À l’occasion du centième anniversaire de sa naissance et du vingtième anniversaire de sa mort, (re)découvrir la pensée pérenne de Paul Sérant s’avère d’une importance cruciale. Critiquant la modernité avec un regard vif et profond, il louait la tradition spirituelle et ethnoculturelle des peuples. Son œuvre, à la fois cohérente et disparate, est plus que jamais d’actualité.
Homme de l’Ancienne France tournée vers la vieille Europe, Paul Sérant était – sans que l’expression ne soit ici galvaudée – un honnête homme. D’une discrétion et d’une honnêteté intellectuelle irréprochable. Physiquement, il ressemblait au poète Leconte de Lisle et à l’acteur trop oublié, Fernand Ledoux, humble à l’excès, mais bien décidé à défendre ses idées avec une belle intransigeance, jamais confondue chez lui avec l’intolérance.
Paul Sérant s’est passionné pour la spiritualité, l’histoire des idées, les événements politiques du XXe siècle et le régionalisme, autant de jalons qui rythment sa vie et son oeuvre. Sa vision du monde traditionaliste, jamais passéiste, fait de lui un contempteur de la modernité, mais un contempteur moderne, si l’on peut dire. Raison pour laquelle son oeuvre demeure intemporelle.
Le mage Gurdjieff
Né à Paris le 19 mars 1922 dans une famille de neuf enfants, Paul Salleron – qui adoptera plus tard le pseudonyme de Sérant – est le frère cadet du penseur catholique traditionaliste et économiste corporatiste Louis Salleron (1905-1989). Étudiant en droit à la Faculté catholique de Paris, il lit avec enthousiasme Bernanos et Montherlant. Tenté par l’Action française, il devient finalement pacifiste et quelque peu anarchiste avant-guerre. Durant l’Occupation, réfractaire au STO, membre d’un réseau de Résistance, il fréquente aussi clandestinement le centre de jeunesse de Brunoy, rencontrant alors Robert Brasillach qui le complimente pour ses poèmes. Un souvenir qui le marquera à vie.
Après la guerre, il part travailler à la BBC, à Londres, laissant derrière lui l’épuration, qui dégoûte ce jeune résistant. De retour en France, marié à Micheline, vivant à Compiègne où ils tiennent un magasin d’art, il fréquente assidument – bien que catholique – les cercles du mage géorgien Gurdjieff. L’ésotérisme le fascine aussi bien comme discipline spirituelle qu’intellectuelle. Il publie alors son premier roman – qui est aussi un récit – Le Meurtre rituel (1950). Ce meurtre, c’est en quelque sorte la mort du père spirituel. En effet, Sérant, sans nier ce que lui a apporté Gurdjieff dans sa quête mystique – la magie dite « opérative » pour accéder à l’invisible dans le monde visible –, se rend compte qu’il s’est fourvoyé dans une secte contre-initiatique. Celle-ci lui apparaît toute à la fois délirante et effrayante avec un gourou complètement mégalomane, nonobstant ses enseignements vantant la guerre contre le « Moi » intérieur. Sérant consigne ses impressions avec une grande honnêteté et un certain humour tout de même !
Biographe de Guénon
Autre figure incontournable dans l’itinéraire de Paul Sérant, mais dont il se réclamera durant tout sa vie : celle de René Guénon (1953) dont il publie la première biographie intellectuelle. Il étudie la pensée traditionnelle, constate « la crise du monde moderne » et pourfend « le règne de la quantité ». Deux ans plus tard, il écrit un livre à la fois très imprégné d’ésotérisme guénonien, mais sans jamais succomber pour autant à un guénonisme de stricte observance : Au seuil de l’ésotérisme, précédé d’un texte de Raymond Abellio, L’Esprit moderne et la Tradition (1953). Au fond, Sérant tente une synthèse très personnelle de la Tradition qui se veut universelle. Exercice périlleux, intéressant et parfois un peu déconcertant comme tout exercice subjectif qui prétend à l’objectivité.
La même année, Paul Sérant publie un roman fort réussi et attachant, Les inciviques (1955), retraçant l’histoire de quelques anciens miliciens à la Libération, qui tirent le bilan de leur engagement collaborationniste et entrevoient différentes voies s’offrant à eux.
Où va la droite ?
C’est à la même époque, que le jeune écrivain, loin de tourner le dos à l’actualité politique et géopolitique, rédige des articles pour la revue Le XXe siècle fédéraliste, dans le sillage de Thierry Maulnier, Bertrand de Jouvenel, Robert Aron, Gabriel Marcel et de quelques autres théoriciens. Il s’inscrit dans la lignée des non-conformistes des années 50 qui se déclarent « européens », aux antipodes des européistes d’aujourd’hui. Il poursuivra sa carrière comme journaliste également à Carrefour, La Fédération, La Parisienne, Accent grave, La Nation française, Défense de l’Occident, Le Spectacle du monde et bien plus tard Enquête sur l’histoire, revue dirigée alors par Dominique Venner.
Parallèlement, Paul Sérant passe au crible d’une critique traditionaliste et anticonformiste la gauche progressiste en publiant Gardez-vous à gauche (1956). Il récidive un an plus tard, mais cette fois-ci à l’encontre de la droite réactionnaire dans Où va la droite? (1957), ouvrage préfacé par Marcel Aymé.
À la première qui compte en son sein de nombreux intellectuels en vogue (Sartre, Merleau-Ponty etc), il reproche « l’étrange déviation, qui [lui] faisait accepter et défendre le nationalisme, le totalitarisme et le racisme lorsque ceux-ci s’exerçaient au profit du monde communiste ou des pays afro-asiatiques ».
À la seconde, il adresse une critique du nationalisme, du colonialisme et du libéralisme – positions historiquement de gauche – au nom de sa philosophie traditionaliste : « En ce qui concerne la droite française, affirme-t-il, il ne s’agit d’ailleurs pas pour elle de rompre une fidélité, mais, au contraire, de retrouver celle qu’elle avait abandonnée ». C’est dans ces années que Pol Vandromme souligne opportunément les qualités de Sérant dans son fameux ouvrage, La droite buissonnière (1960) : « Parmi les jeunes écrivains qui portent les promesses de la droite, celui que je mets le plus haut, c’est Paul Sérant. »
Le romantisme fasciste à la lumière de la Tradition
Vient ensuite un ouvrage de première importance qui fera date dans les milieux non-conformistes de l’époque comme dans les milieux universitaires un peu plus tard, Le Romantisme fasciste (1960). Il s’agit d’une critique la plus objective possible des œuvres de plusieurs plumes de la Collaboration : Abel Bonnard, Robert Brasillach, Louis-Ferdinand Céline, Alphonse de Châteaubriant, Pierre Drieu la Rochelle et Lucien Rebatet. Ni dénigrement systématique, ni approbation absolue, ce livre étudie les limites du « fascisme littéraire » au regard de la Tradition et de l’enracinement, faisant alors échos à ses travaux antérieurs et à la suite de ses publications : « À l’uniformisation du monde au nom de critères quantitatifs, et aux prix de la destruction de toutes les valeurs aristocratiques, il nous faut opposer l’universalisme transcendant, celui qui respectera les diversités légitimes, seul antidote possible à une tyrannie universelle. » Contre le totalitarisme, pour la cause des peuples sublimée par une spiritualité transcendante et universelle !
La même année, dans une veine ethno-régionaliste, Paul Sérant déclenche la polémique avec son livre La France des minorités. (1960). Il est attaqué par les jacobins de gauche et de droite – histoire de se faire toujours des amis, ce que ne dédaignait pas cet esprit indépendant qui a pris l’habitude de déranger tous les conformismes et idées reçues. Suivent dans une perspective voisine, Le Réveil ethnique des provinces de France (1966), La Bretagne et la France (1971), Le Mont-Saint Michel ou l’archange pour tous temps (1974) – dans une approche métaphysique et symboliste – et L’Aventure spirituelles des Normands (1981). « Au nom de quoi, décrète Sérant, devrions-nous choisir entre nos cultures régionales de l’Hexagone et la culture française ? Il s’agit en fait d’une même cause. Si l’on décrète que le breton, le basque ou l’occitan doivent disparaître au nom de l’unité nationale, on n’aura pas d’arguments à opposer demain à ceux qui diront que le français doit disparaître au nom de l’unité continentale ou mondiale.1 »
Inimitié avec Louis Pauwels
Toujours attentif aux problèmes de son temps qui sont autant de « signes des temps » du monde moderne, Paul Sérant répond à son ex-ami gurdjieffien comme lui, Louis Pauwels, sur Les gens heureux et qui ont bien raison de l’être (1971) par sa Lettre à Louis Pauwels sur les gens inquiets et qui ont bien raison de l’être (1972). En effet, Sérant s’élève contre l’optimisme techno-économique, découlant d’une croissance infinie, célébré par le journaliste du Figaro. Sans aigreur, toujours nuancé et honnête avec lui-même comme avec ses lecteurs, il ne manque pas de faire état des bienfaits d’un certain progrès matériel, mais il demeure lucide et sans concession sur les méfaits de l’individualisme sans bornes, du consumérisme de masse et de la réification du système des objets qui réduisent l’homme à sa fonction techno-économique, simple rouage d’une modernité déshumanisante.
