Robert et Élisabeth cultivent la discrétion. Avec eux, s’éteignent les derniers feux de la gauche des Lumières. Leur seul problème, c’est qu’ils n’ont jamais vu le peuple. Ils en parlent comme s’ils étaient des fermiers généraux, mais nous ne sommes plus au XVIIIe siècle.
Ils forment un joli petit couple de retraités, Robert et Élisabeth. Lui, du Barreau et de la politique ; elle, du féminisme. Plus de cinquante ans de vie commune, trois enfants et ils s’aiment comme au premier jour, avec la même fraîcheur touchante et désuète. Le charme discret de la grande bourgeoisie, quoi ! Voilà qui nous éloigne du clinquant habituel des nouveaux riches de la gauche caviar. L’anti-bling bling en somme. Les Publicis n’aiment pas la publicité.
Homo duplex, la femme aussi
Car Élisabeth est l’héritière du groupe Publicis, fondé par son glorieux père, Marcel Bleustein-Blanchet – l’illustre Gaudissart des Trente Glorieuses, celui qui a vendu à des Français médusés par tant d’abondance la société de consommation. Elle se classe au 139e rang des plus grosses fortunes de France, selon le magazine Challenges : 850 millions d’euros, 10 % du capital de Publicis légués à ses enfants, et dont elle a longtemps présidé le conseil de surveillance avec une mâle assurance. Question de chromosomes sûrement.
Le féminisme d’Élisabeth est néanmoins à courant alternatif. Les bimbos siliconées et les maîtres-nageurs bodybuildés, sévèrement bannis de sa production intellectuelle, redeviennent subitement de précieux auxiliaires publicitaires dès lors qu’il s’agit de faire grimper les ventes de déodorants et de grosses cylindrées. Homo duplex, disait Buffon, l’homme est double. La femme aussi. Que l’homme qui est sans contradiction lui jette la première pierre !
Moïse et la Terre promise de l’État de droit
Robert et Élisabeth, c’est comme un vélo en tandem : il y en a un qui pédale et un autre qui guide. Ne pas se fier cependant aux apparences : la femme libérée ne l’est pas tant que ça. Chez les Badinter, c’est souvent la suffragette qui besogne ; et c’est le ténor du Barreau qui ramasse les lauriers. Robert a beau avoir un physique de choriste fluet et longiligne, dès qu’il prend la parole, il fait jouer sa voix de bronze comme un premier prix du Conservatoire. Le résultat est impressionnant. À vous donner la chair de poule. C’est que l’ex-garde des Sceaux et ex-président du Conseil constitutionnel est une autorité morale, héritier en filiation directe de Condorcet et de son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
Nous, malheureux que nous sommes, n’avons qu’une conscience. Celle de Robert est si grande, si évasée, si débordante qu’il en a fait son métier. Il est droit, les hommes sont tordus, il va les redresser – au nom du Bien. Les droits de l’homme sont ses tables de la Loi, dont il est le Moïse guidant l’humanité retardataire vers la Terre promise de l’État de droit. Tu condamneras la peine de mort, tu dépénaliseras l’homosexualité, tu chériras le bloc de constitutionnalité, etc. C’est beau comme un film de Cecil B. DeMille projeté dans un amphi de droit constitutionnel.
La gauche divine
C’est à travers des gens comme les Badinter que l’on mesure combien les socialistes ont perdu le peuple. Qu’est-ce qu’une caissière dans la grande distribution ou un maçon de Romorantin ont à faire de l’abolition de la peine de mort ? D’abord en ces matières, ils préconisent des solutions aussi expéditives qu’un tribunal révolutionnaire. Ensuite, ils ont d’autres soucis quotidiens que les débats oiseux qui agitent les prétoires et les dîners en ville.
Question dans la question : comment être socialiste quand on a 850 millions d’euros d’argent de poche ? Il n’y a qu’une seule réponse : transformer la gauche en un parti libéral-progressiste à l’américaine. Côte Est pour les Badinter ; côte Ouest pour les Xavier Niel.
En réalité, la gauche parisienne ne mène plus que des combats compatibles avec son train de vie doré et ses réflexes mondains : hier la peine de mort, aujourd’hui le mariage pour tous et la GPA. C’est le triomphe de la gauche divine, comme disait Jean Baudrillard : morale, avec les Badinter ; immorale avec DSK. Pour l’agenda social, mieux vaut s’adresser à Pôle emploi et à Marine Le Pen.
Prochain épisode : Laurent Fabius, le dandy contrarié (7/9)
Épisode précédent :
Brève histoire de la gauche caviar (1/9)
Bernard-Henri Lévy, le Rienologue milliardaire (2/9)
Dominique Strauss-Kahn, cherchez les femmes ! (3/9)
Jack Lang le Mirifique (4/9)
Pierre Bergé, le milliardaire rose (5/9)
https://www.revue-elements.com/les-badinter-la-gauche-anti-bling-bling-6-9/
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