Le paganisme est-il une vieillerie ? Est-il ce qui est venu avant les vraies religions ? Celles qui excitent les hommes les unes contre les autres. Ou le paganisme est-il de tous les temps, une façon de voir le monde et une façon de faire, loin des exclusives, loin des intolérances ? Une vision des choses qui a pris un visage particulier en Europe. Une vision de la vie et du monde qui a encore des choses à nous apprendre. Retour sur le premier hors-série de la rédaction d’« Éléments » : « Sagesses païennes ».
Vous avez dit paganisme ? Si les « ismes » sont souvent réducteurs, c’est particulièrement le cas pour le paganisme. C’est pourquoi le hors-série d’Éléments parle de « sagesses paiennes ». Sagesses au pluriel car il en existe autant que de formes du paganisme. Mais s’il y a bien des formes de paganisme, par quoi celui-ci se caractérise-t-il ? Doit-on en rester à un pur nominalisme dans lequel on dira « Ceci est un paganisme » sans dire en quoi cela est du paganisme ? Quadrature du cercle que de nommer les choses sans les définir (et limite du nominalisme). Peut-on pour autant définir le paganisme par son étymologie ? Paganus : paysan, homme des campagnes, disait-on au VIe siècle de notre ère. Le paganisme serait ainsi la somme de toutes les religions qui honorent la terre. Belle moisson. Mais sans doute trop hétéroclite.
Le paganisme ou plutôt l’esprit païen se définit autrement. Le critère pour l’identifier est la non-séparabilité des hommes et des dieux. Ainsi, un certain nombre d’idées fausses peuvent se dissiper. Notamment celle-ci : le paganisme n’est pas obligatoirement le polythéisme. Il l’est certes souvent, mais il peut être aussi un monothéisme qui ne sépare pas le monde des hommes, le monde de la cité (le politique donc) et le monde des dieux. Le monde des dieux n’est pas un autre monde, mais il est ce qui donne de la profondeur au monde des hommes, il est ce qui donne du sens à la vie des hommes (les hommes inventent les dieux car ils ont besoin de créer du sens, contrairement aux animaux). Il est ce qui permet d’apprivoiser le tragique. Il est ce qui chante la beauté du monde, beauté parfois cruelle, mais la seule qui soit à notre portée.
Veiller sur la flamme du divin
C’est cela le paganisme : la non-séparation entre les dieux et les hommes, l’union de ceux-ci dans un même imaginaire, la continuité du monde, de l’âme et de la matière (la chair du monde), de la terre jusqu’au ciel. Un monde « de faunes, de satyres et de nymphes » (des divinités de la nature, tour à tour bienfaisantes et inquiétantes), déplorait Chateaubriand, qui pensait que l’attitude païenne devant le monde avait enlevé à la nature son silence et son mystère. Mais non ! Quoi de plus mystérieux que ces faunes et ces nymphes, expression même du mystère des forêts et des bruissements de la vie. L’esprit païen n’est nullement l’ennemi du silence et de l’intériorité. Mais il refuse le morbide. Il ne réduit pas l’intériorité à l’individualité, ni l’individuation à l’individualisme (chacun seul devant Dieu). L’intériorité est aussi partage : partage avec les siens d’un regard sur le monde (koinonia), partage du sensible avec l’ensemble du vivant.
Culte de la vie du paganisme ? Oui, mais pas à n’importe quel prix. Amour de la vitalité du monde, amour de sa diversité, mais refus de mettre la vie de l’homme au-dessus de tout. Pas au-dessus de l’honneur en tout cas. Sens de la limite et de la mesure : quand notre tâche est accomplie, il nous faut disparaître et laisser la place à d’autres vivants. C’est précisément parce que la vie est une belle chose qu’elle ne saurait durer indéfiniment pour chacun d’entre nous, qui ne sommes qu’une parcelle du vivant. Cela nous oblige. Sagesse tragique. Humilité des hommes, mais humilité dans la fierté d’avoir fait notre travail : être ceux qui veillent sur la flamme du divin dans le monde. Berger de la flamme ou berger de l’être. Comme chacun voudra. Rien que cela, mais tout cela. Tâche d’artisan, dont nul salut n’est à attendre.
Garder la règle pour que la règle nous garde
Qui dit paganisme dit refus de toute sotériologie (doctrine du salut). Il n’y a ni salut ni peuple élu. Laissons aux monothéistes leur universalisme au mieux égalitaire et inclusif (c’est à la mode), au pire inégalitaire, voire suprémaciste (élection divine, destinée manifeste, distinction peuple élu/peuples non élus et autres calembredaines dont un des avatars est la distinction race supérieure/races inférieures, conséquence logique d’un scientisme monothéiste). Nous n’avons pas à savoir ce qui nous « sauverait » (s’il y avait lieu à cela), mais nous devons savoir ce que nous devons sauver : le sentiment d’avoir fait notre devoir. Garder la règle pour que la règle nous garde. Le souvenir de notre dignité, souvenir à laisser aux « nôtres ». Et les « nôtres » ne sont pas seulement « ceux de chez nous », mais, s’il y en a, les adversaires, à condition qu’ils aient été valeureux et loyaux. Pas d’arrière-monde (Nietzsche et Clément Rosset), pas de salut, mais pas non plus de damnation, seulement du haut et du bas. Des gens qui vivent et pensent bassement, et d’autres un peu moins. Ou du moins qui essaient. Déconnexion, donc, de la religion païenne et du bonheur.
Une religion sans dogme, mais non pas une religion sans éthique. Cette déconnexion nous laisse face à une mise à distance de la question du bonheur. Il n’est certes pas une mauvaise chose, mais il n’est pas le but. Le but, c’est l’honneur. L’homme recherche le bonheur, nous dit pourtant Aristote. Oui, mais il est le produit de notre propre activité. Il n’est pas un événement extérieur. Il relève de nous. Le bonheur, c’est aussi de faire face au malheur des événements avec dignité. Le bonheur n’est pas d’être heureux, mais si cela nous est donné de surcroît, prenons-le. Quand le plaisir revient à l’ordre du jour dans la pensée d’Aristote, « il ne s’agit pas ici du plaisir hédoniste, mais au contraire du plaisir à agir selon sa nature, à actualiser ses potentialités d’homme rationnel », écrit Karine Wurtz.
Rechercher le bonheur, oui, mais à partir de quelle idée de soi ? Si le but est l’honneur avant le bonheur, ou le bonheur de l’honneur, alors, le but, c’est le don. Et c’est le premier des dons, qui est la donation de sens. Tel est ce que nous apprend cette enquête d’Éléments sur l’esprit païen. Autant dire qu’il est autant le récapitulatif d’une histoire qu’un programme pour aujourd’hui et demain. Objectif : construire et donner à voir une vision païenne, non pas à partir de rien, mais à partir de ce qui fut. L’un des principaux contributeurs de ce hors-série, Alain de Benoist, ne le dit pas comme cela. Pas tout à fait en tout cas. Il le dit d’une manière savante, mais aussi incarnée, sensible, vécue. On ne peut pas faire grand-chose pour ceux qui ne le verraient pas. Et si tout concept est de l’intellectualisme pour certains, il est sans doute hors de portée de leur faire comprendre que l’écriture est très précisément un artisanat et pas autre chose.
Être dans le flux du vivant – et du mortel
Ce travail d’écriture nécessite du romantisme mais du romantisme maîtrisé – et c’est ce que s’efforce de faire Alain de Benoist. Dans ce domaine, il n’a d’ailleurs pas plus le choix qu’aucun autre écrivain. Rêver d’une écriture « libre » est insensé. Libre, oui, mais libre de se mettre en forme. Prenons un menuisier. Il peut créer bien des modèles de meubles, mais à condition qu’ils tiennent debout. Nous nous éloignons ici du paganisme ? Pas vraiment. Car il s’agit bel et bien avec celui-ci de donner un cadre à nos rapports avec le monde et avec le divin. Ce cadre est large mais il obéit à des règles. Celles-ci : il nous faut faire avec les autres hommes (rejet de l’egotisme, sauf en littérature !), il nous faut accepter d’être dans le flux du vivant. Il nous faut accepter d’être mortel. Il nous faut accepter de donner et de léguer du sens. Et il faut se contrefiche de la rédemption.
Le paganisme d’Alain de Benoist évoque Goethe et Jünger : l’équilibre des contraires et le regard à la fois participant et éloigné sur le monde. C’est un paganisme maîtrisé, dans la lignée des stoïciens, avec leur dualisme surmonté (deux substances, la matière et le divin, mais dans un seul corps). C’est aussi un paganisme dans la lignée du monisme matérialiste des épicuriens, à qui il manque sans doute une dimension civique (le contractualisme est le point faible de l’épicurisme).
Entre voilement et dévoilement
Le paganisme ne croit pas en un dieu unique comme étant suprême (l’Éternel). Il ne rejette pas le divin ni même un certain monothéisme non étouffant (Zeus est le père des dieux – mais aussi des hommes. Les dieux grecs ne cultivent pas l’entre-soi). « Ce qui spécifie le christianisme, et avec lui les autres religions issues de la Bible, ce n’est nullement le monothéisme [qui, à l’origine n’est qu’une monolâtrie (simple primauté d’un dieu – PLV)], mais une ontologie dualiste, en l’occurrence la distinction entre l’Être créé et l’Être incréé », explique Alain de Benoist. Distinction entre l’homme et la nature créés et un dieu incréé, distinction qui rompt la continuité entre les choses de l’esprit et les choses du corps. Distinction qui est une séparation. L’ontologie moniste, de son côté, s’intéresse à l’épaisseur qui existe entre l’être et les étants (les choses du monde). Elle refuse la transparence de l’Être qui serait son insignifiance. Elle ne se contente pas de l’immédiateté du monde, qui serait son absence de recul sur lui-même, donc son absence d’historicité, un sinistre fixisme. Elle redonne sa profondeur au jeu du monde. Profondeur = épaisseur. Intermédiation = reconnaissance des plis du monde. Le monde se voile et se dévoile. Il n’est pas toujours déjà-là. Il n’est pas toujours immédiatement là. Il nous faut savoir le guetter.
Je n’ai rien contre le strip-tease. Mais la vie n’est pas une interminable séance de strip-tease. Les choses ne se présentent pas d’emblée toutes nues. Le paganisme comme religion est ce qui se meut entre le voilement et le dévoilement, entre l’habillage et le déshabillage. À l’ontologie dualiste (créé/incréé) correspond un monothéisme intolérant qui dévalorise le monde au profit d’un arrière-monde. On peut se passer de ce monothéisme intolérant et de son ontologie dualiste. Par contre, sans ontologie moniste, pas de littérature, qui est justement ce qui se tient dans l’épaisseur des choses et des êtres. Littérature : « Aller dans l’âme des choses », disait Flaubert. « Avancer vers de nouvelles découvertes sur la route héritée », dit Kundera. Condition de la littérature : réconcilier la vie et l’esprit. On ne peut pas se passer de ce monisme. Et donc, on ne peut se passer de puiser à la source de notre filiation païenne.
© Photo : Nikolai Endegor
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