Stupide XIXe siècle, s’écriait Léon Daudet. Que n’a-t-il connu l’insipide XXIe siècle ? Triste époque que celle sans pamphlétaires. C’est la nôtre pourtant. Courage, fuyons !
Notre époque a un Prix de l’humour politique et de la punchline éventée, mais elle n’a guère de pamphlétaires, sinon avec du blanc d’œuf dans les veines. C’est la même chose avec la liberté de la presse. Elle l’a inscrite dans la Constitution, mais en la soumettant à tant de restrictions qu’elle l’a vidée de sa substance. On se croirait revenu dans feu l’Union soviétique où l’on était surtout libre de se taire.
Et de dénoncer le voisin qui ne se taisait pas. Curieuse époque, qui se gargarise de son hyper-violence, d’un porno trash qui renvoie la production antérieure au rang de bluettes sentimentales, de racailles qui renouent avec une barbarie archaïque, mais recule devant la violence polémique. C’est que cette dernière est d’une autre nature, véridique et véritaire.
Résultat : la polémique n’a pas seulement mauvaise presse, elle n’a plus de presse du tout. Et les polémistes ont regagné leurs quartiers d’hiver. Il reste bien un Richard Millet ou un Marc-Édouard Nabe, mais globalement les lions sont devenus moutons. Panurge a triomphé de Rabelais. Le style gémissant et consensuel domine un peu partout. Une raison à cela : « En exigeant cette mollesse de conscience chez tout le monde, certaines gens se ménagent l’absolution de leurs traîtrises, de leurs changements de parti. » (Balzac).
Les polémistes ? Des dinosaures
Le législateur a sanctuarisé la vie privée. La diffamation potache, qui permettait au polémiste de porter l’estocade, est sévèrement poursuivie. L’attaque au faciès – l’arme fatale du pamphlétaire, qui frappe, ou frappait, au visage comme Jules César à la bataille de Pharsale en 48 avant notre ère – est proscrite. Au bal des faux-culs, on avance ainsi masqué. Les plaideurs ont pris le pouvoir. Ils règlent au tribunal les cas de censure et les litiges sémantiques. Le Code a remplacé les livres de rhétorique et l’avocat-conseil donne des leçons de grammaire juridique aux malheureux auteurs. Plus rien ne semble devoir freiner la judiciarisation de la société. Comme le notait Philippe Muray, on marche aujourd’hui au « pas de loi ». C’est bien simple, on n’a jamais autant interdit depuis qu’il est interdit d’interdire.
Le regretté Serge de Beketch, l’un des derniers Tontons flingueurs – avec François Brigneau ou A. D. G. –, à qui l’on demandait s’il croyait à un retour de la polémique, répondit un jour : « Pas tant qu’il y aura des inspecteurs Gaubert et des commissaires Gayssot. Les polémistes, comme les généraux de 1939, sont en retard d’un conflit. Ils font la guerre avec les mots, l’ennemi se bat avec le fric. Il ne joue pas aux échecs, mais au Monopoly, où il ne faut pas tuer l’adversaire, mais le ruiner. Forcément, bandes molletières contre défoliants, la lutte est inégale. À mon sens, les polémistes sont des dinosaures. Les derniers grands polémistes sont une espèce en voie de disparition. Le système n’en veut plus. »
Ce dont il veut, ce sont des bouffons de cour et autres semi-provocateurs voués à la transgression conformiste. À eux, le tapis rouge. Quoi de plus convenu que leurs provocations rituelles, avec des rires préenregistrés, histoire d’emballer leur prêt-à-penser d’un soupçon de causticité. C’est le bruit de fond de la société du spectacle. Un non qui ne dit pas son oui. « Le nouveau rebelle est très facile à identifier : c’est celui qui dit “oui” », tranchait déjà Murray. C’est en déviant qu’il s’aligne, en contestant qu’il consent, en s’opposant qu’il s’intègre.
Du col Mao au Rotary
Les derniers feux de la polémique ont brillé avec l’école (buissonnière) des « hussards », Roger Nimier et Jacques Laurent au premier chef. Plus quelques francs-tireurs. On songe au fabuleux Jean Cau brocardant Mitterrand ou à Pierre Boutang étrillant avec une violence et une érudition vertigineuses Giscard d’Estaing dans son Précis de Foutriquet (du nom que les Communards donnaient à Thiers après 1871 et la Semaine sanglante) paru en 1981. Et que dire de Dominique de Roux, mort si prématurément, qui, de son Contre Jean-Jacques Servan-Schreiber (1970) – appelé par Mauriac « Kennedillon » – à La France de Jean Yanne (1974), a livré une bataille perdue d’avance (les plus belles) à son temps.
Mention spéciale à la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (1986) de Guy Hocquenghem, « contre, tout contre la Nouvelle Droite ». Le plus extraordinaire portrait des Serge July, Lang, Kouchner, BHL, Glucksmann – la génération Mitterrand. « Votre pouvoir insolent s’est établi sous la gauche, mais il n’est ni de droite ni de gauche, il est d’un âge ; celui qui est parti de Mao, mais pour arriver au Rotary et aux Rolls ».
Jean-Edern Hallier, l’idiot de la famille
Et last but not least, Jean-Edern Hallier et son inimitable journal L’Idiot international (1989-1993). L’Idiot nous a montré ce qu’était réellement l’usage sans restriction de la liberté de la presse. En le liquidant, on a mis fin (provisoirement) à la grande histoire de la polémique. Elle est depuis retournée dans la clandestinité, que le journal de Jean-Edern n’avait d’ailleurs jamais vraiment quittée : c’était un journal clandestin qu’on achetait en kiosques tous les mercredis (quand il paraissait) à la croisée des années 1980-1990 ; improbable assemblée de pirates, de hooligans, de dandys et d’académiciens, avec Jean-Edern en chef de rédaction éborgné et génial, dont l’autorité reposait sur la prééminence de la folie et se trouvait exposée à des désertions et des mutineries incessantes. Sans parler des procès. Mais tous, au sein de la rédaction, professaient un évangile commun de violence et de style.
Des hommes en pâte de guimauve
Depuis, pas grand-chose. Il ne faut pas désespérer cependant. En plein âge d’or de la polémique, dans la seconde moitié du XIXe siècle, Rochefort se lamentait déjà : « À considérer les hommes en pâte de guimauve dont a été fabriquée la génération actuelle, à vivre au milieu de nature en jus de réglisse qui acceptent sans discussion tout ce qu’on leur impose d’intolérable, on se sent une certaine sympathie pour l’intolérance ».
Photo : Jean-Edern Hallier
Épisode précédent :
L’âge d’or de la polémique (1/5)
Royauté de la droite, misère de la gauche (2/5)
Génie des gros, férocité des secs (3/5)
Les grands lions de la chrétienté (4/5)
https://www.revue-elements.com/recherche-polemistes-desesperement-5-5/
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