyautées par les communistes. Une seconde équipe les avaient réanimés pour faire face à l’offensive freudo-marxiste de l’ère 68. C’était essentiellement le professeur Pierre Debray-Ritzen qui, au cours de ces deux congrès de 1973 et 1974, dénoncera le réductionnisme freudien. Alain de Benoist, Louis Rougier, Jean Mabire et Dominique Venner y ont participé.
À suivre
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