Il suffit aujourd’hui d’ouvrir n’importe quel roman contemporain pour recevoir une leçon d’antiracisme, d’écologie, de féminisme, de vivre-ensemble, d'anticolonialisme… Ces parangons de vertu sclérosent la littérature et occultent l’essence même du roman : l’exploration. Une série de Sylvie Paillat, docteur en philosophie, auteur de la « Métaphysique du rire » (L’Harmattan, 2014).
À la vitesse médiatique, en collaboration avec le pouvoir presque invisible des médias, la littérature se répand et se diffuse partout, dans les moindres recoins de l’existence humaine publique et privée, d’autant plus qu’elle se présente maintenant comme une littérature vertueuse, une littérature non pas morale mais une littérature donneuse de leçons morales conforme à son temps, fût-il perverti. Envahie par L’Empire du bien selon le titre d’une œuvre de Philippe Muray, la voilà lettre morte qui pèse lourd du côté de la censure, dépassant même par son côté totalitaire, ce qu’en son temps, Nietzsche appelait la moraline. Celle-ci opère de deux manières.
Quand la littérature devient surnuméraire
Soit le roman ne prend en considération que de manière manichéenne ce bien apparent, ce bien social incarné par un personnage, un migrant ou une femme de préférence. Dans L’homme surnuméraire de Patrice Jean, elle s’appelle Claire Le Chenadec. Mère remarquable, bien dans son époque mais peu sûre d’elle ; grâce à la complicité de sa meilleure amie féministe, Bérengère, elle s’émancipe de son mari Serge Le Chenadec, l’homme surnuméraire qui incarne une certaine représentation du mal aujourd’hui. Il est le contraire du bobo rurbanisé, savant mélange d’artificiel/bio. Il est l’homme sans qualité, le pauvre type ringard, sans ambition ni prestance intellectuelle et sociale. Il n’est qu’agent immobilier, amoureux de sa femme mais rejeté par elle et par ses propres enfants, Lison et Kilian. Claire reprend des études de sociologie, commande « une liste de livres sérieux et politisés sur le droit des travailleurs, la condition féminine ou la philosophie postmoderne1 », s’engage auprès des sans-papiers… Patrice Jean nous montre ainsi avec subtilité et ironie un modèle contemporain de vertu stéréotypée et idéologique, celui de la femme angélique qui ne saurait être monstrueuse, ni dominatrice, ni séductrice, ni calculatrice, ni sans esprit, sans l’esprit kitsch de son temps.
On peut à cet égard se demander si la représentation du personnage de la libertine Mme de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, femme dominatrice, perverse et séductrice, ne serait pas aujourd’hui jugée infâmante/infemmante et réactionnaire. Du moins s’évertuerait-on à dire qu’elle est la représentation machiste d’une société patriarcale désuète, ou bien l’on montrerait exclusivement en elle non la part machiavélique mais celle d’une femme supérieure, affranchie de l’amour et du joug masculin dont elle peut librement s’amuser, du moins croire s’avouer être l’égale. C’est ce portrait d’une femme moderne avant l’heure que du reste l’auteur a voulu nous dépeindre pour justifier un certain esprit de libertinage propre au xviiie siècle. Il le fait toutefois avec distance dans la mesure où il nous montre également que si la femme peut prétendre être l’égale de l’homme, elle l’est tout autant du côté du mal, de la perversité et du malheur. Du reste, dans ces temps actuels où les moralisateurs règnent, il est fort possible qu’on la condamne aussi pour outrage aux bonnes mœurs et l’œuvre de Choderlos de Laclos avec, car la censure opère aussi comme condamnation et interdiction pour tout romancier ou écrivain qui s’aventurerait dans les méandres psychologiques de l’humain, ni tout bon, ni tout mauvais.
Le « salaire du diable »
Soit la censure incarne la lutte contre le mal et s’érige en bien absolu. La littérature, dont le problème a toujours été, à sa manière, de comprendre et non de juger le mal – part incontournable et inhérente à l’humanité et au monde –, la littérature, « la lie des ratures de l’existence qui lit tes/les ratures de l’existence », serait de nos jours, par conformité sociale, dans l’interdiction d’explorer cette part du mal2 sous peine d’être condamnée. Édulcorée, lisse comme le sont les cheveux lissés des adolescentes version Babyliss, il s’agirait de présenter une littérature qui « ne fasse pas de vagues », de vague migratoire par exemple car il est de bon ton, ainsi que le suggère le dernier roman de Marie Darrieussecq La mer à l’envers3, de ne voir l’immigration que d’après son versant « bienveillant ». Il faut même aller jusqu’à montrer à quel point la société européenne est décadente, déconnectée du réel face à cet amour inconditionnel et survalorisé des autres cultures. Une forme nouvelle de xénophilie voit le jour, qui donne lieu à une littérature condescendante avec ce qu’on nomme désormais le post-colonialisme, quand elle ne verse pas elle-même dans une littérature indigène. Or, Philippe Muray précise que tout bon écrivain ou romancier entre justement en tension avec cette bien-pensance collective. Il n’a pas pour vocation de la relayer mais de l’interroger, voire de l’intégrer dans son roman, plutôt qu’elle ne s’inscrive en juge extérieur de ce dernier, interdisant ainsi de penser la possibilité du mal d’un côté comme de l’autre. Le titre d’un des chapitres de Désaccord parfait s’intitule d’ailleurs « Outrage aux bonnes mœurs ou comment l’esprit vient aux romans4 ». Muray y montre que « le bon écrivain apparaît encore plus rarement sympathique ou rassurant à l’homme de société. D’où les tensions, les drames, les malédictions, les censures5 ». Le roman, écrit-il plus loin, « est dangereux et d’ailleurs la plupart des romanciers en sont eux-mêmes convaincus. Il suffit de se souvenir de Kafka qui le définissait comme le “salaire du diable”6 ». Le problème n’est donc pas nouveau. Les condamnations ne manquent pas. Des Fleurs du mal de Baudelaire en passant par le procès de Flaubert en 1857 pour Madame Bovary, la littérature n’a pas d’autre vocation de montrer, jusqu’à l’indécence et l’incompréhensible, ce qui hante l’humanité depuis toujours, à savoir les multiples figures du mal qui se cachent parfois sous des figures angéliques, non moins séductrices et manipulatrices. Il en est pourtant une, littérature contemporaine, vertu des vertus, que l’on pourrait nommer petite littérature rose de la compassion, de l’émotion, dont Muray dit : « Ce ne sont pas à proprement parler des romanciers, ce sont des hybrides consolateurs7 » dont le but est de plaire et de rassurer. Lettre morte donc que cette littérature sociale, conforme et soumise à la doxa morale. Elle décrit bien ce que Milan Kundera nomme le kitsch.
L’industrie du kitsch
Le terme « kitsch » est apparu en Allemagne au milieu du xixe siècle pour désigner l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre. Chaque époque a son propre kitsch. Selon Kundera, le roman est justement né avec Cervantès et Rabelais de cette résistance contre le kitsch. Pour le premier, il s’agissait de débusquer les agélastes, scolastiques, religieux et conformistes en tout genre. Pour le second, il s’agissait entre autres choses de montrer les niaiseries chevaleresques. Qu’est-ce donc que le kitsch qui caractérise en propre la littérature comme lettre morte et qui menace, selon les termes du romancier viennois Hermann Broch, de terrasser le roman moderne ? Il est « la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion. Il nous arrache des larmes d’attendrissement sur nous-mêmes, sur les banalités que nous pensons et sentons […] Vu la nécessité impérative de plaire et de gagner ainsi l’attention du plus grand nombre, l’esthétique des mass media est inévitablement celle du kitsch ; et au fur et à mesure que les mass media embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre esthétique et notre morale quotidiennes […] Jusqu’à une époque récente, le modernisme signifiait une révolte non conformiste contre les idées reçues et le kitsch. Aujourd’hui, la modernité se confond avec l’immense vitalité médiatique, et être moderne signifie un effort effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les autres. La modernité a revêtu la robe du kitsch. » Et la littérature aussi qui au lieu de lutter contre ce kitsch épouse l’air du temps en adhérant inconditionnellement aux idéologies et mœurs du moment. La littérature comme lettre morte est donc cette littérature du présent, littérature conformiste qui se ressemble tant par les thèmes à la mode auxquels elle se soumet (écologie, féminisme, racisme…) que par son nombrilisme ou par l’absence de style et d’originalité, quand elle n’est pas rappelée à l’ordre par un discours universitaire qui se charge de la reconfigurer selon une théorisation de la littérature dite critique et/ou selon les idéologies auxquelles elle adhère parfois8. Illustrant cette standardisation du roman dont l’objectif est de divertir, Muray écrit dans un de ses chapitres intitulé « L’époque du roman9 » : « Vous n’avez pas remarqué comme presque tous les romans, de nos jours, ont tendance à se ressembler ? On les dirait sortis du même traitement de texte, conditionnés et emballés par un créateur unique, un seul écrivain fantôme au courant des roueries […] C’est cette musique d’ambiance des productions d’aujourd’hui ; un bruitage pas désagréable d’ailleurs, un enveloppement sonore sans danger, plutôt confortable, un style à dominante chic, clean, le look magazine que réclame notre époque de consensus large et massif.10 » Est-ce ainsi de l’art ou de l’industrie pourrait-on renchérir avec Alain ? Il nous rappelle en effet que la production est artisanale et/ou industrielle à chaque fois que « l’idée règle et précède l’exécution11 ». Ainsi l’œuvre peut-elle « se reproduire à mille exemplaires12 » lorsqu’elle est fabriquée mécaniquement, c’est-à-dire conçue selon une idée (rationalisation des tâches productives) ou une intention préfabriquée (cause ou idéologie à défendre). Littérature peu créatrice et surprenante, littérature attendue, littérature kitsch…, toute cette littérature prise dans l’air du temps ne peut être que lettre morte, littérature sociale, socialement utile mais dérisoire.
© Photo : Glenn Close dans Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears (1998) d’après le roman de Pierre Choderlos de Laclos.
Des lettres mortes aux lettres vivantes de la littérature (1/4)
1. P. Jean, L’homme surnuméraire, Monaco, Rue Fromentin, 2017, p. 59.
2. P. Muray écrit dans Désaccord parfait que « la fiction est le diable de la réalité », p. 43.
3. Ce roman psychologique a néanmoins le mérite d’éviter tout militantisme et tout moralisme. Il est davantage une interrogation sur le mondialisme et l’immigration, le choc des cultures, les représentations occidentales parfois naïves et idéalistes que le personnage de Rose incarne.
4. Ibid., p.46.
5. Ibid., p.50.
6. Ibid., p.53.
7. Ibid., p. 37.
8. Dans L’homme surnuméraire, Patrice Jean analyse très bien cette position de l’universitaire dans un chapitre intitulé « La littérature critique et universitaire », comme il montre parfaitement le kitch de notre époque. On y reviendra dans un prochain épisode.
9. P. Muray, ibid., p. 39.
10. Ibid., p. 39
11. Alain, Système des beaux-arts, Paris, Gallimard, 1920, chapitre VII, p. 40.
12. Ibid., p. 40.
https://www.revue-elements.com/des-lettres-mortes-aux-lettres-vivantes-de-la-litterature-2-4/
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