Il avait le teint brouillé des grands nerveux, les yeux bleuâtres, d'un azur profond et embrumé, voilé de quelque lointain rêve, la cornée et l'iris légèrement en saillie entre les paupières glabres, comme les yeux des bustes antiques — déjà. Les lèvres d'un gris mauve, comme des lèvres de marbre — déjà — d'un marbre jadis teinté, dont la nuance purpurine se serait effacée. Les dents mauvaises. Mais qu'importaient ces couleurs de la face et de l'émail dentaire ! La couleur est la chose éphémère, comme l'était cette nuance roussâtre du poil sur l'arcade sourcilière, sous le nez, à la pointe du menton. Et qu'importait, de même, ce corps petit et musclé, avec son torse long, ses jambes courtes ! De ces proportions sans grâce le poète s'accommodait, sachant bien que sa gloire future concentrait tout l'intérêt de son humaine apparence dans le buste, promis — déjà — à l'éternité.
Or, la tête était admirable par la forme et par les volumes, par tout ce qui ressortit à la statuaire. Il n'est pas jusqu'à cette complète calvitie qui ne parût par avance un dépouillement volontaire de toute simulation et de tout accident. « Ma clarté frontale », comme l'appelait le maître, avec ce mélange d'orgueil et de sarcasme qui, dans sa bouche, prenait le ton d'un défi, d'une raillerie adressée aux circonstances, aux bizarreries de la nature, aux défaillances d'un dieu distrait. Et la main aussi — la main qui caresse et qui tient la plume (et l'épée) — la main qui est volupté et qui est esprit (et fierté), la main était belle : petite, féminine, ciselée, impérieuse, ayant cette force de dédain que le plus hautain visage ne peut exprimer et que, seule, une belle main reflète avec tranquillité. Au petit doigt, deux bagues d'or, chacune ornée d'une émeraude cabochon. J'ai lu que, sur le lit funèbre, le doigt ne portait plus que deux minces anneaux nus, sans aucune pierre précieuse. Il y a tout un symbole de grandeur et de renoncement dans cette disparition des émeraudes.
Sur le ciel noir de l'époque, la mort de Gabriele d’Annunzio a jeté, durant quelques jours, les suprêmes clartés de la fusée qui s'éteint ou du météore qui rentre dans la nuit. Astre ou bouquet d'artifice ? Là est la question. Certes, la fin d'un tel homme ne pouvait passer inaperçue. Elle devait éblouir encore, les puissances du feu étant les caractéristiques mêmes de l'âme qui prenait congé de nous. Mais je ne puis m'empêcher de noter combien fut bref ce dernier éblouissement, combien la nécrologie (en maints articles où il faut voir un signe des temps et le reflet des modes changées) fut prompte à diminuer, à “minimiser”, comme on dit dans un affreux jargon, l'importance de ce brusque départ,
Me trompé-je ? Mais il me semble que, en Italie même, c'est avec quelque précipitation que furent rendus à la haute renommée du défunt les honneurs qu'on lui devait, ou qu'on ne pouvait lui refuser. Dans quelques semaines, la “Voie triomphale” ouvrira sa vaste perspective devant le char de M. Hitler. Ses dalles toutes neuves retentiront sous les martèlements sourds de ce “pas romain” qui fait sa rentrée dans Rome après un bien long détour. Mais le char funèbre du poète n'aura pas suivi la nouvelle avenue. Sans doute parce qu'il y aurait eu antinomie à ce que les gloires du passé empruntassent les routes de l'avenir. Dans une petite église de campagne, un simple cercueil de noyer ciré a reçu l'absoute rituelle. Et la dépouille du héros fut inhumée dans la terre de cette même colline où il avait vécu retiré durant les seize ou dix-sept dernières années de sa vie.
Ainsi va le siècle, ainsi vont les destins des hommes et des États, et les cieux, un instant déchirés par le suprême éclair de la flamme que le vent a soufflée, les cieux sont redevenus ce qu'ils étaient : un amoncellement de nuages sombres.
