Poète et philosophe, Rémi Soulié poursuit son exploration des grandes figures de la mythologie grecque. Après ses « Métamorphoses d’Hermès », c’est Orphée qu’il convoque au royaume des poètes dans un essai « Les âges d’Orphée. La lyre et la voix » (La Nouvelle Librairie/Institut Iliade) qui se lit comme une descente aux enfers, suivie d’une remontée.
« Il ne va plus de soi que les dieux ont beaucoup à nous dire », écrivait Rémi Soulié dans Les métamorphoses d’Hermés (La Nouvelle librairie, 2021). C’est sans doute pourquoi il faut remettre à l’honneur la connaissance des divinités grecques. Co-naissance : un savoir bien au-delà du livresque. D’où une enquête sur une figure majeure, celle d’Orphée. Où l’on voit que Rémi Soulié pratique la grande chasse, la « chasse sauvage » chère à nos ancêtres. Où l’on voit aussi qu’il le fait avec érudition, qui n’est ici pas autre chose qu’un autre mot pour dire la rigueur. « Principe de grande vertu, Vérité, ô Souveraine, fais que jamais mon propos n’achoppe contre l’écueil du mensonge », nous dit Pindare, au Ve siècle avant notre ère. Rémi Soulié évoque et invoque, et c’est justement cela qui nous est nécessaire : dire et chanter la vérité du mythe.
La figure d’Orphée donc. Et la question de son apparition. Avant Socrate ? Homère. « Avant Homère ? Orphée », disait Mallarmé. Orphée est aux origines. Joueur de lyre et poète, c’est un personnage mythologique dont les origines semblent remonter aux temps paléomithiques. Orphée est fils de Oeagre, roi de Thrace, et de Calliope, muse de la poésie. Il est de haute race, ce qui veut dire qu’il exige beaucoup de lui-même. Le roi son père est aussi un dieu du fleuve, et donc de la source. D’où un impératif pour Orphée : la fidélité à la Thrace et à la trace. Autour d’Orphée s’assemblent, emmenés par sa lyre, les arbres et les rochers. Lyre sublimée : Orphée invente la lyre à neuf cordes, comme il y a neuf muses (l’une est sa mère), alors que la lyre traditionnelle possède sept cordes.
Orphée contre les « Femen »
Orphée est séducteur, mais il est aussi remède contre les dangers de la séduction. Il est pharmakon. Il ne veut pas que l’âme soit désarmée par l’excès de séduction. Si Orphée est un romantique, c’est aussi un classique, comme Allan Bloom. Ainsi, il préserve ses proches de la séduction des sirènes en jouant avec sa lyre et en brouillant leur chant. Étonnantes sirènes : mi-femmes mi-oiseaux chez les Grecs, mi-femmes mi-poissons dans le monde nordique. Mais les dieux grecs ne sont jamais tout puissants : Orphée finira submergé par les sirènes et leur cacophonie.
Les dieux grecs ont toujours une tâche à accomplir. Ils ne siègent pas au plafond. Orphée aurait été chargé de faire redecendre de leur montagne les ménades. Celles-ci étaient des centaurides, des femmes ivres de colère qui dévastaient les troupeaux, mettaient une pagaille d’enfer dans la vallée, et se réfugiaient ensuite dans la montagne. Des Femen avant la lettre. Ces femmes, les ménades, étaient celles que les Romains ont appelé les bacchantes (de Bacchos/Dionysos). Orphée réussit sa mission. On dit même que, emporté par son élan, il aurait fait redescendre les forêts de la montagne avec les ménades.
Mais d’autres missions attendent Orphée. Le voici qui voyage avec les argonautes, les compagnons de Jason, et ce pour ramener la Toison d’or, symbole solaire. « Consens à accomplir cet exploit, et je jure que je te céderai le sceptre et la royauté. » dit Pindare (Pythique IV, vers 165). La toison est celle d’un bélier aux cornes d’or, nommé Chrysomallos (ce qui veut dire « laine d’or »), fils de Poséidon, dieu de la mer, et de Théophane, petite-fille de Gaïa. Le fabuleux bélier, capable de chevaucher la mer, fut sacrifié en l’honneur de Zeus, après un demi-échec dans une de ses missions de sauvetage. Comme le rappelle Rémi Soulié, la Toison d’or est un symbole. Pas seulement du soleil, mais aussi de l’âme.
Avec la musique de sa lyre, Orphée fait descendre de lui-même le navire Argo à la mer, il encourage les rameurs et leur donne force. Puis il charme le serpent gardien de la Toison d’or. Un serpent géant, appelé la dragon de Colchide. Orphée l’endort avec sa lyre – à moins que ce ne soit l’exploit de Médée, une magicienne. (La vérité du mythe n’est pas toujours sa précision ou, plutôt, peut se déployer en plusieurs récits différents et tous aussi significatifs). Notons que Médée est amoureuse de Jason, ce qui peut expliquer son dévouement à la cause de la quête de la Toison d’or. Les divivités grecques ont des affects. Ni les hommes ni les femmes ne sont « déconstruits ».
Être fidèle à l’étoile
Mais Orphée est surtout connu pour ses aventures avec Eurydice, et le célèbre opéra de C-W Gluck (1762). C’est après l’épisode la Toison d’or qu’Orphée épouse Eurydice. Il en a un fils, Musée. Eurydice est une nymphe (une divinité) et son nom signifie « bonne » et « juste ». Mordue par un serpent en cherchant à échapper à Aristée, elle meurt. Orphée, inconsolable, va la chercher aux Enfers, en utilisant le charme de sa musique pour franchir les obstacles. Eurydice est libérée par Hadès, frêre de Zeus, qui règne dans les ténèbres sous la terre – ce pourquoi on le surnomme le « Maître des Enfers ». Mais la condition du retour à la vie et à la terre d’Eurydice est qu’Orphée remonte devant sa belle sans se retourner. On s’en doute : devant le silence qui s’installe lors de la remontée, Orphée, inquiet de savoir s’il est vraiment suivi par Eurydice, va se retourner. Le sort se réalise. Eurydice disparaît. Orphée est désespéré. Il finit déchiqueté par les ménades, jalouses de son amour inconsolé pour Eurydice. Descente aux enfers : catabase, et remontée : anabase. On pense à la caverne de Platon, et au mouvement procession/conversion chez Plotin, de Dieu-l’Idée au sensible, et du sensible à Dieu-l’Idée. Orphée ou du danger de se retourner. Orphée, c’est la confrontation avec le féminin, ici représenté par les ménades, mais c’est aussi le féminin en soi, comme l’a bien vu Dominique Fernandez. Orphée hermaphrodite, animus et anima en même temps. Retour à l’unité originelle, avant la séparation des sexes. Nostalgie de l’Un. « Retournement de la feuille héliotrope vers son soleil » (Pierre Boutang). Pour le dire autrement, la leçon d’Orphée, c’est qu’il faut voyager. Mais sans cesser d’être fidèle à l’étoile. C’est aussi la leçon de Rémi Soulié.
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