« Mon gauchisme à moi2 »
En ce début des années 70, Paul Sérant se retrouve dans un certain état de précarité matérielle. Il gagne mal sa vie comme journaliste au quotidien L’Aurore. Il est brouillé définitivement avec Pauwels, qui devient un ponte de la presse de la droite bourgeoise et peut être considéré comme l’anti-Sérant. Ce dernier est marginalisé et persona non grata dans les rédactions parisiennes. Il faut dire que son humilité et son intransigeance intellectuelle ne contribuent pas à sa notoriété et à une meilleure intégration sociale. Cela ne l’empêche pas, tout de même, de publier un petit essai de mémorialiste, à la fois tonique, attachant et plein de talent, Des choses à dire (1973). Il parvient à donner une conclusion sur son équation personnelle du point de vue spirituel et ethnoculturel : « J’entendais un jour le philosophe catholique Marcel de Corte dire dans une conférence qu’on ne peut être vraiment chrétien si l’on n’est pas d’abord païen. Il s’en expliquait : le vrai paganisme, au sens originel du terme, n’est pas une position polémique contre la croyance, il est la relation intime de l’être humain au sol et à son mystère. Il importe aujourd’hui que nous retrouvions tous ce paganisme-là. J’ai vu, ces dernières années, des régionalistes de toutes tendances confessionnelles ou politiques. Quand ils sont sérieux, ils sont païens, même si ce mot ne leur convient pas. Païens parce que reliés à une terre. C’est ce qui me paraît le plus important ». Nul doute que Paul Sérant devait penser à son ami – notre ami – Jean Mabire (et quelques autres) à qui il était lié.
Avec Simone Weil
Trois autres remarquables livres suivent : Les dissidents d’Action Française parmi lesquels figurent Georges Valois, Louis Dimier, Jacques Maritain, Georges Bernanos, Robert Brasillach, Thierry Maulnier et Claude Roy (1978), Les Grands Déchirements des catholiques français (1989) et Les enfants de Jacques Cartier (1991).
Isolé – comme il l’a toujours un peu été –, il meurt le 2 octobre 2002 dans sa maison d’Avranches, en Normandie, en ayant eu la satisfaction de voir publier quelques semaines auparavant son très honnête et éclectique Dictionnaire des écrivains sous l’Occupation.
S’il y avait quelque chose à retenir de la liberté d’esprit et de l’engagement polyphonique du parcours de Paul Sérant, ce serait certainement sa collaboration après-guerre à la revue L’Arche (mensuel du judaïsme français), puis quelques décennies plus tard au mensuel de la droite radicale Le Choc du mois (1993) qui dut cesser sa parution en raison de l’application de la loi stalinienne Gayssot. Ainsi Paul Sérant avait-il fait, avec quelques années de distance, le lien avec celle qu’il admirait tant et peut-être le plus : Simone Weil.
© Photo : En 1972, lors de la remise du prix Sévigné pour sa Lettre à Louis Pauwels. Sur les gens inquiets et qui ont bien le droit de l’être.
1. « Si je ne vois pas aucune contradiction entre la défense des cultures régionales et celle de la culture française, je n’en vois pas davantage entre des langues régionales de France […] je n’en vois pas davantage entre la défense du véritable esprit européen et celle de la francophonie à travers le monde » (Politica Hermetica, n° 2, 1988, L’Âge d’Homme).
2. Des choses à dire, La Table Ronde,1973, p. 63.
Le Libre Journal du lundi 28 novembre 2022 (de 19h 40 à 21 h), dirigé par Arnaud Guyot-Jeannin, portera sur le thème suivant : « Paul Sérant, un homme de Tradition face au monde moderne ». Invités : Olivier Dard (Professeur d’Histoire à la Sorbonne, essayiste, préfacier de deux ouvrages de Paul Sérant, Les dissidents de l’Action Française et Le romantisme fasciste parus en 2016 et 2017 aux éditions Pierre-Guillaume de Roux), Xavier Eman (Directeur de la revue Liv’arbitres dont le nouveau numéro est consacré à Paul Sérant) et Olivier François (Collaborateur de la revue Éléments).
https://www.revue-elements.com/paul-serant-un-traditionaliste-dissident-pour-notre-temps/
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