vendredi 13 mai 2022

Walter Benjamin a démonté le mythe du “Progrès”

  

De nouvelles hypothèses sur la mort du philosophe juif-allemand : a-t-il été assassiné sur ordre de Staline ?

26 septembre 1940 : Walter Benjamin, philo­so­­phe et critique littéraire, Juif de nationalité al­le­mande, pris au piège dans la France de Vi­chy, réussit a obtenir à Marseille un visa pour les États-Unis. Mais le groupe de réfugiés, au­quel il se joint à Port Bou, sur la fron­tière es­pa­gnole, trouve la frontière fermée. Pen­dant la nuit, après avoir écrit une lettre à son ami Théo­do­re Adorno, Benjamin absorbe un poison qui lui ôte la vie.

Stephen Schwartz, journaliste et historien a­mé­ricain du communisme, vient d'affirmer, ces jours-ci, que Wal­ter Benjamin a fort proba­ble­ment été assassiné sur ordre de Staline. Schwartz a pu réfuter le témoi­gnage de Henny Gur­land, la femme, qui, à l'époque, accompa­gnait le philosophe et avait affirmé que ce­lui-ci s'était suicidé parce qu'on lui avait refusé l'en­trée sur le territoire espagnol. D'après Schwartz, Sta­line aurait ordonné l'assassinat de Benjamin par­ce que le philosophe, qui avait été l'un de ses prin­ci­paux fidèles, était devenu anti-communiste depuis le Pacte germano-so­vié­tique de 1939, pacte scellant l'al­liance entre l'Union Soviétique et l'Allemagne na­tio­nale-so­­cialiste. La solution à ce mystère se serait trou­vée dans le manuscrit que le philosophe a­vait transporté d'Allemagne en France et s'ap­prêtait à em­mener avec lui en Espagne puis aux États-Unis. Ce manuscrit a mystérieu­se­ment disparu.

Des lunettes sur le nez, l'automne au cœur

Par-delà toutes les hypothèses plus ou moins sé­rieu­ses ou fantaisistes que l'on émet à son su­jet, Walter Benjamin reste un personnage d'une grande impor­tance historique. « L'intel­lec­tuel est un homme avec des lunettes sur le nez et l'automne au cœur » : plus que tout au­tre citation, cette phrase nous aide à com­pren­dre le drame humain de ce grand prota­go­niste du débat culturel du siècle qui vient de s'é­cou­ler.

Né à Berlin en 1892, il a étudié la philosophie d'a­bord à l'université de sa ville natale, puis à Munich et à Berne. Walter Benjamin a com­men­cé à jouir d'u­ne certaine notoriété en col­la­borant aux prin­ci­pales feuilles littéraires d'Al­le­magne. Il termine ses études et obtient son di­plôme en 1918, mais n'obtint au­cune chaire et dut se contenter de la position de précep­teur libre, malgré qu'il ait présenté aux auto­ri­­tés universitaires un texte, considéré aujour­d'hui com­me un chef-d'œuvre : « Le drame dans le baro­que allemand ».

Un “marxisme” contrebalancé par des études sur la mystique juive

Son intarissable inquiétude existentielle l'a pous­sé, depuis sa jeunesse, à voyager à tra­vers toute l'Euro­pe, avec de longs séjours à Pa­ris, sa ville de prédi­lection, tout en s'immer­geant dans une recherche du point de con­ver­gence entre le messianisme juif et l'internatio­nalisme prolétarien, entre le sionisme et le com­munisme. En 1926, il pense adhérer au par­ti com­muniste allemand, mais, finalement, ne se déci­de jamais, encore moins après la prise de pouvoir par Hitler en 1933-34. L'his­toire de son amour pour Asja Lacis, à la suite de sa séparation d'avec sa fem­me Dora Pollak, a contribué, tout comme son amitié avec Brecht, Bloch, Lukacs et Adorno, à le rap­pro­cher du communisme. Cependant son amitié avec Gershom Scholem, principal exposant de la mystique juive, a contrebalancé l'influence du marxisme, in­flé­chissant sa pensée dans un sens plus religieux. Mais à l'élément religieux de la pensée de Benjamin s'op­posait une pré­occupation toute différente : l'avancée des fas­cis­mes, qui semblait irrésistible et qui le pous­­sait vers le communisme. Benjamin, dans le fond, est resté à mi-chemin entre Moscou et Jé­ru­salem, entre la philosophie marxiste et la my­stique juive. Comme Kafka — à qui il con­sa­crera en 1934 un essai devenu célèbre — Ben­­jamin pensait, de ma­nière obsédante, à la né­cessité d'apprendre l'hé­breu moderne et à la possibilité de se réfugier en Pa­lestine, où il es­pérait enseigner les littératures fran­çaise et al­le­mande. Sa voie personnelle le conduisit con­ti­nuellement à se rapprocher du sionisme et du ju­daïsme orthodoxe ; il s'en est rapproché tou­te sa vie, mais ne l'a jamais atteint, sans nul doute à cau­se de sa mort prématurée.

Après l'avènement du national-socialisme en Al­lema­gne, Benjamin a renforcé sa propre ten­dance au no­madisme, en s'installant d'abord à Paris, puis à Ibi­za, puis, ensuite, au Dane­mark, où il fut l'hôte de Ber­told Brecht. Ses œu­vres fondamentales sont : Pour une criti­que de la violence (1921), La tâ­che du tra­duc­teur (1923), Les affinités électives chez Goethe (1925), Origines du drame alle­mand (1928), Karl Kraus (1931), L'œu­vre d'art à l'époque de la reproductibilité tech­nique (1936).

Un poison donné par Arthur Koestler

En 1938, il apprend que son frère Georg, op­po­sant au nazisme, est mort à Mauthausen, a­près quatre an­nées de détention. En septem­bre 1939, les trou­pes nationales-socialistes al­le­mandes envahis­sent la Pologne, ce qui dé­clen­che la seconde guerre mon­dia­le. Benjamin, comme bon nombre d'autres réfugiés, est ar­rê­té par les autorités françaises de la IIIe Ré­pu­­blique et interné dans un “camp de rassem­ble­ment”, où il restera deux mois, avant d'être libéré grâ­ce à l'intervention de quelques amis. Décidé à tra­verser la frontière espagnole, Ben­jamin transpor­tait avec lui du poison qui lui a­vait été donné par son ami Arthur Koestler à Mar­seille. Il pensait en faire usage au cas où il serait tombé aux mains de la Ge­stapo. Mais quand à Port Bou, les gardes civils espa­gnols fer­ment la frontière et interdisent aux réfugiés de la franchir et menacent de les refouler en Fran­ce, ses nerfs craquent. Pendant la nuit, il met fin à ses jours. Du moins probablement. Il avait 48 ans. A­près la guerre, son ami Théo­do­re Adorno, philosophe et musicologue de répu­ta­tion mondiale, fera con­naî­tre au grand public l'œuvre de Benjamin, exacte­ment comme Max Brod l'avait fait pour Kafka.

Une pensée où coexistent deux filons

Dans la pensée de Walter Benjamin coexis­taient deux filons : le filon religieux et le filon po­litique ; il y avait donc son intérêt pour la mystique juive et son attirance pour la philo­so­phie marxiste. Le grand phi­losophe et critique littéraire ne fut toutefois pas un juif orthodoxe, comme il ne fut jamais non plus un véritable mi­litant communiste. Dans sa pensée, ces deux références alternent continuellement sans ja­mais, pourtant, donner vie à une réelle fu­sion, com­me ce fut le cas dans l'œuvre de son ami Ernst Bloch, pour qui la religion juive nourrit le messia­nisme marxiste. Bloch a “im­manentisé” le judaïsme (et le christianisme), en en faisant des tentatives es­chatologiques de dépassement de l'injustice sur ter­re ; ce sont ces veines religieuses qui enrichissent l'as­­pect messianique bien présent dans la pen­sée de Marx. Benjamin a commencé par se fer­mer à la reli­gion, pas ne pas dépasser un sta­de simplement my­stique et pour relier ce­lui-ci à une perspective mes­sianique. Le mar­xis­me, il ne s'en sert que pour nier la réalité présente, plus que pour proposer une réel­le al­ternative politique. En même temps, sans se décider à s'installer à Jéru­salem, il demeure fasciné par l'expérience sioniste en Palestine, suscitant, à ce propos, la colère de son ami Bertolt Brecht, qui l'accuse de soutenir un “fas­cisme juif”.

Dix-huit aphorismes sur la philosophie de l'histoire

Benjamin, déjà bien avant le pacte Rib­ben­trop/Mo­lotov, ne voyait plus Moscou comme une véritable al­­ternative à Jérusalem. Le com­mu­nisme n'avait de valeur, pour lui, que com­me force anti-capitaliste et anti-nazie, non pas comme une force politique auto­no­me. Témoi­gna­ge de son hérésie idéologique, qui le faisait souffrir : les 18 aphorismes de ses “thè­­ses sur une philosophie de l'histoire”, où il prend son inspiration dans le tableau Angelus Novus de Paul Klee et attaque le mythe du pro­grès, dont les origines résident dans la pen­sée des Lumières, et qui imprègne aussi le marxisme. Benjamin ne croit pas au Progrès qui s'est substitué, dans la cons­cien­ce des hom­mes, à la Providence divine. Le progrès est une idolâtrie qui illusionne les hommes, dé­sor­mais éloignés de la vérité parce qu'éloi­gnés de la per­spective religieuse. Par ce refus du mythe fonda­teur de la modernité se clôt la pa­rabole humaine et la trajectoire intellectuelle de ce grand homme de cul­ture, partagé entre sa fascination pour la lutte po­litique et sa fi­délité, non orthodoxe, à la foi de ses pè­res.

Martino MoraNouvelles de Synergies Européennes n°55-56, 2002.

(article paru dans La Padania, 18 juillet 2001)

http://www.archiveseroe.eu/lettres-c18386849/16

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