Quel grand vide, pourtant, ce mort laisse après soi ! Ce vide, on ne le mesure pas encore. Ou bien disons, pour ceux qui pensent que la vie est un renouvellement incessant où nul vide ne se creuse qui ne soit aussitôt comblé, où ce qui s'en va est aussitôt remplacé (fût-ce par son contraire, ce qui est le cas le plus fréquent), disons pour ceux-là que la mort de Gabriele d’Annunzio constitue un grand événement, et point seulement dans l'Histoire de la Littérature universelle, mais dans l'Histoire universelle tout court, l'Histoire de l'Humanité.
C'est toute une conception du monde qui s'efface avec cette éclatante figure. Et j'entends bien que cette conception était depuis longtemps déjà dépassée, démodée, périmée (comme disent les générations nouvelles, avec ce luxe d'expressions méprisantes qu'elles ont toujours à l'égard des gens et des choses qui les ont précédées). Mais Gabriele d’Annunzio, jusqu'à ce soir du 1er mars où la mort l'a frappé à sa table de travail, était le plus illustre “survivant” d'une époque évanouie, le représentant le plus magnifique et le plus accompli d'un certain ordre de grandeur. Lui disparu, c'est tout un pan de la civilisation qui s'effondre ou, si l'on veut, c'est tout un décor qui disparaît comme dans une trappe.
Il a commencé par le culte de l'Amour et de la Beauté. Il ne s'agissait pas, dans son esprit, comprenez bien, de deux religions séparées, ayant chacune leur objet distinct, mais d'une religion unique ayant un double objet sur un seul autel. Les exigences des sens le tourmentaient, et ses aventures furent nombreuses, mais il n'eût point donné satisfaction à ses instincts s'il ne les eût associés — du moins en pensée, car l'imagination du poète supplée parfois aux réalités — à la poursuite d'une forme belle. D'autre part, la définition selon laquelle la beauté serait « une promesse de bonheur » correspond exactement à la manière de sentir qu'il eut dans sa jeunesse, et sa jeunesse se prolongea longtemps, comme on sait, jusque dans son vieil âge. Il ne distinguait point alors la Beauté de la Volupté. Certes, il ne ravalait pas son idole à n'être qu'un instrument du plaisir, mais il considérait l'extase amoureuse, les paradis physiques, comme un accroissement de la Beauté, laquelle ne pouvait, selon lui, atteindre son point de perfection et, si je puis dire, culminer que dans le délire sensuel.
Mais ici encore, gardez-vous d'une équivoque ! N'allez pas confondre cette chasse ardente avec la morne dépravation. Dès l'instant que l'amour est requis, ou que l'âme aspire à lui, le voluptueux cesse d'être enfermé dans le cercle de la débauche. Ce qu'il cherche dans les voies de la sensualité, c'est une évasion, un moyen de se surpasser soi-même, c'est une issue vers le sublime. La Beauté, aux yeux de Gabriele d’Annunzio, fut donc toujours une sorte de prêtresse qui a pour sacerdoce l'initiation aux mystères, et le plus grand mystère de la vie, peut-être son unique but, pense le poète à cette époque, c'est l'Amour.
De plus, comme cet artiste du verbe était en même temps très érudit en matière d'art, toutes les tentatives que les peintres, les sculpteurs, les orfèvres, les émailleurs, les tailleurs d'ivoire et autres servants de la Beauté avaient faites en tous les siècles et tous les pays pour saisir et fixer quelque aspect particulier, éphémère de l'éternelle idole, il les connaissait. Aux figures évoquées par sa propre imagination, laquelle ne cessait d'inventer des formes et des symboles, s'ajoutait un peuple de souvenirs. Il était environné d'images rêvées, mais aussi d'une multitude d'images rencontrées par lui dans tous les musées d'Europe. Entre les créatures de son esprit et les visages des portraits, des statues, des médailles, s'établissaient de perpétuels échanges. Il se créait, entre les deux plans, tout un jeu de références et d'allusions. Le danger eût été qu'une mémoire si fidèle n'étouffât, sous ses apports constants, le jaillissement spontané de l'imagination créatrice. Mais la Poésie, chez Gabriele d’Annunzio, n'avait rien à craindre de Mnémosyne. Combien de fois la Muse annunziesque n'a-t-elle pas prouvé, en souriant, à sa redoutable compagne, qu'elle aurait pu se passer d'elle ! Une flamme extraordinaire maintenait à la température voulue le creuset où s'opérait la fusion magique.
À suivre
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire