Pour ceux qui aujourd'hui encore ne verraient en André Malraux (1901-1976) que l'agent littéraire le plus talentueux de la IIIe Internationale, les éditions Gallimard ont eu l'heureuse idée de publier dans la collection “Folio” [en 2007] le texte longtemps inexploité de l'enfant chéri des lettres françaises, Les Noyers de l'Altenburg (1948). Généreuse intention s'il en est, qui présente l'extrême intérêt pour les passionnés de l'auteur de L'espoir (1937) d'éclairer d'un jour nouveau le passage radical et trop longuement resté confiné dans les ténèbres de sa biographie, de son militantisme communiste à son action de protecteur des Arts gaulliste, évolution frappée du sceau impitoyable de la Seconde Guerre mondiale, dont le tourbillon déprédateur aura au moins eu l'effet salutaire de révéler Malraux à lui-même.
De fait, Les Noyers de l'Altenburg constituent, plus qu'une étape, un tournant dans l'œuvre de l'écrivain. Écrit en 1941, cet “anti-roman” — tant Malraux semble y avoir abandonné tout projet romanesque — peut à bon droit se présenter comme le bilan d'une vie avant la mue définitive vers une autre dimension, spirituelle et métaphysique. D'une structure relativement lâche, touffue, sans unité marquée, la fascination opérée par Les Noyers… ne provient pas tant du récit intrinsèque que de la métamorphose et de la mise à nu de son auteur, transfiguration nourrie, comme à l'habitude, par l'immensité des réflexions, que celles-ci soient religieuses, intellectuelles, politiques, historiques ou personnelles. De La Condition Humaine (1933) aux Anti-Mémoires (1967), il n'y avait qu'un pas. Le voici franchi par Les Noyers de l'Altenburg.
Un appel à l'homme, à la civilisation, à l'esprit
Dans sa courte introduction, Marius-François Guyard note avec raison : « La vraie leçon des Noyers, c'est la mort de toute idéologie qui refuse le mystère de l'homme et ignore les realités “charnelles”, pour parler comme Péguy ». Une référence au maître des Cahiers de la Quinzaine fort à propos, pour ce roman inauguré dans la cathédrale de Chartres, en ce 21 juin 1940 de debâcle française. Prisonnier détenu dans ce vaisseau de pierre, abattu, écrasé par la fulgurance de la défaite, le narrateur (un Alsacien derrière lequel se dissimule à peine Malraux) se détache de sa sordide condition d'humilié pour se remémorer 25 ans plus tôt l'expérience parallèle de son père et trouver de nouvelles raisons d'espérer devant le chaos existentiel provoqué par la soudaine réalité du vrombissement des colonnes blindées allemandes.
Les préoccupations essentielles de le pensée de Malraux ressurgissent au milieu de ses congénères que ne préoccupent que l'instinct de survie, plus prégnants que jamais : l'Homme, la pensée, l'action. « Je sais maintenant qu'un intellectuel n'est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne toute la vie. Ceux qui m'entourent, eux, vivent au jour le jour depuis des millénaires ». Ce père, Vincent Berger, l'éminence grise du jeune colonel Enver Pacha délégué par le Ministère des Affaires étrangères allemand à Constantinople en pleine décadence ottomane, c'est aussi Malraux. Diplômé en langues orientales, pétri de références nietzschéennes, « dans sa philosophie de l'action — l'action passait avant la philosophie — », mais converti au socialisme, sorte d'anti-Lawrence d'Arabie (*) germano-turc parti en croisade pour le mirage touranien, joué par la duplicité du IIe Reich, tout chez lui rappelle le passé communiste et militant du “premier” Malraux, engagé dans la guerre d'Espagne, propagandiste infatigable mais peu considéré de l'Internationale, pour qui son appel à l'Homme, à la civilisation, à l'esprit n'était que “verbiage petit-bourgeois”. « Il avait pris son parti d'une erreur qui avait tant engagé de lui-même ; mais avec le retour de la santé la haine venait : comme s'il eût été trompé, non par lui-même, mais par cette Asie centrale menteuse, idiote et qui se refusait à son propre destin — et par tous ceux dont il avait partagé sa foi ». Éloquent.
Le sens de la vie se trouve au-delà de la dialectique
Et puis toujours, obsessionnelle, fatale, la quête de sens, la marche vers une civilisation spirituelle autre, sacrée mais sans dogme ni rituel, transcendante. La fin de sa révolte, Malraux l'imagine puissamment par la traversée du désert du père de son héros, perdu sous la voûte des nuages caucasiens, se ruinant la santé sur les pistes qui mènent à Samarcande, mais élevant son âme vers l'infini, le divin. Antoine de Saint Exupéry, autre Perceval saharien, ne formulera pas autrement ce face-à-face dépouillé avec l'éternité dans le gigantisme des mers de sable. Cette révélation universelle, « un secret qui était bien moins celui de la mort que celui de la vie — un secret qui n'eût pas été moins poignant si l'homme eût été immortel », le mythe primordial qui confèrerait à l'homme un sens à sa vie bien supérieur au péché originel, Nietzsche s'y est brûlé les yeux, qui devint fou d'avoir percé le mystère… Descente aux Enfers magnifiquement retranscrite à laquelle a assisté Walter Berger, l'oncle de Vincent, ami du prophète de Sils-Maria et maître de céremonie des colloques de l'Altenburg, prieuré cerné de noyers où l'on disserte à l'envi sous l'égide des grands penseurs de ce monde : Nietzsche (bien sûr), Weber, Freud, George, Durckheim, mais aussi Pascal, Tacite, Mommsen, Platon. Dans les discours fumeux, gavés de la vaniteuse connaissance universitaire de penseurs par procuration n'écoutant qu'eux-mêmes, Vincent, revenu étranger dans un monde moderne qui le rebute en cette veille d'août 14, comprend, lui l'intellectuel, que le sens de la vie se trouve au-delà de la dialectique.
“Une civilisation n'est pas un ornement, mais une structure”
Si « l'homme est (toujours) ce qu'il fait » (cf. Tchen dans La Condition Humaine), André Malraux sait désormais qu'une dimension infiniment supérieure l'habite, qu'il discerne sous les traits de la civilisation, évoquée comme annonciation du Nous universel par la transcendance du Moi. « Autrement dit, sous les croyances, les mythes, et surtout sous la mutiplicité des structures mentales, peut-on isoler une donnée permanente, valable à travers les lieux, valable à travers l'histoire, sur quoi puisse se fonder la notion d'homme ? » Approche qui défère au livre de Malraux une connotation éminemment contemplative, traditionnelle et guénonienne. L'immortalité, thème qui revient avec insistance (« les millénaires n'ont pas suffi à l'homme pour apprendre à mourir », « On ne s'habitue pas à mourir »), Vincent la découvrira en juin 1915, les genoux et les mains plongés dans la terre gluante des plaines des bords de la Vistule irrémédiablement putréfiée par les gaz asphyxiants. Le progrès scientifique n'est qu'un leurre, « l'homme fondamental est un mythe, un rêve d'intellectuels », l'homme n'existe, vérité insoutenable pour le penseur, que parce qu'il est peuple de chair, non d'idée, un être pauvre, nu, sans force mais riche de sa communion magique avec la nature. Si pour l'intellectuel « la culture est une religion », le sens de la vie pour le commun des mortels réside dans sa capacité à ordonner la civilisation en harmonie avec les forces de la terre, seule part d'éternité où l'homme-shaman (un terme qui revient lancinant au fil du récit) trouve sa place dans la joie et la grandeur originelle recouvrées. « Une civilisation n'est pas un ornement, mais une structure ». Vincent sera emporté par les gaz, seuls résisteront sur le champ de mort aux vapeurs des combats, hiératiques, les noyers…
Le colonel Berger pouvait dès lors apparaître
Le roman s'achèvera sur le retour au narrateur, et ses souvenirs de chef de blindés devant la ruée de mai-juin 1940, son attente, pleine de pitié, de dénuement et d'acceptation sereine d'une mort qu'il croit certaine : « Ainsi, peut-être, Dieu regarda le premier homme ».
Roman charnière dans l'œuvre et la vie d'André Malraux, Les Noyers de l'Altenburg devait inaugurer une quadrilogie intitulée La Lutte avec l'Ange, projet inachevé, les manuscrits ayant été saisis par la Gestapo en 1943. Aux questions existentielles posées par le tout jeune Malraux de La Tentation de l'Occident (1926), ce livre répond tout en annonçant chez l'auteur la transition d'avec les 3 dates-clés de son “adolescence” : 1923, 1936 et 1940. Le colonel Berger (pseudonyme guerrier du Malraux de la brigade Alsace-Lorraine) pouvait dès lors apparaître.
◊ Les Noyers de l'Altenburg, Folio Gallimard, 1997.
Laurent Schang, Nouvelles de Synergies Européennes n°32, 1998.
* : Durant la guerre, Malraux s'était consacré à un essai, resté inachevé et donc inédit (seul le dernier chapitre fut publié en 1946), sur le parcours de Lawrence d'Arabie : Le Démon de l'absolu, inséré posthumement en 1996 dans le deuxième tome des œuvres complètes de l'auteur en Pléiade (texte présenté, établi et annoté par Maurice Larès).
• Divers articles sur AM.
• Pour prolonger :
-
Philippe Sabot, Littérature et Guerres, Sartre, Malraux, Simon, PUF, 2010, 281 p. (étude de cette œuvre)
-
Olivier Todd, André Malraux : Une vie, Folio, 2002 (entretien avec le biographe — critique et polémique)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire