Rémi Usseil, spécialiste de la littérature médiévale, auteur de romans et du site « Matière de France », a bien voulu répondre à mes questions :
Emilie Defresne :Vous avez commencé une saga de la famille de Charlemagne avec vos deux ouvrages parus aux éditions prestigieuses des Belles Lettres: Berthe au grand pied et Les enfances de Charlemagne. Pourriez-vous nous en parler ?
Rémi Usseil: Mes livres sont des réécritures de légendes médiévales et, plus précisément, de chansons de geste. Ces chansons étaient des récits épiques, qui prenaient pour sujet des personnages des temps carolingiens. Mais ces épopées ne sont pas contemporaines des faits qu’elles narrent, puisque leur existence n’est attestée qu’à partir de la fin du XIe siècle.
Au Moyen Âge, on donnait le nom de « matière de France » à l’ensemble narratif constitué par les chansons de geste, pour le distinguer des deux autres grands cycles littéraires de l’époque : la matière de Bretagne (la légende arthurienne) et la matière de Rome (les récits hérités de l’Antiquité gréco-romaine).
Au sein de la matière de France elle-même, il existe une division traditionnelle en trois « gestes », c’est-à-dire en trois principaux groupes ou cycles de chansons : la Geste du Roi (consacrée à Charlemagne, à sa famille et à ses compagnons), la Geste de Guillaume d’Orange (consacrée au lignage d’un héros dont le prototype historique fut le fondateur de Saint-Guilhem-du-Désert) et la Geste de Doon de Mayence (narrant les exploits de barons révoltés contre l’autorité royale). Les légendes dont s’inspirent mes écrits appartiennent donc à la Geste du Roi.
J’ai parlé de saga mais ne serait-il pas préférable de parler de légende, d’épopée ou de mythologie ? Vous avez écrit un article passionnant sur les chansons de geste carolingiennes dans la très belle revue, qui s’intitule justement « Mythologies » ? Parmi les commentaires laissés sous l’article qui était consacré à la parution des Enfances de Charlemagne sur MPI, beaucoup faisait une approche historique, ce qui est l’erreur à ne pas commettre. Pouvez-vous expliquer ?
Tout d’abord, je souhaiterais souligner le fait que mes écrits n’ont rien d’historique. Mes sources, les chansons de geste, sont des fictions, même s’il leur arrive parfois de s’inspirer, de manière extrêmement libre, d’évènements réels. Les héros de nos chansons se meuvent dans une époque fantôme et dans un monde qui n’a jamais existé. Ce sont des chevaliers, bien qu’ils vivent avant l’avènement de la chevalerie. Ils portent des écus armoriés, bien que leurs aventures soient antérieures à l’apparition de l’héraldique. Les auteurs de chansons de geste projetaient dans le passé les réalités de leur temps, et ces textes sont donc anachroniques en leur essence même.
Ce n’est d’ailleurs pas là ce qui arrache le plus nettement les héros de chansons de geste à la sphère de l’Histoire. Car ces preux vivent en un monde où le merveilleux existe ! Ils croisent le fer avec des démons et des géants, pourfendent des monstres et des dragons, chevauchent des coursiers enchantés, sont secourus par des fées et des magiciennes, parcourent des contrées mystérieuses qu’aucune carte ne saurait situer. L’elfe Aubéron, protecteur du héros dans la chanson d’Huon de Bordeaux, semble tout droit sorti des pages du Seigneur des Anneaux de Tolkien, avec ses cheveux d’or, son arc infaillible et ses fabuleux pouvoirs.En somme, la matière de France est la mythologie de notre pays. J’emploie ici le terme au sens propre. Il nous arrive de qualifier un peu légèrement certains personnages de « mythiques » : saint Louis ou le général De Gaulle, Elvis Presley ou Michael Jackson. Ce faisant, nous nous servons d’une figure de style, d’une manière d’hyperbole pour évoquer leur importance symbolique, leur célébrité ou leur popularité. Mais lorsque je qualifie Charlemagne ou Roland, Ogier le Danois ou les quatre fils Aymon (pour ne citer que quelques-uns de nos héros épiques les plus connus) de personnages mythiques, ce n’est pas une hyperbole, ni même un jugement de valeur. J’affirme simplement que nos récits médiévaux portant sur eux sont du même ordre, et doivent être appréciés selon les mêmes critères, que ceux de la Grèce sur Achille et Ulysse, ceux de l’Irlande sur Cú Chulainn et Finn mac Cumaill, ceux de la Germanie sur Siegfried et les Nibelungen, ou ceux des Etats-Unis sur Batman et Captain America.
Bien sûr, il exista aussi un personnage historique appelé Charlemagne, qui fut le prototype de « l’empereur à la barbe fleurie » des chansons de geste et lui fournit certains des épisodes de son histoire. Mais ce n’est pas de lui dont parlent mes livres.
Quelle était la portée des chansons de geste au Moyen-âge? Comment étaient-elles transmises et à qui ? Quel public, qui les connaissait ? Était-ce une culture élitiste ou une culture populaire ? Ou les deux ? Quel était le mode de transmission ?
Il n’y a pas au Moyen Âge de récits de fiction plus largement diffusés que les chansons de geste. Comme leur nom l’indique, elles faisaient l’objet d’une déclamation orale accompagnée de musique (généralement à la vielle), ce qui les rendait accessibles aux illettrés. On les chantait aussi bien dans la grand-salle des châteaux que sur la place des villages ou au parvis des églises. Les hommes qui les interprétaient étaient appelés « jongleurs » : il s’agissait en fait de professionnels du spectacle au répertoire assez large, lointains cousins des bardes celtiques ou des aèdes grecs, mais aussi, plus prosaïquement, de nos avaleurs de sabres et de nos clowns.
Ces épopées furent peut-être surtout destinées à la noblesse à l’origine, mais plus encore que les romans de la Table Ronde, dont le caractère aristocratique était plus marqué, elles semblent s’être largement diffusées dans le peuple, et à la fin du Moyen Âge elles étaient considérées comme une littérature plutôt populaire : les gens du beau monde, soucieux des modes, commençaient à les dédaigner. Quant aux clercs, ils ne rechignaient pas à tendre l’oreille aux récits des jongleurs : plusieurs de nos légendes épiques furent ainsi admises dans de doctes ouvrages en latin, à prétentions historiques. Les chansons de geste furent donc la culture commune de tout un chacun, un peu comme peuvent l’être Astérix ou Tintin de nos jours.
Selon vous, à quelle demande répondaient ces légendes ? Avaient-elles un rôle de propagande politique, religieuse ? Ou bien était-ce une demande, une aspiration de la société ?
Joseph Bédier a émis l’hypothèse que les premières chansons de geste sont nées le long des routes de pèlerinages, sous l’influence des sanctuaires auxquels s’arrêtaient les pèlerins : des églises et des monastères où l’on conservait le souvenir, voire les reliques, de personnages des temps carolingiens qu’il s’agissait de célébrer.
Par ailleurs, certains princes se sont intéressés à nos épopées et en ont commandées à des écrivains, sans doute en partie dans l’espoir de capter à leur profit quelque chose du prestige de leurs héros. Le duc de Bourgogne Philippe le Bon fut ainsi le dédicataire de plusieurs compilations épiques en prose, dont les manuscrits sont richement enluminés. Quant à Charles de Valois, le frère du roi Philippe IV, c’est une vie de Charlemagne en vers, composée à partir des légendes antérieures, qui lui fut dédiée.
Mais ces explications, hypothétiques et partielles, ne suffisent pas à rendre compte du phénomène mythopoétique, qui répond à une aspiration fondamentale et universelle de l’âme humaine. De tout temps, les hommes ont raconté des histoires de héros et de merveilles. De nos jours, nous avons encore de telles histoires, mais nous ne nous assemblons plus autour d’un jongleur ou d’un aède pour les écouter chanter : nous allons plutôt les voir au cinéma.
Sommes-nous dans des mythes fondateurs ? Cette mythologie peut-elle être qualifiée de mythologie chrétienne ?
Certaines de nos légendes médiévales sont, au sens strict, des mythes de fondation : des récits étiologiques, qui prétendent expliquer les origines de coutumes, d’institutions ou d’édifices, voire d’une nation entière. Le mythe des origines troyennes des Francs, auquel on crut pendant tout le Moyen Âge et que Ronsard utilise encore dans sa Franciade, est de cet ordre. Plusieurs de ces récits se rattachent à Clovis auquel ils attribuent, à l’occasion de sa conversion, des dons divins envoyés du ciel : l’écu d’azur fleurdelisé, apporté par un ange lors de la bataille de Tolbiac, et bien sûr la Sainte Ampoule remise à saint Remi par la colombe du Saint Esprit lors du baptême de Reims. D’autres légendes concernent Dagobert, qui aurait été miraculeusement guidé par un cerf jusqu’à la dépouille de saint Denis et, ayant été protégé par le saint d’un péril mortel, aurait fait bâtir en reconnaissance la fameuse abbaye, future nécropole des rois.
Quant à Charlemagne, on faisait de lui l’instaurateur de la fête du Lendit, au cours de laquelle l’abbaye de Saint-Denis exposait les reliques de la Passion qu’elle prétendait tenir de l’empereur. En effet, d’après une légende que narrent les chansons de geste et tout à fait dépourvue de fondement historique, Charlemagne se serait rendu en Orient et en aurait ramené, plusieurs siècles avant saint Louis, diverses reliques parmi lesquelles on mentionne tout ou partie de la couronne d’épines. On attribuait aussi à Charlemagne la création de la pairie, une institution bien réelle, qui ne remonte pas à l’empereur mais fut véritablement inventée à l’imitation du compagnonnage des douze pairs dans les chansons de geste. Ici, la fiction façonne le réel ! Tous ces récits tendent à légitimer l’existence du royaume de France en l’enracinant dans le sacré.
Mais nos chansons de geste sont également fondatrices en un sens à la fois plus profond et plus diffus : elles ont participé à la naissance du sentiment national français. L’Histoire événementielle prétend faire remonter ce sentiment à telle ou telle bataille (généralement Bouvines) ou à l’impulsion de tel ou tel grand personnage (par exemple Jeanne d’Arc). Je ne veux pas dire que cette vision des choses soit entièrement fausse, mais elle me semble un peu naïve. Les batailles et les grands hommes peuvent déplacer des frontières, modifier des situations politiques, mais ils n’ont pas le pouvoir, à eux seuls, d’inventer des sentiments nouveaux ni de les répandre dans les cœurs. Je croirais plus volontiers que le sentiment national s’est forgé lentement au fil des siècles, et que le mythe et la littérature jouèrent en cela un rôle important. Lorsqu’à l’aube du douzième siècle, un poète dont nous ne saurons jamais rien nous a peint Roland, évoquant le souvenir de douce France à l’heure de mourir, il nous a donné le premier exemple d’amour de la France dont l’écriture nous ait conservé la trace.
la population française est de plus en plus coupée de son Histoire et de sa culture, avec un désir de rupture manifeste dans la transmission par l’école républicaine et les gros médias, le retour que vous proposez, aux sources littéraires médiévales, est-il susceptible de rendre à la France la restitution et l’amour de ses origines et de ses ancêtres?
J’écris par amour pour les chansons de geste, et pour m’acquitter de la dette que j’estime avoir, moi qui ai pris tant de plaisir à les lire, envers tous ceux, célèbres ou anonymes, qui nous les ont léguées. Si mes travaux peuvent inciter certains de mes compatriotes à redécouvrir ce patrimoine, j’en serai très heureux. Nos ancêtres ont versé dans leur mythologie une part de leur âme, que nous pouvons retrouver dans toute sa fraîcheur si nous prenons la peine de lire ces textes. Mais c’est une expérience qui ne peut être qu’individuelle : la culture est une quête personnelle et généralement solitaire.
Du reste, je ne voudrais pas que cette redécouverte soit guidée par des motifs uniquement politiques ou identitaires. Nos épopées méritent d’être lues avant tout parce qu’elles sont de grandes œuvres littéraires, dignes de notre admiration pour leur beauté et leur profondeur de sens, et encore capable de nourrir nos esprits comme de faire vibrer nos cœurs.
D’ailleurs, le fait que nous soyons les héritiers des chansons de geste n’en fait pas notre propriété. L’Histoire a démontré qu’une mythologie peut voyager de par le monde, et même survivre au peuple et à la civilisation qui l’ont vu naître : les grands mythes ont une dimension universelle. La matière de France, au Moyen Âge et à la Renaissance, fut très populaire dans toute l’Europe, et tout particulièrement en Italie. Le preux Roland a vécu quelques-unes de ses plus belles aventures sous la plume de l’Arioste ! En fin de compte, les livres appartiennent à ceux qui les lisent, les héros à ceux qui les aiment, et les légendes à ceux qui les font vivre.
Ces chansons de geste ont été, la plupart du temps, écrites bien après la disparition de leurs héros. Le Charlemagne historique (et même mythologique aussi) a combattu au nom de l’Eglise contre les sarrasins en France et en Espagne. Mais tout-au-long du Moyen-âge les Sarrasins ont été perçus, selon les témoignages historiques constants, comme les grands ennemis de la chrétienté. L’avancée permanente de l’islam depuis le VIIè siècle, qui ne cesse de s’étendre au dépends du christianisme, a suscité les croisades (XIè, XIIè, XIIIè, XVè siècle…) pour tenter d’y mettre un frein, sans toutefois parvenir à l’arrêter. Expliquez-moi comment comprendre la chanson de geste des Enfances de Charlemagne, dont une bonne partie se déroule en Espagne sous domination musulmane ? Ceci alors que Charlemagne s’était mis, selon cette légende, au service d’un roi sarrasin, avec ce que cela comporte d’engagement dans la mentalité médiévale. Cela nous apparaît comme une contradiction même si, tout au long de cette chanson de geste, jamais Charlemagne ne trahit sa fidélité au Christ, bien au contraire.
Là où vous voyez une contradiction, je parlerais de complexité. Les chansons de geste ne sont pas des textes simplistes, où s’entrechoqueraient, sans trêve, sans nuance et sans possibilité de rapprochement, deux blocs antagonistes constitués de gentils chrétiens et de méchants sarrasins. Une épopée digne de ce nom ne saurait être mesquine : déjà, Homère savait représenter d’admirables héros troyens.
Historiquement parlant, les relations entre chrétiens et musulmans ne furent pas toujours marquées du seul sceau de l’hostilité. Même durant les croisades, il y eut des périodes de paix. Des rapports d’estime et d’amitié furent possibles. Quant à Charlemagne – le Charlemagne de l’Histoire –, il établit des relations diplomatiques avec le calife de Bagdad, Haroun al-Rachid, qui lui fit notamment cadeau d’un éléphant blanc, le fameux Abul-Abbas.
En somme, le réel est complexe, et la littérature épique reflète dans une certaine mesure, selon les codes qui lui sont propres, cette complexité. Il arrive que nos chansons de geste mettent en scène des sarrasins courageux, estimables, voire sympathiques. Certains d’entre eux s’attachent aux héros francs par des liens d’affection et de loyauté. Si j’en juge par la popularité et la vaste diffusion qu’eut cette légende, l’idée que Charlemagne ait été conduit par les circonstances à passer quelques années aux services d’un roi sarrasin ne choquait nullement nos ancêtres. Dans Les Enfances de Charlemagne, comme dans Berthe au grand pied, La Chanson de Roland et beaucoup d’autres chansons de geste, les personnages véritablement détestables ne sont pas les sarrasins, mais les traîtres : Rainfroy, Margiste, Ganelon…
Vous êtes passé à TV Liberté, à Radio Courtoisie, vous écrivez des articles dans des revues spécialisées, vous avez créé un site littéraire et des sites littéraires parlent de vos œuvres, je suppose que vous n’allez pas rester en si bon chemin. Doit-on surveiller la parution de la suite des Enfances de Charlemagne ?
J’aimerais en effet poursuivre la tâche que je me suis fixée : faire revivre, non pas toutes les chansons de geste, car mes forces n’y suffiraient pas, mais au moins les plus belles légendes, ou celles qui me touchent le plus, parmi les chansons de la Geste du Roi. J’ai donc entrepris l’écriture d’un troisième livre, consacré à la jeunesse du personnage de Roland, le neveu de Charlemagne. Mais en viendrai-je à bout, et quand ? Il est trop tôt pour le dire.
Fin.
emiliedefresne@medias-presse.info
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