De nouvelles hypothèses sur la mort du philosophe juif-allemand : a-t-il été assassiné sur ordre de Staline ?
26 septembre 1940 : Walter Benjamin, philosophe et critique littéraire, Juif de nationalité allemande, pris au piège dans la France de Vichy, réussit a obtenir à Marseille un visa pour les États-Unis. Mais le groupe de réfugiés, auquel il se joint à Port Bou, sur la frontière espagnole, trouve la frontière fermée. Pendant la nuit, après avoir écrit une lettre à son ami Théodore Adorno, Benjamin absorbe un poison qui lui ôte la vie.
Stephen Schwartz, journaliste et historien américain du communisme, vient d'affirmer, ces jours-ci, que Walter Benjamin a fort probablement été assassiné sur ordre de Staline. Schwartz a pu réfuter le témoignage de Henny Gurland, la femme, qui, à l'époque, accompagnait le philosophe et avait affirmé que celui-ci s'était suicidé parce qu'on lui avait refusé l'entrée sur le territoire espagnol. D'après Schwartz, Staline aurait ordonné l'assassinat de Benjamin parce que le philosophe, qui avait été l'un de ses principaux fidèles, était devenu anti-communiste depuis le Pacte germano-soviétique de 1939, pacte scellant l'alliance entre l'Union Soviétique et l'Allemagne nationale-socialiste. La solution à ce mystère se serait trouvée dans le manuscrit que le philosophe avait transporté d'Allemagne en France et s'apprêtait à emmener avec lui en Espagne puis aux États-Unis. Ce manuscrit a mystérieusement disparu.
Des lunettes sur le nez, l'automne au cœur
Par-delà toutes les hypothèses plus ou moins sérieuses ou fantaisistes que l'on émet à son sujet, Walter Benjamin reste un personnage d'une grande importance historique. « L'intellectuel est un homme avec des lunettes sur le nez et l'automne au cœur » : plus que tout autre citation, cette phrase nous aide à comprendre le drame humain de ce grand protagoniste du débat culturel du siècle qui vient de s'écouler.
Né à Berlin en 1892, il a étudié la philosophie d'abord à l'université de sa ville natale, puis à Munich et à Berne. Walter Benjamin a commencé à jouir d'une certaine notoriété en collaborant aux principales feuilles littéraires d'Allemagne. Il termine ses études et obtient son diplôme en 1918, mais n'obtint aucune chaire et dut se contenter de la position de précepteur libre, malgré qu'il ait présenté aux autorités universitaires un texte, considéré aujourd'hui comme un chef-d'œuvre : « Le drame dans le baroque allemand ».
Un “marxisme” contrebalancé par des études sur la mystique juive
Son intarissable inquiétude existentielle l'a poussé, depuis sa jeunesse, à voyager à travers toute l'Europe, avec de longs séjours à Paris, sa ville de prédilection, tout en s'immergeant dans une recherche du point de convergence entre le messianisme juif et l'internationalisme prolétarien, entre le sionisme et le communisme. En 1926, il pense adhérer au parti communiste allemand, mais, finalement, ne se décide jamais, encore moins après la prise de pouvoir par Hitler en 1933-34. L'histoire de son amour pour Asja Lacis, à la suite de sa séparation d'avec sa femme Dora Pollak, a contribué, tout comme son amitié avec Brecht, Bloch, Lukacs et Adorno, à le rapprocher du communisme. Cependant son amitié avec Gershom Scholem, principal exposant de la mystique juive, a contrebalancé l'influence du marxisme, infléchissant sa pensée dans un sens plus religieux. Mais à l'élément religieux de la pensée de Benjamin s'opposait une préoccupation toute différente : l'avancée des fascismes, qui semblait irrésistible et qui le poussait vers le communisme. Benjamin, dans le fond, est resté à mi-chemin entre Moscou et Jérusalem, entre la philosophie marxiste et la mystique juive. Comme Kafka — à qui il consacrera en 1934 un essai devenu célèbre — Benjamin pensait, de manière obsédante, à la nécessité d'apprendre l'hébreu moderne et à la possibilité de se réfugier en Palestine, où il espérait enseigner les littératures française et allemande. Sa voie personnelle le conduisit continuellement à se rapprocher du sionisme et du judaïsme orthodoxe ; il s'en est rapproché toute sa vie, mais ne l'a jamais atteint, sans nul doute à cause de sa mort prématurée.
Après l'avènement du national-socialisme en Allemagne, Benjamin a renforcé sa propre tendance au nomadisme, en s'installant d'abord à Paris, puis à Ibiza, puis, ensuite, au Danemark, où il fut l'hôte de Bertold Brecht. Ses œuvres fondamentales sont : Pour une critique de la violence (1921), La tâche du traducteur (1923), Les affinités électives chez Goethe (1925), Origines du drame allemand (1928), Karl Kraus (1931), L'œuvre d'art à l'époque de la reproductibilité technique (1936).
Un poison donné par Arthur Koestler
En 1938, il apprend que son frère Georg, opposant au nazisme, est mort à Mauthausen, après quatre années de détention. En septembre 1939, les troupes nationales-socialistes allemandes envahissent la Pologne, ce qui déclenche la seconde guerre mondiale. Benjamin, comme bon nombre d'autres réfugiés, est arrêté par les autorités françaises de la IIIe République et interné dans un “camp de rassemblement”, où il restera deux mois, avant d'être libéré grâce à l'intervention de quelques amis. Décidé à traverser la frontière espagnole, Benjamin transportait avec lui du poison qui lui avait été donné par son ami Arthur Koestler à Marseille. Il pensait en faire usage au cas où il serait tombé aux mains de la Gestapo. Mais quand à Port Bou, les gardes civils espagnols ferment la frontière et interdisent aux réfugiés de la franchir et menacent de les refouler en France, ses nerfs craquent. Pendant la nuit, il met fin à ses jours. Du moins probablement. Il avait 48 ans. Après la guerre, son ami Théodore Adorno, philosophe et musicologue de réputation mondiale, fera connaître au grand public l'œuvre de Benjamin, exactement comme Max Brod l'avait fait pour Kafka.
Une pensée où coexistent deux filons
Dans la pensée de Walter Benjamin coexistaient deux filons : le filon religieux et le filon politique ; il y avait donc son intérêt pour la mystique juive et son attirance pour la philosophie marxiste. Le grand philosophe et critique littéraire ne fut toutefois pas un juif orthodoxe, comme il ne fut jamais non plus un véritable militant communiste. Dans sa pensée, ces deux références alternent continuellement sans jamais, pourtant, donner vie à une réelle fusion, comme ce fut le cas dans l'œuvre de son ami Ernst Bloch, pour qui la religion juive nourrit le messianisme marxiste. Bloch a “immanentisé” le judaïsme (et le christianisme), en en faisant des tentatives eschatologiques de dépassement de l'injustice sur terre ; ce sont ces veines religieuses qui enrichissent l'aspect messianique bien présent dans la pensée de Marx. Benjamin a commencé par se fermer à la religion, pas ne pas dépasser un stade simplement mystique et pour relier celui-ci à une perspective messianique. Le marxisme, il ne s'en sert que pour nier la réalité présente, plus que pour proposer une réelle alternative politique. En même temps, sans se décider à s'installer à Jérusalem, il demeure fasciné par l'expérience sioniste en Palestine, suscitant, à ce propos, la colère de son ami Bertolt Brecht, qui l'accuse de soutenir un “fascisme juif”.
Dix-huit aphorismes sur la philosophie de l'histoire
Benjamin, déjà bien avant le pacte Ribbentrop/Molotov, ne voyait plus Moscou comme une véritable alternative à Jérusalem. Le communisme n'avait de valeur, pour lui, que comme force anti-capitaliste et anti-nazie, non pas comme une force politique autonome. Témoignage de son hérésie idéologique, qui le faisait souffrir : les 18 aphorismes de ses “thèses sur une philosophie de l'histoire”, où il prend son inspiration dans le tableau Angelus Novus de Paul Klee et attaque le mythe du progrès, dont les origines résident dans la pensée des Lumières, et qui imprègne aussi le marxisme. Benjamin ne croit pas au Progrès qui s'est substitué, dans la conscience des hommes, à la Providence divine. Le progrès est une idolâtrie qui illusionne les hommes, désormais éloignés de la vérité parce qu'éloignés de la perspective religieuse. Par ce refus du mythe fondateur de la modernité se clôt la parabole humaine et la trajectoire intellectuelle de ce grand homme de culture, partagé entre sa fascination pour la lutte politique et sa fidélité, non orthodoxe, à la foi de ses pères.
Martino Mora, Nouvelles de Synergies Européennes n°55-56, 2002.
(article paru dans La Padania, 18 juillet 2001)
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