De l’Action française à la France Libre, de La Grande Peur des bien-pensants aux Grands Cimetières sous la lune, itinéraire d’un écrivain réfractaire aux folies de son siècle.
[ci-dessus : timbre dessiné et gravé par Jacques Gauthier, 1978]
Le 20 février 1888, naît à Paris Louis Émile Clément Georges Bernanos. Son père, tapissier-décorateur, appartient à cet artisanat parisien volontiers frondeur qui a été communard puis boulangiste. Très tôt, Émile Bernanos transmet à son fils son idéal catholique et royaliste, son goût pour la littérature et son amour de la liberté. Le jeune Bernanos dont l’adolescence fut occupée par la lecture de Balzac et de Barbey d’Aurevilly, rêve d’aventures, de conspirations et de chouanneries. Il rejoint les camelots du roi dès leur création en 1908. Ces jeunes gens fougueux et intrépides constituent les troupes de choc de l’Action française.
On a du mal aujourd’hui — au regard de son évolution postérieure — à imaginer ce qu’est le dynamisme du mouvement néo-royaliste à cette époque. Avec une puissante argumentation, Charles Maurras rallie à la cause royale bon nombre d'intellectuels venus des milieux politiques les plus divers. Mais il n’en reste pas à la théorie comme tant de contre-révolutionnaires au XIXe siècle, et joint à sa démonstration une stratégie du coup de force. Celle-ci séduit une jeunesse étudiante qui a déjà délaissé l’introspection stérile pour le goût de l’action sous l’influence de Barrès et de Bergson.
Rompant avec les préjugés conservateurs de sa famille politique, l’AF patronne le Cercle Proudhon, lieu de rencontre entre royalistes passionnés par la question sociale, comme Georges Valois et Henri Lagrange, et théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, comme Georges Sorel et Édouard Berth. La jeune Action française vise à recréer contre la démocratie bourgeoise l’alliance de 1848 entre étudiants et ouvriers, à faire la révolution pour le roi. « Gavroche 1909 est royaliste ! » — s’exclame un jour Léon Daudet, le grand orateur royaliste invité à prendre la parole à une réunion de la CGT.
Séduit par un tel bouillonnement d’intelligence et d’action, Bernanos rejoint donc les camelots du Roi avec toute la vigueur de ses vingt ans. De manifestations à la Sorbonne en séjour au quartier politique de la Santé, il milite passionnément. Comme le notera Jean de Fabrègues, il rassemble autour de lui, « toute une série de garçons à panache, mousquetaires ou condottieri du XXe siècle ». Ces derniers s’intitulent eux-mêmes « les hommes de guerre ». Et Henri Massis de dépeindre la « rude et saine camaraderie des combats au Quartier latin où, maîtres du boulevard Saint-Michel, on allait la fleur à la bouche, la matraque au poing, suivi par les femmes et les camarades éblouis ».
Le jeune Bernanos rêve d’aventures, de conspirations et de chouanneries
Mais le coup de force annoncé par Maurras tarde à venir. En 1913, Bernanos et ses compagnons s’engagent dans les préparatifs d’une tentative de restauration monarchique au Portugal. « Un roi est partout un roi, l’ordre chrétien partout l’ordre chrétien, l’aventure partout l’aventure » — s’expliquera-t-il. Mais l’aventure n’est pas du goût des chefs de l’AF qui font comparaître les “hommes de guerre” devant le conseil de discipline du mouvement. Bernanos est contraint d’abandonner son projet ; une certaine désillusion point alors en lui. Une époque se termine. Le romancier devra attendre la débâcle de 1940 pour voir réaliser son vieux rêve de coup de force face aux opportunistes par un colonel promu général de brigade à titre provisoire : de Gaulle !
En 1914, Bernanos, qui avait été réformé, s’engage au 6e régiment de Dragons. Nostalgique de Rocroi et de Fontenoy, il est furieux de participer à une guerre de masse, mais refuse de se soustraire au destin tragique de sa génération qu'il évoquera dans Les Enfants humiliés, son journal des années 1939-40. Après 4 ans passés dans la boue des tranchées, Bernanos retrouve un monde méconnaissable. Presque tous les camelots du roi sont morts au combat. L'Action française, jadis révolutionnaire, adopte une stratégie politique électoraliste et une ligne sociale conservatrice. Bernanos envoie sa lettre de démission à Maurras en 1919.
Dès lors, il consacre son temps à nourrir sa famille — il s’est marié en 1917 — comme commis dans une compagnie d’assurance et à l’écriture de son premier roman : Sous le soleil de Satan. Dès sa publication en mars 1926, Léon Daudet salue ce livre ténébreux et mystique né des angoisses de la guerre. « On se demandait : Quel sera le romancier de l’après-guerre ? — écrit-il — eh bien le voilà ! ». Hanté par le dogme sublime de la communion des saints, le tragique mystère du salut et l’affrontement entre le désespoir et la grâce, le Soleil contient déjà tous les thèmes d’une œuvre qui s’épanouira avec Journal d’un curé de campagne (1936), Nouvelle histoire de Mouchette (1937) et les Dialogues des Carmélites (posthume, 1949).
C’est également en 1926 que survient la condamnation de l’Action française par le Vatican pour cause de naturalisme politique. Les catholiques sont contraints de s’éloigner du mouvement royaliste ou d’endurer les persécutions du clergé. Catholique, éloigné de l’AF depuis plusieurs années, Bernanos n’hésite pas à risquer sa fraîche notoriété d’écrivain pour soutenir publiquement par de nombreux articles ses anciens amis face à la condamnation pontificale. Si elle peut paraître paradoxale au premier abord, cette attitude n’en est pas moins logique. En tant que royaliste, Bernanos n’admet pas que le Saint-Siège s’immisce dans les affaires politiques de la France ; il se trouve ainsi dans la droite ligne du gallicanisme politique des Capétiens. Aussi et surtout, en tant que catholique, il considère la condamnation comme un second Ralliement, une nouvelle étape dans l’adhésion opportuniste du christianisme au monde moderne ; il se situe là dans la tradition catholique anticléricale de Bloy, de Huysmans et de Barbey d’Aurevilly.
Au cours de ces années, Bernanos prend parfois la parole dans des réunions publiques de l’Action française. Il y fait la rencontre de jeunes maurrassiens passionnés par son œuvre, parmi lesquels Jean de Fabrègues, Jean-Pierre Maxence et Thierry Maulnier. Ces garçons animeront le courant de la Jeune Droite parmi les jeunes intellectuels que Jean-Paul Loubet del Bayle nommera les “non-conformistes des années 30”. Début 1930, il soutient le lancement de leur revue Réaction qui se propose « d’inviter la droite à se retrouver elle-même au-delà d’un nationalisme étroit par un retour aux sources spirituelles et une exigence rigoureuse de justice sociale ». Entre autres contributions, Bernanos publie un « Message aux jeunes Français » dans le premier numéro de la revue.
En 1931, paraît le premier écrit de combat de Bernanos, La Grande Peur des bien-pensants, dédié à son camarade de faculté Maxence de Colleville « en mémoire des grands rêves de notre jeunesse que la vie a humiliés mais que nos fils vengeront peut-être demain ». Ce livre est autant un appel à la jeunesse qu’une biographie romancée du pamphlétaire Édouard Drumont. Sa conclusion flamboyante constitue un manifeste pour Bernanos et la Jeune Droite qui renouvellent de manière critique la pensée de Charles Maurras. S’ils considèrent que « la part impérissable de son œuvre — la critique de l’erreur démocratique — appartient déjà au patrimoine national » (Nous autres, Français), ils pensent également que celle-ci se trouve dépassée sur bon nombre de points du fait de l’évolution de la société. La distinction maurrassienne entre “pays légal” et “pays réel” est devenue obsolète pour eux.
L’œuvre de Bernanos devient un appel à l’insurrection des hommes libres
Avec la Jeune Droite, Bernanos dénonce une véritable crise de civilisation, un monde où l’homme est peu à peu standardisé, soumis à l’argent dans les démocraties, à l’État dans les dictatures, à la technique et à l’administration partout. L’œuvre de Bernanos devient dès lors un appel à l’insurrection des hommes libres, de la conclusion de La Grande Peur des bien-pensants aux conférences des années 1946-1947 réunies dans La Liberté pour quoi faire ? Sa foi dans la cause royale reste la même. Il rêva toute sa vie d’une nouvelle alliance du roi et du peuple contre les féodalités capitalistes : « Un roi — écrira-t-il en 1944 alors que certains croiront l’avoir vu définitivement tourner la page de sa jeunesse monarchiste — n’est pour moi que le premier serviteur du peuple, le protecteur naturel du peuple contre les puissantes oligarchies — hier les féodaux, à présent les trusts — il est le droit du peuple incarné, le droit et l’honneur du peuple ».
Une conception héroïque et poétique de la monarchie
À partir de novembre 1931, Bernanos participe au Figaro qu’il aimerait transformer en centre intellectuel d’un royalisme rénové, ralliant la jeunesse et les princes et prenant la place d’une Action française vieillie. Parallèlement, la conscience de la crise totale de civilisation, une conception plus héroïque et poétique que rationnelle de la monarchie, le mépris pour les conservateurs l’éloignent peu à peu de la stricte orthodoxie maurrassienne des années trente. À ces divergences doctrinales s’ajoute la question religieuse ; profondément croyant, le romancier ne peut en définitive accepter l’Église de l’ordre, un catholicisme vidé de substance chrétienne. Les différends qui opposent en 1932 Maurras à François Coty, directeur du Figaro, suscitent une polémique entre les rédacteurs et l’écrivain — d’abord courtoise puis très violente. La rupture est définitive. Les hommes de l'AF ne parleront plus du dissident, lui ne se lassera en revanche jamais de leur reprocher ce qu’il estime être leurs erreurs et leurs trahisons. Mais la direction du Figaro s’oppose finalement aux projets de Bernanos pour le journal. Il démissionne et, désargenté, s’exile avec sa famille à Majorque à la fin de l’année 1934.
Là, l’écrivain assiste aux prémices et à l’éclatement de la guerre civile espagnole. « J'ai vécu en Espagne une période pré-révolutionnaire, se rappellera-t-il. Je l’ai vécue avec une poignée de jeunes phalangistes, pleins d’honneur et de courage dont je n’approuvais pas tout le programme mais qu’animait ainsi que leur noble chef un violent sentiment de justice sociale ». Ainsi retrouve-t-il chez les phalangistes — dont son fils Yves fait partie — la passion de sa jeunesse. Lorsque l’insurrection éclate, il l’accueille donc favorablement. Mais rapidement, l'élan révolutionnaire retombe, Bernanos voit les militaires prendre le mouvement en main, les cadres phalangistes être débordés par l'arrivé massive des recrues issues des milieux conservateurs et démocrates-chrétiens.
Ce sont eux qui ont changé. je ne les reconnais plus
Surtout, il assiste à la répression sanglante et massive exercée par les nationalistes. Pour un chrétien, élevé dans le souvenir de l’horreur de la Terreur jacobine et de la répression de la Commune, cette situation ne peut que susciter l’indignation. Il refuse de voir les hommes se réclamer des mêmes valeurs que lui les corrompre en se livrant au massacre baptisé croisade et béni par l’Épiscopat.
Les Grands cimetières sous la lune, écrit à son retour en France en 1937 et publié en 1938, exprime cette colère et cette révolte. Ce livre est interprété comme une trahison par les gens de droite, comme un ralliement par ceux de gauche — probablement à défaut d’avoir été lu. Pourtant, Bernanos n’y renie rien, il affirme agir par fidélité à lui-même : « J’ai donc le droit de rire aux nez des étourdis qui m’accuseraient d’avoir changé — s’exclame-t-il. Ce sont eux qui ont changé. Je ne les reconnais plus ». Et à ceux qui voudraient en faire un compagnon de route, il rétorquera furieusement : « Le fait d’avoir écrit Les Grands cimetières sous la lune et dit ce que je pensais de la terreur blanche à Majorque, n’autorise évidemment pas les communistes à me taper sur le ventre comme si nous avions violé ensemble les sœurs de Barcelone, ou fait ensemble nos petits besoins dans les ciboires ».
La France libre comme nouvelle chevalerie
Mais derrière l’horreur des charniers espagnols, le romancier entrevoit la barbarie dans laquelle va glisser l’Europe quelques années plus tard. Lorsque surviennent les accords de Munich, Bernanos voit ses vues confirmées. Écœuré, il s’est exilé au Brésil où il écrit Nous autres, Français (1938) et Scandale de la vérité (1939) pour dénoncer l’esprit de concession des élites françaises. En 1940, c’est à Pirapora, petite commune perdue dans l’immense sertão brésilien, qu’il apprend l’écrasement de la France. Il considère l’armistice comme le dernier acte de La Grande Peur des bien-pensants et condamne sans appel le prétendu réalisme et le masochisme national de Vichy. Enivré par l’appel du 18 Juin retransmis par la radio brésilienne, le romancier choisit Londres contre Vichy, la politique contre la morale. Il voit dans la France Libre la nouvelle chevalerie qu’il appelait de ses vœux en quelques pages splendides du Journal d’un Curé de campagne.
Bernanos participe à l’élaboration d’une mystique de la résistance
Son âge et son handicap dû à un grave accident de moto l’empêchent de rejoindre de Gaulle mais deux de ses fils — Yves et Michel — s'engagent dans les Forces françaises navales libres. Tout au long de la guerre, par ses messages radiophoniques et ses textes rassemblés dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, Bernanos participe à l’élaboration d’une mystique de la Résistance. Pour lui, ces combattants prennent place dans la cohorte des défenseurs de l’honneur français, qu’ils soient petits-fils de chouans ou petits-fils de communards, car, comme Péguy, il croit en la continuité de l’Histoire de France.
Lorsque Bernanos rentre en France en juillet 1945, la révolution attendue dans le prolongement de la Résistance a pris le visage odieux d’une épuration sanglante qui frappe les seconds couteaux aux mains sales et lave la conscience des notables vichystes. Le calme revenu, la mesquinerie ordinaire reprend ses droits. Les nouveaux bien-pensants croient Bernanos rallié à leur cause. L’Académie française lui ouvre ses portes, on lui propose la Légion d’honneur et certains s'imaginent même le voir entrer au gouvernement. Mais le romancier n’a pas varié. Il est resté ce vieil et pur camelot du roi auquel, nota Pierre Boutang, on n’arracha jamais un mot de reniement en faveur de la démocratie. En 1947, après une conférence à la Sorbonne, le romancier le redit clairement à des journalistes américains qui voient en lui le bon apôtre d’une humanité pacifiée : « Mais je n’ai pas changé ! C’est la démocratie qui nous a assassinés ! Les totalitarismes sont les fils de la démocratie ! J’emmerde la démocratie ! »
Bernanos, que Roger Nimier rencontre à cette époque la comme il le racontera dans Le Grand d’Espagne, mène alors une ultime charge. Reprenant les visions prophétiques énoncées dans La France contre les robots dès 1944, il dénonce dans ses articles et ses conférences la civilisation des machines et le futur empire économique universel. Installé en Tunisie, il trouve l’énergie de composer Les Dialogues des carmélites, son testament spirituel. Gravement malade, il est rapatrié en France à l’hôpital américain de Neuilly. En rendant son dernier souffle le 5 juillet 1948, il a ce mot étonnant : « À nous deux maintenant ! »
Cinquante ans ont passé. Quelques universitaires se sont, depuis, employés à l’embaumer. Ces vieux messieurs qui ne supportent pas les paradoxes et aiment l’ordre des bibliothèques ont voulu le ranger soigneusement dans la leur, entre Claudel et Mauriac. Ils ont tenté de créer un Bernanos à leur image : inoffensif et modéré. Malgré cette imposture, l'œuvre bernanosienne reste toujours vivante pour les esprits libres qui la lisent. Elle résonne comme un cri dans le silence, elle brûle comme une torche dans les ténèbres de notre temps.
Xavier Perez, Immédiatement n°7, 1998.
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